Quelles sont les institutions décisives de la démocratie européenne et leur rôle dans le processus législatif officiel ?
Les institutions européennes les plus importantes sont la
Commission européenne, le
Parlement européen et le
Conseil des ministres ; mais il y aussi a un grand nombre d’organismes qui ont de grands pouvoirs dans des domaines comme la sécurité alimentaire, l’autorisation des médicaments et des produits chimiques. Le Parlement européen a gagné de nouveaux pouvoirs significatifs avec les changements de traités les plus récents, mais il y a encore des domaines où son rôle est limité : dans l’ensemble, il lui manque les pouvoirs de contrôle que les parlements nationaux ont sur leurs gouvernements respectifs. La Commission continue à avoir un immense pouvoir, en grande partie parce qu’elle seule possède le pouvoir d’initiative sur les nouvelles législations. Si les
lobbies visent chacune de ces institutions, la Commission reste la cible privilégiée.
La Commission européenne
Des 15000 à 30000
lobbyistes à Bruxelles, on estime que les deux-tiers représentent des intérêts industriels. Ils surpassent par leur nombre et leurs moyens financiers les autres groupes de pression -comme les ONG et les syndicats- sur pratiquement chaque sujet. Les dépenses de l’industrie pour le
lobbying à Bruxelles dépassent de loin un milliard d’euros par an -et probablement bien plus (des universitaires ont estimé la dépense totale du
lobbying à Bruxelles à trois milliards d’euros par an). Les capacités financières de ces
lobbies de l’industrie leur permettent de faire pression de façon efficace à chaque étape du processus de décision de l’Europe : ils influencent la réflexion d’ensemble des preneurs de décision les plus importants sur les sujets de société cruciaux. La
Table ronde européenne des industriels, par exemple, agit ainsi depuis les années 80, avec des projets phares comme le
Marché commun ou la promotion de la compétitivité internationale comme premier objectif de l’Europe. Beaucoup de
lobbies s’insèrent dans le processus quand la Commission européenne établit un groupe consultatif (« groupe expert ») pour développer la première ébauche d’une nouvelle législation. Se mettre en rapport avec ces groupes est le premier obstacle à franchir. Un très grand nombre de groupes d’experts de la Commission sont dominés par des
lobbyistes de l’industrie. Ce qui a été un obstacle presque infranchissable pour les groupes qui travaillaient sur la régulation des banques durant les années précédant la crise financière.
« L’industrie du lobbying dépasse 3 milliards d’euros par an à Bruxelles »
Le lobbying est-il devenu une industrie à part entière ?
Une recherche universitaire publiée l’année dernière a montré qu’il y a 2715 bureaux d’acteurs du
lobby industriel à Bruxelles, en comptant certains très spécialisés comme les fabricants de bougies ou de refroidisseurs d’eau. En plus des groupes de
lobbies industriels et des bureaux d’environ 500 grandes sociétés commerciales, il y a aussi des centaines de boîtes de consultants et de conseillers juridiques qui offrent leur service de
lobbying. Celles-ci ne travaillent pratiquement que pour des clients de l’industrie et leurs tarifs sont très élevés.
Leurs recommandations s’accordent-elles toujours avec la rationalité néolibérale ?
José Manuel Durão Barroso, actuel président de la Commission européenne (depuis novembre 2004)
Il y a parfois des entreprises et des groupes de lobbies qui sont contre la dérégulation ou l’ouverture du marché parce qu’ils représentent des secteurs vulnérables à la compétition internationale. Mais ça reste l’exception. Néolibéralisme et dérégulation sont des termes complexes : la politique qui vient de Bruxelles est centrée autour de la marchandisation des sociétés, mais cela se réalise à travers une complexité de règlements (régulations) qui transfèrent tous les droits aux entreprises. Ces régulations sont souvent établies suivant les désirs des grandes entreprises car elles sont le résultat de leur
lobbying. Ironie de l’histoire : les grandes entreprises sont souvent financées pour partie par l’UE, via notamment les budgets de financement de la recherche.
L’industrie du lobbying procède-t-elle différemment à Bruxelles et Washington ?
On prétend souvent que l’Europe est fondamentalement différente des États-Unis, mais, même s’il y a des différences, il y a beaucoup de ressemblances troublantes dans la façon dont les décisions sont prises dans ces deux capitales. Le nombre de
lobbyistes professionnels et les dépenses engagées dans le
lobbying sont comparables à Bruxelles et à Washington ; un nombre important des grandes agences de
consulting sont actives dans les deux villes et mettent en place des tactiques similaires dans les deux cités. Si les campagnes politiques sont moins dépendantes de l’argent en Europe qu’aux États-Unis, le pouvoir qu’exerce le monde des affaires sur les décisions européennes continue de s’accroître de manière désastreuse.
« Le pouvoir qu’exerce le monde des affaires sur les décisions européennes continue de s’accroître de manière désastreuse »
Les lobbies sont-ils utiles aux décideurs politiques ?
Oui, de plusieurs façons. Premièrement, la Commission européenne et le Parlement européen dépendent largement de l’apport des
lobbyistes dans la phase préparatoire à la prise de décision, notamment parce que les règlements européens sont souvent très techniques et qu’il n’existe pas d’expertise indépendante disponible. Deuxièmement, pour la Commission européenne, une proche collaboration avec les
lobbyistes permet également de faire des propositions qui sont déjà approuvées par de puissants intérêts économiques. Ensuite, l’industrie fait pression sur les gouvernements nationaux pour qu’ils appuient, à la Commission, les propositions pour lesquelles ils ont déjà fait pression à une étape anticipée. C’est une des raisons pour lesquelles lors de ces dix dernières années, la Commission a développé une coopération très proche avec les
lobbies d’entreprises.
Tout dépend donc de celui qui possède le pouvoir d’expertise ?
Attention : le
lobbying n’a pas pour but de fournir de l’expertise, c’est une analyse irréaliste et dangereuse. Les contributions qui viennent de l’industrie via les
lobbies ne sont pas des expertises neutres, mais le reflet de leurs intérêts commerciaux. Leur capacité d’expertise consiste plutôt à savoir comment fonctionne le processus éminemment complexe de prise de décision dans l’UE. Cette connaissance est quelque chose que les
lobbyistes développent au fil des ans et que leurs clients sont prêts à payer très cher.
« Les contributions qui viennent de l’industrie ne sont pas des expertises neutres, mais le reflet de leurs intérêts commerciaux »
Les activités des lobbies sont-elles réglementées ?
Aucune loi n’encadre le
lobbying dans les institutions européennes. Le premier essai pour le réglementer date de 2005, quand le Commissaire
Siim Kallas a lancé l’idée d’un
Registre européen de la transparence. Mais l’opposition des
lobbies commerciaux et celle de la Commission ont fait capoter le projet : seul un registre volontaire a été ouvert en 2008. Pourtant le Parlement européen est favorable à un registre obligatoire avec des renseignements complets sur les activités des
lobbies : un processus de révision a d’ailleurs commencé ! Mais la Commission est toujours aussi opiniâtrement opposée à l’idée de déclarations obligatoires. Pour une raison très simple : si la Commission aborde de façon critique l’influence excessive des
lobbies, elle admet de fait qu’il existe un problème dans le processus décisionnel.
L’hémicycle du Parlement européen
Les lobbyistes n’ont-ils finalement pas plus de pouvoir que les députés européens, pourtant censés incarner et défendre les choix du peuple souverain ?
Le nombre de dossiers où des
lobbyistes parviennent à imposer leurs vues au détriment de l’intérêt général et de l’environnement mène effectivement à cette conclusion. Mais les députés européens ont assez de pouvoir pour se dresser contre leur influence s’ils le voulaient vraiment ; le problème est qu’ils ne perçoivent pas le besoin de le faire.
En dernier ressort, ce sont les décideurs politiques qui échouent à contenir l’influence du monde des affaires qui sont responsables de cette situation. Le problème va même plus loin : un nombre conséquent de parlementaires européens pensent que leur tâche consiste à faciliter les relations entre le monde des affaires et les institutions européennes, par exemple en proposant des amendements écrits directement par des
lobbyistes.
« Un nombre conséquent de parlementaires européens pensent que leur tâche consiste à faciliter les relations entre le monde des affaires et les institutions européennes »
L’écriture des lois est-elle devenue un business comme un autre ?
Oui. Toutes les grandes entreprises ont compris depuis longtemps que dépenser de l’argent dans le
lobbying était un investissement très lucratif : écrire les lois et règlements européens procure de formidables bénéfices, ce qui explique le boom financier du
lobbying. Tout un secteur florissant de consultants,
think tanks ou cabinets d’avocat s’est développé à Bruxelles pour soutenir les grandes compagnies industrielles. Les consultants font du
lobbying, les avocats écrivent des amendements, les
think tanks organisent des conférences : ainsi s’organise concrètement la mainmise du grand capital sur les instances dirigeantes de l’UE.
Avez-vous décelé une influence tangible des lobbies dans la rédaction du dernier traité européen (TSCG) ?
Concernant le traité fiscal, qui nous condamne tous à l’austérité et empêche la mise en place de politiques publiques progressistes, les groupes de pression industriels n’ont pas vraiment eu besoin de faire pression pour que le texte corresponde à leurs intérêts. Les gouvernements européens qui l’ont signé, la Commission européenne et la majorité des parlementaires partagent en effet l’idéologie néolibérale, ce qui rend la situation plutôt confortable pour les
lobbies.
« Écrire les lois et les règlements européens procure de formidables bénéfices »
La distinction entre les rôles politique et économique que se partagent les membres de l’oligarchie semble finalement fictive : pouvez-vous nous parler du phénomène des « revolving doors » ?
Les «
revolving doors » (portes tournantes), est le principal canal permettant aux
lobbies industriels de maîtriser les politiques publiques européennes : les
lobbies et les grandes firmes recrutent leurs agents d’influence parmi les Commissaires européens et les officiels de l’UE. Quand l’actuelle Commission (
Barroso-2) prit ses fonctions en 2010, 13 Commissaires furent remplacés ; plus de la moitié intégrèrent directement le monde des affaires en tant que
lobbyistes. Ce fut l’occasion d’un scandale médiatique, mais la Commission répondit qu’elle ne voyait pas où était le problème. Il fallut plus d’un an pour qu’ils se décident à introduire quelques changement mineurs dans le code de conduite appliqué aux Commissaires.
Il y a aussi un problème majeur de conflits d’intérêts avec tous les officiels de la Commission qui
pantouflent un jour ou l’autre dans le privé. Une investigation a été lancée sur ce sujet par le médiateur européen ; mais la Commission s’oppose à toute régulation concernant les «
revolving doors » car ses liens avec le monde des affaires sont trop étroits.
« Lobbying » est-il devenu un euphémisme pour corruption ?
Arguments
Le phénomène des «
revolving doors » indique effectivement que l’industrie du
lobbying fonctionne dans la zone grise de la corruption politique. Est-ce que tel contrat pour un nouveau job fût négocié pendant que le Commissaire était toujours en fonction ? Cette négociation a-t-elle influencé ses décisions ? Ce nouveau job était-il une récompense pour de bons et loyaux services rendus à l’entreprise en tant que membre de la Commission ? Ces risques sont réels. Aussi longtemps que la carrière idéale pour un Commissaire consiste à occuper par la suite un poste important dans le secteur privé, il n’y a aucune chance pour que la Commission défende l’intérêt public.
« L’Union Européenne est devenue un outil pour promouvoir la domination du néolibéralisme sur les sociétés européennes»
La prolifération des lobbies n’est-elle pas due à l’absence de véritable espace public européen ?
Oui, la domination de l’industrie du
lobbying est rendue possible par l’absence d’un authentique débat
paneuropéen alimenté par un examen réel de la prise de décision européenne d’une part, par l’absence du haut-degré d’engagement civique requis pour la création de contre-pouvoirs européens dans la société civile d’autre part. Quand le pouvoir politique a été transféré à Bruxelles, le monde des affaires s’est tout de suite engouffré dans la brèche et a pris une avance définitive sur les ONG, qui ne compenseront de toute façon jamais ce déficit de débat public européen authentique.
Dans sa forme actuelle, l’Union Européenne n’est-elle pas qu’une plateforme politique artificielle dévouée à la domination politique de l’oligarchie néolibérale et à l’écoulement de ses intérêts matériels ?
Ce n’est peut-être pas aussi extrême que cela, mais le fait est que, par bien des aspects, l’Union Européenne est devenue un outil pour promouvoir la domination du néolibéralisme sur les sociétés européennes. Cette situation est intimement liée à la prévalence du marché dans la construction initiale du projet conduite par le président
Jacques Delors, avec l’appui des grandes transnationales réunies dans la Table ronde des industriels. Ces prémisses néolibérales ont ensuite été consolidées traité après traité. Or, il est maintenant clair que ce modèle ne profite qu’à une partie très limitée de la société, alors même que des millions de gens considèrent aujourd’hui qu’il contrarie violemment leurs aspirations à vivre une vie décente, avec des emplois de qualité, une protection sociale efficace et une réelle préservation de l’environnement. Le néolibéralisme est incapable de faire face à la catastrophe écologique : il en est la cause.
« Le néolibéralisme est incapable de faire face à la catastrophe écologique : il en est la cause »
Pouvez-vous nous parler du travail qu’accomplit votre association (CEO) ?
CEO a beaucoup grandi depuis ses débuts ; à l’origine nous n’étions qu’une bande de potes qui nous réunissions dans les cafés d’Amsterdam. Aujourd’hui, nous avons un bureau à Bruxelles avec un groupe d’une quinzaine de chercheurs et d’activistes : nous pouvons donc suivre un grand nombre de dossiers en même temps. Mais nous restons bien évidemment trop petits pour accomplir le moindre changement significatif dans les institutions européennes par nous-mêmes : cela n’aura lieu que si un grand nombre d’organisations militantes décide de s’attaquer frontalement au pouvoir du monde des affaires.
Comment expliquez-vous le silence médiatique qui entoure les questions cruciales sur lesquelles vous travaillez ?
Le silence des médias reste un problème, mais les choses évoluent lentement. Il est moins tabou aujourd’hui de s’intéresser aux aspects controversés de l’UE, tels que la capture du processus de décision par les
lobbies. C’est sans doute dû aux divers scandales qui ont éclaté récemment, concernant notamment le pantouflage des Commissaires ou le scandale du «
cash-contre-amendements » en 2011. Le temps où toute critique à l’encontre du fonctionnement de l’UE vous renvoyait automatiquement dans le camp des parias « eurosceptiques » se résorbe doucement.
« Le temps où toute critique à l’encontre du fonctionnement de l’UE vous renvoyait automatiquement dans le camp des parias « eurosceptiques » se résorbe doucement »
Quel accès reste-t-il aux citoyens pour peser sur les décisions de l’UE ?
2013 a été déclarée « année des citoyens » par l’UE ; mais c’est malheureusement plus un slogan superficiel destiné à polir l’image de la Commission qu’une politique de démocratisation réelle des institutions. Si les citoyens sont largement ignorés de l’UE, il reste néanmoins quelques exceptions positives, avec le cas de
l’ACTA (législation sur Internet) par exemple. Ce traité a été écrit derrière des portes closes dans l’intérêt des grandes multinationales. Mais les combattants de la liberté sur Internet ont néanmoins réussi à mobiliser un si grand nombre de citoyens contre le texte que le Parlement a fini par le rejeter. Or, ça restera une exception : seule une démocratisation de tous les niveaux du pouvoir européen (international, national, régional etc.) pourra réellement rendre le pouvoir aux citoyens face aux
business men.
Que pensez-vous des élections européennes qui arrivent en juin 2014 ?
Manifestation contre le projet ACTA
Concernant ces élections, il est crucial que les débats électoraux sortent des cadres nationaux pour porter sur les politiques publiques européennes et sur le rôle que jouent réellement les partis européens. Le Parlement européen doit être tenu responsable de la crise des politiques néolibérales, de l’évasion fiscale à grande échelle, de la dérégulation bancaire etc. Il faut dresser un bilan minutieux des décisions du Parlement et une critique informée de ceux qui ont frayé avec les
lobbies et les ont épaulés dans leur projet de dérégulation acharnée.
Vivons-nous finalement une sorte de totalitarisme voilé ?
Non, ce serait excessif de le prétendre ; mais il est indiscutable que l’Europe est en train de perdre rapidement tous ses aspects démocratiques. Cette situation s’aggrave de jour en jour. On peut par exemple se référer à la série de lois sur la « nouvelle gouvernance économique » qui ont été adoptées en un temps record. Décrite comme une « révolution silencieuse » par Barroso, le président de la Commission, le
Six-Pack et le nouveau
Two-Pack donnent à la Commission de nouveaux pouvoirs exorbitants pour contrôler la dette des États et intervenir dans les budgets nationaux. Cela signifie que le pouvoir de l’ERT et des autres
lobbies du monde des affaires augmente. La réponse européenne à la crise va comme un gant aux intérêts des grands groupes : les nouveaux pouvoirs attribués à la Commission vont permettre une refonte de toutes nos sociétés dans le sens réclamé par le monde des affaires pendant des années.
Mais les peuples ne sont pas prêts à accepter ces sacrifices imposés sans consultation démocratique, il commence à y avoir des signes évidents.
Les Indignés ou Occupy en sont les symptômes. De nombreux syndicats et autres groupes d’activistes se mettent en mouvement pour défendre l’État-providence. Ce sont de ces forces -et des alliances paneuropéennes entre elles- que peut venir la pression susceptible de faire émerger une autre Europe.
(Interview traduite de l’anglais)