Cet article est le deuxième des trois volets d’une enquête consacrée à l’impact sur la santé publique des activités industrielles de la zone de Lacq, dans les Pyrénées Atlantiques (voir le premier volet ici). Cet article est réalisé en partenariat avec le magazine Hesamag. Photos : © James Keogh pour Basta !
Nous sommes en août 2012. Comme souvent, depuis une dizaine d’années, Thibaut Moncade passe d’un pas alerte les portes de sécurité de la plateforme industrielle de Lacq, à quelques encablures de Pau. Employé par une petite entreprise de terrassement, il s’installe aux commandes de sa pelle mécanique. Remblayer un monticule par ici, aplanir le terrain à côté. Autour de lui, le ballet des ouvriers a débuté : ils déplacent des camions de terre et viennent larguer leurs gravats à quelques mètres. Soudain, nauséeux et en sueur, le pelliste se sent mal. Il descend de son engin, se dirige vers la sortie, passe devant ce tas de terre, dont l’odeur est décidément insupportable. Tandis qu’il est pris de violents haut-le-cœur, une certitude s’installe en lui et ne le quittera plus : il a été empoisonné pendant des années.
Surnommée le « Texas béarnais », la plateforme de Lacq, exploitée par la compagnie pétrolière Total, a fait travailler près de 8000 personnes pour extraire jusqu’à 33 millions de m3 de gaz par jour. A l’époque, les impératifs environnementaux étaient inexistants. « Quand on avait de l’huile sur les mains, on les nettoyait avec du toluène[un solvant à base d’hydrocarbure très toxique pour l’être humain], se souvient Patrick Mauboulès, secrétaire CGT de la filiale de Total TEPF et membre de l’association environnementale Sepanso. En chargeant et déchargeant les wagons sur la plateforme de Lacq, il arrivait qu’on renverse des produits sur le sol. Des fois du styrène, des fois du benzène, ou des boues d’hydrocarbures... »
Métaux lourds, cancérigènes, mutagènes et reprotoxiques
Désormais, les gisements sont quasiment épuisés. Le soufre qui sort des derniers puits est utilisé par certaines industries chimiques pour fabriquer des engrais, des produits pharmaceutiques, cosmétiques ou phytosanitaires. L’heure est à la remise en état et à la dépollution du site. C’est à ces diverses tâches que l’ouvrier trentenaire s’est attelé depuis dix ans, employé par l’entreprise Marsol, l’un des nombreux sous-traitants qui interviennent sur le site pour le compte de Total exploration production France (TEPF), la filiale de Total qui exploitait le gisement de gaz.
Thibaut Moncade a été licencié pour inaptitude en 2015, et a depuis épuisé ses droits au chômage. Il cherche un emploi et vit grâce au salaire de sa femme, enseignante. Comment en est-il arrivé là depuis ce jour d’août 2012 où il s’est senti malade ? Assis à la table de son salon, le béarnais s’anime à l’évocation de ces souvenirs. « Vous avez déjà eu une intoxication alimentaire ? », illustre-t-il. « Plusieurs années après, si on vous met le même plat sous le nez, cela vous donne envie de vomir. Là, pareil. Ça a fait tilt dans ma tête : c’était cette odeur qui me retournait le ventre depuis des mois. »
Le pelliste apprécie alors son travail qui consiste le plus souvent à solidifier des boues de forage issues des puits de gaz disséminés dans la région. Pourtant, voilà des mois qu’il a perdu l’appétit, accompagné de maux de tête, de nausées, de diarrhées et de brûlures d’estomac. Loin de soupçonner ses conditions de travail, il a d’abord pensé à une longue gastro-entérite. Lorsqu’on l’envoie en mars 2012 sur le chantier d’un autre client, ses symptômes disparaissent.
« Je me demande comment j’ai pu me faire avoir à ce point »
A son retour à Lacq début août, il fait enfin le lien entre ce tas de terre et ses symptômes. Quelques jours plus tôt, il a suivi une formation à la sécurité avant de commencer ce nouveau chantier sur la plateforme. Pour la première fois en dix ans, on lui explique que le sol de la plateforme de Lacq est chargée de métaux lourds et de pléthores d’autres produits cancérigènes, mutagènes et reprotoxiques (CMR). Surtout, on lui dit que travailler au contact de ces polluants nécessite de porter une tenue d’astronaute. Autant de combinaisons, masques, bottes et gants dont il n’a jamais vu la couleur. Sur chaque chantier, lui et ses collègues ne sont vêtus que d’un casque et d’un bleu de travail.
Lorsqu’il sort de cette formation, l’heure est encore à l’insouciance. « Honnêtement, je n’étais pas plus outré que cela. » Son employeur sait ce qu’il fait, pense-t-il confiant. Et Total, qui fait sous-traiter la dépollution, a la réputation d’être à cheval sur sécurité. « Encore aujourd’hui je me demande comment j’ai pu me faire avoir à ce point. » Son regard, que soulignent deux cernes remplies de fatigue, se pose sur un dossier rouge, gonflé de papiers officiels, d’échanges de mails et de courriers à en-tête. Ils en disent long sur l’énergie que le trentenaire a consacré à l’obtention d’un document attestant de son exposition à des produits dangereux. Un document qu’il n’a toujours pas entre les mains, alors même qu’il aurait dû lui être remis d’office.
Des ouvriers tenus dans l’ignorance
Lorsque Thibaut Moncade intervient avec sa pelle mécanique à Lacq, la reconversion du bassin industriel a commencé. TEPF, la filiale de Total, vend par parcelles ses plateformes gazières à des usines souhaitant s’installer sur ce terreau industriel classé Seveso. Toray Carbon Fibers, une entreprise japonaise spécialisée dans la fabrication de fibres de carbone, s’est positionnée pour acheter 16 hectares de terrain. Avant de laisser la place au nouveau propriétaire, TEPF doit s’acquitter d’une obligation légale : dépolluer le sol souillé après 60 années d’exploitation des puits de gaz. Une flopée d’entreprises sous-traitantes du BTP s’en chargent.
Sur le terrain, une trentaine d’ouvriers, dont Thibaut Moncade, se croisent mais ne se connaissent pas. Ces petites mains excavent la terre sur plusieurs mètres de profondeur à l’emplacement de la future usine Toray, et la stockent en tas à l’air libre. De novembre 2011 à fin février 2012, son équipe creuse des tranchées en bordure du terrain afin de repérer et condamner les réseaux de canalisations. Le mot « dépollution » n’est jamais prononcé pendant ces quatre mois de chantier, mais les ouvriers témoignent de l’odeur écœurante que dégage la terre gorgée d’hydrocarbures, dont les reflets irisés la teintaient de bleu, de jaune, ou de violet.
Suite à sa prise de conscience, le premier réflexe de Thibaut Moncade est de se procurer le plan de prévention du chantier, établi dès qu’une entreprise sous-traitante effectue des travaux sur le site d’une autre société. Chaque entreprise y consigne les risques associés à son activité et les mesures de prévention à mettre en œuvre pour protéger les travailleurs. Mais au début du chantier, le conducteur de travaux se contente de lire aux salariés les risques de sa propre entreprise – accident de la route, éboulement, chute de pierre – et élude la partie concernant les risques associés au site de Lacq. Y figurent pourtant noir sur blanc les risques d’exposition aux hydrocarbures, aux solvants et à des CMR, ainsi que les équipements de protection individuels que les salariés auraient dû porter.
Les employeurs « savaient depuis le début »
A la lecture du document intégral, Thibaut Moncade sent la moutarde lui monter au nez. « Tout le monde savait depuis le début. » Il se tourne vers le docteur Duretz-Camou, son médecin du travail au sein du service local de santé interentreprises. « J’aurai dû avoir des analyses urinaires en début et en fin de chantier de manière à surveiller la présence de ces agents chimiques dans mon corps », dénonce-t-il. Cependant, entre les missions du médecin du travail qui suit les salariés de Marsol, celles du médecin du travail de la filiale de Total et celles des deux employeurs, l’imbroglio d’interlocuteurs transforme souvent le parcours de santé de chaque travailleur sous-traitant en parcours du combattant, confronté à des négligences plus ou moins volontaires. Les examens permettant de contrôler que les salariés sont bien à l’abri d’une contamination par les produits toxiques étaient exceptionnels. « On a eu des prélèvements urinaires une fois et après jamais plus. Je n’ai même pas eu les résultats des examens entre les mains », se souvient un ex-salarié de Marsol, licencié pour inaptitude en 2015 après 33 ans passés dans l’entreprise.
Thibaut Moncade, employé comme pelliste par un sous-traitant de Total, licencié pour inaptitude en 2015, qui mène un combat pour obtenir sa fiche d’exposition à des agents chimiques dangereux que l’entreprise est censée lui remettre. Photos : © James Keogh pour Basta !
Un autre paramètre s’ajoute au dossier médical de l’ouvrier. Une sclérose en plaques lui a été diagnostiquée en 2008, soit six ans après son arrivée sur Lacq. Son médecin du travail ne l’a jamais informé, comme il aurait dû, des produits neurotoxiques présents sur la plateforme. Si à l’heure actuelle, le lien entre cette maladie et l’exposition aux métaux lourds n’est pas établi, cette opacité ne le rassure pas. D’autant que Thibaut Moncade doit relancer à plusieurs reprises le médecin du travail pour que celui-ci précise dans son dossier médical que le salarié ne bénéficiait pas de protection.
L’ancien pelliste en est certain, il est tenu dans l’ignorance. Anxieux, il en parle autour de lui et s’aperçoit qu’il n’est pas le seul à constater un manque de sécurité sur le site. Les plateformes du bassin de Lacq comptent 21 entreprises classées Seveso, pour lesquelles 70 entreprises sous-traitantes interviennent notamment sur les activités dangereuses, comme la dépollution, la maintenance des sites et les opérations de nettoyage industriel. Ces ouvriers évoquent des installations vétustes, des charpentes en acier rongées par la pollution, des vannes de sécurité rouillées, des tuyaux en plastique trop vieux. Lorsqu’ils le peuvent, ils préfèrent travailler ailleurs.
Une justice qui ne protège pas
Ayant épuisé tous les autres recours pour obtenir un document récapitulant les périodes où il a été exposé aux CMR et agents chimiques dangereux, Thibaut Moncade lance une procédure aux prud’hommes. « Si demain j’ai un cancer, ou que dans dix ans la science déclare que la sclérose en plaques vient de tel produit, j’aurai une preuve », explique-t-il, fébrile. Cependant, les juges ne l’entendent pas de cette oreille. Son employeur, Marsol, remporte le procès en première instance, puis en appel.
« Cette décision est totalement incompréhensible », s’étonne Alain Carré, médecin du travail retraité responsable d’une consultation de suivi post-professionnel et vice-président de l’association Santé et médecine du travail (SMT), qui a pris connaissance des conclusions de première instance. « Ce salarié avait droit non seulement à sa fiche d’exposition, mais aussi à son attestation d’exposition aux agents chimiques dangereux, à son attestation d’exposition aux cancérogènes et à sa notice de poste, établie à l’embauche pour prévenir les salariés des risques d’exposition. » Et d’ajouter : « S’il y a maladie professionnelle, l’entreprise est responsable, pour ne pas dire coupable, et cela pèsera sur son budget. De plus, l’employeur peut être condamné pour faute inexcusable, puisque les mesures de protection sont soumises à obligation de résultat. »
Les ordonnances Macron vont rendre invisibles ces pénibilités
La réforme du code du travail en cours en France va balayer ces dispositifs. Les ordonnances voulues par Emmanuel Macron prévoient de faire disparaitre la traçabilité de la pénibilité liée aux agents chimiques dangereux. Trop complexe, selon le gouvernement. Résultat d’une série de modifications du code du travail, ce dernier coup de grâce rendra les expositions professionnelles des salariés invisibles.
De son côté, Thibaut Moncade a déposé son dossier en cours de cassation, sans grand espoir. Il cherche un emploi dans une toute autre branche, conscient qu’aucune entreprise locale de BTP ne lui ouvrira ses portes. Dans ce petit milieu, les entreprises sont à couteaux tirés pour emporter les meilleurs marchés. Les salariés vindicatifs sont persona non grata. On leur préfère des employés qui ne feront pas de vague. Pourtant, une personne a entendu l’ouvrier. Suite à sa visite dans les locaux de Marsol en janvier 2014, Dominique Waeghemacker, contrôleur du travail à Pau, dresse un procès-verbal d’infraction transmis au procureur de la République de Pau. Il constate l’absence de fiche de prévention des expositions, de la notice de poste, et des examens médicaux mesurant l’exposition des salariés.
Trois ans après, en juin 2017, le dossier est classé sans suite. Le parquet a uniquement auditionné le directeur de Marsol. Une enquête bien légère au goût de son avocate, Me Pascale Dubourdieu. « Le parquet aurait pu aller beaucoup plus loin : demander la communication de tous les plans de prévention sur les dix dernières années, interroger les autres salariés, y compris des autres entreprises sous-traitantes. Et surtout, vérifier le contrôle de Total sur le respect des préconisations inscrites sur le plan de prévention. »
« Légalement, on aurait pu mettre en cause Total »
Car la filiale de Total est responsable de la sécurité sur le chantier et doit s’assurer que les équipements de protection étaient portés par les sous-traitants. « Ils ont le pouvoir et l’obligation d’arrêter les travaux dès lorsqu’ils constatent que les mesures de prévention ne sont pas respectées », déclare Gérald Le Corre, inspecteur du travail et syndicaliste. Or sur le chantier en question, le niveau de protection des salariés semble dépendre de la bonne volonté de chaque entreprise sous-traitante.
A bien y regarder, le plan de prévention livre d’autres carences. Le terme « CMR » par exemple, est générique. Il regroupe des centaines de polluants. « Le plan de prévention aurait dû être plus précis et détailler les polluants présents dans la terre », explique Gérald Le Corre. Seule façon de connaître ces éléments chimiques : effectuer des analyses de terre en amont des travaux. « La majeure partie du temps, les analyses étaient faites après le début du chantier, et nous n’avions aucun retour sur les résultats », témoigne un salarié de Marsol.
Le plan de prévention contient-il d’autres vices cachés ? « Celui-ci doit également mentionner l’emplacement des douches mobiles, ainsi que la manière de stocker et d’évacuer les combinaisons imperméables à usage unique, qui deviennent des déchets chimiques », explique Gérald Le Corre. Aucun de ces éléments n’apparaît dans le document. « Je n’ai jamais vu de douche sur un de ces chantiers, d’ailleurs les trois quarts du temps nous n’avions même pas l’eau », confirme un salarié de Marsol. Le donneur d’ordre a donc clairement manqué à ses obligations. « Légalement, on aurait pu mettre en cause Total », avoue l’avocate de Thibaut Moncade, Me Pascale Dubourdieu. « Mais c’était avoir deux feux contre soi. »
A Marsol, un coup de balai et on recommence
Après l’alerte lancée par Thibaut Moncade, deux autres collègues sont tombés malades, sans qu’on puisse dépister l’origine de leur affection. Les ouvriers tiquent. Finalement, Thibaut Moncade avait peut-être raison de se battre… Sept de ses collègues décident à leur tour de demander leur attestation d’exposition devant le conseil des prud’hommes. Au même moment, Marsol commence une longue traversée du désert. Ses contrats avec TEPF ne sont plus renouvelés.
Coïncidence ? Ni le sous-traitant, ni la filiale de Total n’ont souhaité répondre à nos questions. Privée de son principal client, l’activité de Marsol a décliné. Ses salariés sont encore les premières victimes de ce divorce, le payant par des dizaines de jours de chômage technique ou de congés imposés. Plus de la moitié des ouvriers présents à Lacq à l’époque ont quitté l’entreprise. Les deux délégués du personnel, qui se battent pour que la sécurité sur les chantiers soit une priorité, sont sur un siège éjectable. Par trois fois, le directeur de Marsol a tenté de les licencier, sans obtenir l’aval de l’inspection du travail.
« La terre a des couleurs pas très naturelles »
Depuis ce grand ménage au sein du sous-traitant, les affaires ont repris pour Marsol sur la plateforme de Lacq. Une dizaine d’ouvriers, dont plusieurs intérimaires, s’activent depuis septembre sur deux nouveaux chantiers d’excavation de terres polluées. Amers, les anciens ont comme une impression de déjà-vu. Sur l’un des chantiers, le plan de prévention n’a pas été lu. Sur l’autre, le chef d’équipe n’a lu que la fiche Marsol. « Je lui ai dit que je voulais voir l’autre partie », témoigne l’un des ouvriers, qui garde en mémoire le combat de Thibaut Moncade. « Il m’a répondu qu’il ne l’avait pas. »
« La terre a des couleurs pas très naturelles. Si j’étais sûr qu’il y a des terres polluées, je demanderais des combinaisons, des masques journaliers », confie l’un d’eux. Mais « pour l’entreprise, tout ceci a un coût… », ajoute-t-il, comme pour dédouaner son employeur. Une économie réalisée sur le dos de salariés désarmés, dont la santé est mise en danger, sans que la firme ne soit inquiétée. A Lacq, à moins que les pouvoirs publics ne s’en inquiètent, le cocktail combinant précarité, sous-traitance et mise en danger des salariés face au risque chimique semble avoir de beaux jours devant lui.
Elsa Dorey et Ariane Puccini
Le volet de cette enquête a été réalisé en partenariat avec Hesamag, magazine consacré à la santé et à la sécurité au travail et publié e