A l'ombre des patrons en pleurs
"Le catéchisme de l'identité nationale est une fable politique destinée aux modestes et aux humbles."
Thierry Pech in Le temps de riches, 2011, Seuil.
Depuis le 6 mai, elles sont partout. Pas une émission de télé, un débat radio ou un journal sans elles ou leurs relais implorant le gouvernement, sur le ton de l'indignation ou de la menace, de procéder au "choc de compétitivité" dont la France aurait besoin. Qui ? Les pleureuses.
Dernière publication des kadors du CAC40 qui, grisés par l'impopularité du gouvernement chez les CSP+ apeurés par les impôts, la jurisprudence des pigeons et un indécrottable sentiment de supériorité sociale, ne se cachent même plus pour lobbyfier dans l'indécence: la tribune des 98 patrons des "plus grandes entreprises" dans le Journal du dimanche pressant le gouvernement de baisser le prix du travail[1].
Soyons constructifs. Rangeons la batte et restons zen. Réfléchissons avec nos bienfaiteurs concernés par la cohésion salariale et le bien-être collectif aux pistes pour résoudre le drame comptable que traverse notre pays.
Prenons les 3 arguments-chocs de la tribune de nos winners:
"1) Avec une dépense publique record de 56% du PIB, nous sommes arrivés au bout de ce qui est supportable. L'État doit réaliser 60 milliards d'euros d'économies (3 points de PIB) au cours des cinq prochaines années."
Dieu du capital ! Les chiffres sont terribles, sidérants, et coupant court à toute réflexion (c'est fait pour). Il nous faut payer sinon c'est la fin, oui mais la fin de qui exactement? Dans un souci d'efficacité et avant d'avoir à taper dans le portefeuille du travailleur lambda, qui lui ne peut menacer de quitter le pays tel un Christian Clavier véxé, avant de chercher à dépenser moins intéressons-nous à ce que nous pourrions récupérer avec une meilleure gestion comptable. Et dans ce domaine, l'expertise de la Cour des comptes doit théoriquement faire autorité.
En 2010, elle estimait le manque à gagner fiscal a environ 120 milliards d'euros dont:
- 20 à 25 milliards de fraude fiscale (avec entre autres, 7 et 12 de fraude à la TVA. 4,6 milliards de fraude à l’impôt sur les sociétés, 4,3 milliards de fraude sur l’impôt sur le revenu).
- 8 à 14 milliards de fraude aux cotisations sociales (travail au noir pour la plus grande partie)
- et... 80 milliards d’avoirs fiscaux non déclarés en Suisse (et quelque chose me dit que le travailleur français moyen n’y est pas pour grand-chose)
Bref, la première des urgences pour réduire les déficits publics, c'est d'augmenter fissa le nombre de contrôles fiscaux et d’inspecteurs du travail. (Pour le fun on recensera par la suite le nombre de pleureuses signant encore la tribune).
Ci-dessus. Un paradis fiscal.
"2) Pour les entreprises, il faut baisser le coût du travail d'au moins 30 milliards d'euros sur deux ans, en réduisant les cotisations sociales qui pèsent sur les salaires moyens (2 smic et plus). Un transfert financé pour moitié par un relèvement de la TVA de 19,6% à 21% (la moyenne européenne) et l'autre moitié par une baisse des dépenses publiques."
Tiens donc... réduire les cotisations sociales qui "pèsent". Au-delà de l'incroyable créativité de nos patrons consistant à payer moins les salariés et à augmenter le coût de la vie pour tous, et qui explique probablement leurs rémunérations explosant à la hausse en période de crise et pourquoi, parait-il, le monde se les arrache, il s'agit ici de "se payer sur la bête" (l'autre nom de la "compétitivité"). La bête, c’est celui qui se tue au travail. Non satisfaits de ne pas l'augmenter, enlevons-lui du salaire différé (santé, éducation, retraite et autres services qu'on pourra dans un second temps lui refacturer en version privatisée, discount ou premium) en prétendant que "ça pèse" et relevons-lui de 2 points tous les prix à la conso. La faute à un délai de bouclage trop court ? Nos grands patrons n'ont pas inclus à leur tribune la dénonciation des 293 niches fiscales dont bénéficient les grosses entreprises pour échapper à l’impôt (Grosses entreprises du CAC 40 qui au passage sont moins imposées, à hauteur de 8% sur 83 milliards de bénéfices redistribués pour près de la moitié à leurs actionnaires, que les PME imposées à 22%).
"3) Il faut garantir aux entreprises un environnement fiscal favorable et stable en baissant notamment l'impôt sur les sociétés pour le ramener au niveau de nos voisins européens."
Vu que la fiscalité sur les entreprises n'a de cesse de baisser depuis 30 ans avec les formidables contreparties que l'on connait sur l'emploi et ta fiche de paye, quand tu lis "stable" il faut bien sûr comprendre "en exponentielle clémence".
Je passe sur les aides publiques captées en exclusivité par les grosses entreprises qui ne s’embarrassent pas de tribunes poignantes pour licencier juste derrière, on notera tout de même ce souci maladif d'alignement sur "nos voisins européens". Nos grands patrons nous alertent sur un déficit extérieur "en chute libre" alors que les mêmes hurlent à la "débilité mentale" dès qu’on leur esquisse l'hypothèse d'une ébauche de protectionnisme économique. L’environnement économique se cantonnerait à l’Europe ? OK. Donc on s’aligne sur qui exactement ? La Belgique ? La Lituanie ? L’Allemagne sans salaire minimum ? Nul ne le sait, mais j’ai ma petite idée. C'est tout bête (et tu me diras "zut alors, comment qu'on y a pas pensé il y a 20 ans quand on nous a vendu le machin au JT ?"), mais l'harmonisation fiscale et salariale européenne n'aurait jamais dû être un but, propice au dumping intra-communautaire, mais un préalable à toute union économique.
Nul doute que ce jour où nous serons tous bien alignés sur le plus compétitif d'entre-nous, les mêmes pleureuses (ou leurs héritiers) nous publieront une nouvelle tribune sur la nécessité de s'aligner sur d'autres contrées encore plus performantes.
Et à propos, pour le travailleur il n'y a pas plus de "valeur travail" que de "coût du travail" ou d'"esprit d'entreprise": il n'y a que le salaire. Toute autre considération est source d'enfumage.
Nul doute que ce jour où nous serons tous bien alignés sur le plus compétitif d'entre-nous, les mêmes pleureuses (ou leurs héritiers) nous publieront une nouvelle tribune sur la nécessité de s'aligner sur d'autres contrées encore plus performantes.
Et à propos, pour le travailleur il n'y a pas plus de "valeur travail" que de "coût du travail" ou d'"esprit d'entreprise": il n'y a que le salaire. Toute autre considération est source d'enfumage.