vendredi 23 novembre 2012

Sur France 2, une version « candide » du conflit entre Israël et les Palestiniens (Acrimed)

 

par Henri Maler, Julien Salingue, le 23 novembre 2012
Les récents développements du conflit qui oppose l’État d’Israël et le peuple palestinien confrontent les médias, du moins quand ils sont en quête d’une improbable « neutralité », à cette redoutable question : « Comment équilibrer la présentation d’une situation déséquilibrée » ? Le journal de 20 heures de France 2 du lundi 19 novembre 2012 a offert aux téléspectateurs un exemple des travers que produit la recherche de cet impossible équilibre et une confirmation d’une analyse proposée ici même en août 2012.
I. À question candide, réponse stupide ?
Journal de 20 heures de France 2 du lundi 19 novembre 2012. 21 min après l’annonce des titres, David Pujadas invite les téléspectateurs à se pencher sur l’actualité à l’étranger : le conflit qui oppose l’État d’Israël et le gouvernement du Hamas à Gaza. À moins qu’il ne s’agisse, à travers ce dernier, du peuple palestinien vivant à Gaza…
D’abord, des images chaotiques du centre de Gaza bombardé par des tirs de missiles israéliens. Durant les 15 s de diffusion de ces images, on apprend notamment que vingt-trois personnes ont été tuées dans la journée par les bombardements et qu’une enquête a été ouverte par l’armée israélienne à la suite d’une attaque aérienne qui a coûté la vie à onze civils palestiniens le jour précédent. S’ensuivent les annonces successives de la poursuite de tirs de roquettes sur Israël et de l’échec des efforts diplomatiques pour un cessez-le-feu.
Puis vient le moment crucial, déjà annoncé dans les titres, que le prêcheur de la grand-messe du 20 heures lance de la sorte : « Et ce soir nous posons une question sensible et candide, peut-être, mais beaucoup d’entre vous se la posent sans doute : y a-t-il dans ce conflit un agresseur et un agressé ? »


Quand David prend des risques, il s’entoure de tant de précautions… qu’il ne risque rien, si ce n’est le ridicule. Comment une « question sensible » pourrait-elle être « candide » ? Quand il n’est pas certain – « peut-être » – qu’elle ne le soit pas ! Pourquoi poser cette « question sensible » ? Non pas parce qu’elle se pose, mais parce que « beaucoup se la posent sans doute ». Et s’ils ne se la posaient pas ?
Or voici la question : « Y a-t-il dans ce conflit un agresseur et un agressé ? » La suite nous apprend que le conflit en question est strictement circonscrit à la reprise intensive des affrontements armés. Variante : qui a (re)commencé ? Version « sensible » d’une question sensible des cours de récréation ?
Seul un officier supérieur de la rédaction pouvait prendre le risque de répondre à cette question « sensible » : le directeur adjoint de l’information de France 2, Étienne Leenhardt. Ce dernier prend « les faits » à témoin et leur donne la parole.
Voici donc les faits tels qu’ils ont été énoncés par Leenhardt :
« Le 8 novembre dernier, il y a eu à la frontière entre Israël et Gaza un double accrochage entre des soldats israéliens en patrouille et des militants palestiniens qui affirment qu’un enfant de 12 ans a été tué. Un soldat israélien a été blessé. » Les « faits » ont quelque difficulté à s’exprimer… Une « frontière » ? Leenhardt veut sans doute parler de celle que l’État d’Israël a tracée et bétonnée en ne consultant que lui-même. « Un accrochage » ? Sans doute, mais dont on ne connaît pas l’origine. Mais une prise de distance s’impose quand même : entre ce que les « militants palestiniens affirment » (la mort d’un enfant de 12 ans) et ce qui est tenu pour acquis sans qu’il soit nécessaire de « sourcer » (la blessure d’un soldat israélien).
Et Leenhardt de poursuivre : « Deux jours plus tard, le 10 novembre, c’est une patrouille israélienne, toujours le long de la frontière, qui a été prise pour cible par un missile anti-char, et là, deux soldats israéliens ont été sérieusement blessés. Israël a riposté, quatre palestiniens ont été tués. » Quelle a été la nature et l’ampleur de la « riposte » ? Les faits de Leenhardt sont silencieux.

« Ensuite, c’est un engrenage quasi quotidien. Le 11 novembre, soixante-quatre missiles sont tirés depuis Gaza vers les villes du sud d’Israël. Trois jours plus tard, le 14, le chef militaire du Hamas, le parti qui est au pouvoir à Gaza, est tué dans l’explosion de sa voiture, et le lendemain, le 15 novembre, c’est un missile tiré depuis Gaza qui tue trois civils israéliens dans une ville du sud d’Israël. » Les « faits » de Leenhardt sont tronqués, et leur présentation laisse penser que l’enchaînement des attaques et des ripostes traduit une certaine symétrie des responsabilités et un équilibre dans le recours aux armes.
Mais comme il ne s’agissait que de mettre en scène un « engrenage quasi quotidien », on peut « oublier » les quatre jours qui suivent, et de tirer bilan ainsi : « Alors, ce soir, le décompte terrible des victimes fourni par les autorités de chaque camp est de quatre-vingt-seize morts côté palestinien et de trois morts côté israélien, et dans chaque camp on renvoie sur l’adversaire la responsabilité d’avoir tiré le premier. » Au téléspectateur de deviner, sans qu’on ne prenne le risque de lui dire, la disproportion des moyens mis en œuvre de part et d’autre, et de leur macabre efficacité. Et pour pouvoir renvoyer ainsi les « camps » dos à dos, sans rien dire de ce qui les oppose sur le fond, il suffit donc de poser cette question « candide » : « Qui a tiré le premier ? », comme si cela seul importait. Et, dans un beau souci d’équilibre, de ne pas y répondre.
Il revient à Pujadas, après la prestation « candide » de Leenhardt, de conclure : « On comprend que la chronologie ne permet pas de trancher. Chacun garde bien sûr son avis et sa conviction. » De trancher sur quoi ? Sur l’origine des premiers tirs. Les convictions de qui ? Des camps en présence ? Candide, Pujadas est également mystérieux… À moins que, gagné par la lucidité, il n’ait fugitivement tenté de dire que la succession des événements, surtout sur une courte période, ne permet pas d’en comprendre le sens. Mais, même sur ce point, qu’on n’attende pas d’éclaircissement : puisque chacun garde ses convictions, il serait périlleux de les exposer.
Pour comprendre le sens des événements, il aurait fallu les replacer dans leur histoire et leur contexte, et prendre le risque de rompre le fatidique et spécieux équilibre : tenter d’expliquer ce qui s’oppose à une solution politique et pacifique, et rappeler qu’un blocus plonge les Gazaouis dans la misère depuis plus de cinq ans, que des élections législatives vont prochainement se tenir en Israël et qu’un vote doit intervenir à l’Onu sur l’admission de la Palestine comme « État non-membre ». Au lieu de s’enfermer dans la narration événementielle de l’actualité immédiate et de se refuser, au nom d’un pseudo-équilibre et d’une fausse neutralité, à réinscrire les soubresauts de « l’actualité » dans l’histoire de l’occupation et de la colonisation israéliennes.
Mais cette séquence d’un journal de France 2 n’est, somme toute, qu’un exemple particulier d’un travers plus général.

II. Comment équilibrer une situation déséquilibrée ?


Extrait de « Le syndrome de Tom et Jerry », 8 août 2012 :


Parmi les travers majeurs de l’information sur le « conflit israélo-palestinien » : l’injonction permanente à un traitement « équilibré » du conflit.
Les événements du Proche-Orient suscitent en France, pour des raisons politiques, historiques et culturelles que l’on ne pourra pas développer ici, une attention toute particulière. Ils sont générateurs de passions et leur perception est marquée par une lourde charge émotive, ce qui ne manque pas d’avoir des répercussions sur la manière dont les grands médias essaient de les couvrir.
D’où l’injonction au traitement « neutre », que l’on peut parfois assimiler à une forme de censure, voire d’autocensure de la part de certains journalistes et de certaines rédactions : il ne faudrait pas froisser l’un des deux « camps » et, pour ce faire, il s’agit d’adopter une position « équilibrée ».
Or la situation ne s’y prête pas, pour la bonne et simple raison que l’État d’Israël et les Palestiniens ne sont pas dans une situation équivalente. S’il existe bien un « conflit » opposant deux « parties », nul ne doit oublier que ses acteurs sont, d’une part, un État indépendant et souverain, reconnu internationalement, doté d’institutions stables, d’une armée moderne et suréquipée et, de l’autre, un peuple vivant sous occupation et/ou en exil, sans souveraineté et sans institutions réellement stables et autonomes.
Adopter une démarche qui se veut équilibrée conduit donc nécessairement à occulter certains aspects de la réalité, tout simplement parce qu’ils n’ont pas d’équivalent dans l’autre « camp ». C’est ainsi que les grands médias privilégieront les moments de tension visible, en d’autres termes militaires, les « échanges de tirs », les « victimes à déplorer dans les deux camps » ou, dans un cas récent, les « échanges de prisonniers ». Il s’agit de montrer que la souffrance des uns ne va pas sans la souffrance des autres, et que les moments de tension ou d’apaisement sont liés à des décisions ponctuelles prises par l’un ou l’autre des deux « camps », ou par les deux conjointement.
C’est ainsi qu’un tel traitement médiatique occulte presque totalement ce qui est pourtant l’essentiel de la vie quotidienne des Palestiniens et l’un des nœuds du « conflit » : l’occupation civile (colonies) et militaire (armée) des territoires palestiniens. Les camps militaires israéliens et les colonies n’ont pas d’équivalent en Israël, pas plus que les centaines de checkpoints qui morcellent les territoires palestiniens, le mur érigé par Israël, les réquisitions de terres et les expulsions, les campagnes d’arrestations, les attaques menées par les colons, les périodes de couvre-feu, les routes interdites sur critère national, etc.
Une couverture qui se veut « équilibrée » conduit nécessairement, par la recherche permanente d’un contrepoint, d’un contrechamp, d’une équivalence, à passer sous silence des informations pourtant essentielles : c’est ainsi qu’il faut aller consulter la presse israélienne pour savoir, par exemple, que pour la seule année 2010 ce sont pas moins de 9 542 Palestiniens de Cisjordanie qui ont été déférés devant les tribunaux militaires israéliens, avec un taux de condamnation de 99,74 %. Une information des plus parlantes, mais qui n’a pas d’équivalent côté israélien. Elle ne sera donc pas traitée.
Cette couverture biaisée, cette « obsession de la symétrie », au nom d’une prétendue neutralité, conduit donc les grands médias à offrir une image déformée des réalités proche-orientales. Le public est ainsi dépossédé d’une partie pourtant indispensable des éléments de compréhension de la persistance du conflit opposant Israël aux Palestiniens. A fortiori dans la mesure où ce premier biais se double d’un second, tout aussi destructeur pour la qualité de l’information : le « syndrome de Tom et Jerry ».
Tom et Jerry, célèbres personnages de dessins animés, sont en conflit permanent. Ils se courent après, se donnent des coups, construisent des pièges, se tirent parfois dessus et, quand ils semblent se réconcilier, sont en réalité en train d’élaborer de nouveaux subterfuges pour faire souffrir l’adversaire. Le spectateur rit de bon cœur, mais il reste dans l’ignorance : il ne sait pas pourquoi ces deux-là se détestent, on ne lui a jamais expliqué pourquoi Tom et Jerry ne peuvent pas parvenir à une trêve durable, voire une paix définitive.
La comparaison a ses limites, mais il n’est sans doute pas exagéré de considérer que les grands médias, notamment audiovisuels, nous offrent souvent, lorsqu’il s’agit du Proche-Orient, une information digne de Tom et Jerry : « le cycle de la violence a repris » ; « la trêve a été brisée » ; « la tension monte d’un cran » ; « les deux parties haussent le ton » ; etc.
Mais pourquoi ces deux-là se détestent-ils ? Bien souvent, le public n’aura pas de réponse. Il devra se contenter d’une couverture médiatique qui se focalise sur la succession des événements, sans s’interroger sur les causes profondes ou sur les dynamiques à long ou moyen terme. L’information est donc la plupart du temps décontextualisée, dépolitisée, déshistoricisée, quitte à flirter allègrement avec le ridicule.
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Un flirt avec le ridicule que le journal de France 2 du 19 novembre 2012 a poussé jusqu’à l’absurde.
Henri Maler et Julien Salingue (avec un correspondant)