lundi 3 décembre 2012

Apocalypsimmo 18: La contre-politique du logement de David Pujadas (Seb Musset)



Certains mots dans le débat gouvernemental provoquent mécaniquement des tirs de barrage médiatiques.

"Nationalisation" en est un. Dans nos JT, il est souvent précédé d'un "la menace de" comme l'alerte terroriste ou sanitaire.

"Réquisition" en est un autre.

La ministre du Logement, Cécile Duflot, annonçait hier la réquisition de logements vacants avant la fin de l'année. La mesure s'appliquera à trois territoires (les zones les plus tendues) et ne concernera que des bâtiments appartenant à des personnes morales. Il faudra vérifier l'application concrète, mais c'est déjà un signe fort à même de chahuter les certitudes foncières de quelques-uns.


Signe qui n'a pas échappé au journal télévisé de France 2 passant pour l'occasion en Def Con 1, mode : touche pas à ma propriété.

Jeudi à 20h. Pour illustrer l'annonce ministérielle, David Pujadas et sa rédaction proposent un sujet sur "l'enfer des propriétaires" (sic) vivant sous le joug des locataires indélicats (16.50 sur ce lien). Dans un pays qui compte 800.000 très mal logés, 200.000 personnes à la rue, 10 millions touchés par le mal-logement, où plus d'un tiers des 18-30 ans désignent le logement comme l'élément le plus prioritaire dans leur situation personnelle (avant de manger ou trouver un travail), où tu ne peux dégoter un 20m2 à la location sans afficher 6000 euros de salaire, un CDI sur trois générations avec l'ambassadeur du Qatar pour se porter caution: voila un drame de société de la plus haute représentativité.

(Rentabilité à moins de 2 chiffres, confusion dans les trousseaux de clefs, avoir des gueux sur ses terres ? Les drames cachés de cette face méconnue du mal-logement qu'est la multipropriété)

Introducing Laurent, jeune propriétaire qui vient d'acheter "un appartement de 100m2 dans une résidence cossue" de Paris et qui donc, conformément à une enquête récente d'un courtier attestant que les primoaccédants ont quasiment disparu des agences immobilières et que les transactions ne se font plus qu'entre possédants, a vendu son précédent appartement pour acheter le nouveau. Problème: il l'a acheté avec des locataires dedans (un couple et deux enfants). Ces derniers payent leur loyer, mais n'ont pas trouvé un autre toit et ne partiront pas tout de suite. Pire, ils sont protégés par la trêve hivernale. Laurent, lui, doit rendre les clés de son précédent appart, là maintenant.

(Spirit of Augustin Legrand by Nexity)

Proprio et (risque d'être) SDF: Monde de merde, ma brave dame! Bon, Laurent empoche un loyer et, vu qu'il a fait sa transaction dans une ville qui prend du +10% par an, il a dû faire une petite PV pas trop pourrie. Donc, je community-manage mes larmes en mode "Hey ho mollo Calimero !". Mais la rédac' à Pujadas en a décidé autrement (solidarité entre proprios peut-être ?). La séquence émotion démarre sur les chapeaux de roue.

LAURENT LE PROPRIO
- Je suis à la rue avec mes trois filles et ma femme.

Notons que Laurent dispose de quelques aptitudes en marketing: impression de tracts distribués dans le quartier, relooking façon enfant de Don Quichotte et grève de la faim sous la tente Quechua devant le bel immeuble à palmiers, délation auprès des voisins sur le train de vie supposé du locataire "vous vous rendez compte, il roule en A6" et reprise dans de nombreux médias (Le Figaro, Metro, France Infos, France 3, M6) jusqu'au JT de France 2.

Le JT nous lâche au passage son infographie sur ces fourbes locataires qui connaissent sur le bout des doigts une loi complice de leurs forfaits.

(Conformément à la loi sur la présomption d’innocence, le locataire apparaît sans menottes)

Sur que les propriétaires, eux, ne connaissent rien aux subtilités des 312.000 niches disponibles pour défiscaliser, tout en spéculant, dans l'immobilier et ainsi tripler leurs revenus pépères sur le dos des locataires (qui sont probablement aussi ces travailleurs pas assez compétitifs et payés trop chers des autres sujets du JT) en leur refourguant taudis ou placard à chaussures à des tarifs monégasques.

Comme le cas de Laurent à quand même un arrière-gout de nappage chantilly-fraise au grand buffet de l'"enfer", le journaliste sort de sa poche le joker de la vraie galère: une autre propriétaire vivant "un cauchemar" à cause de son locataire.

Changement de décor. Il s'agit ici d'un studio "cassé" par un salopiaud qui n'a pas payé son loyer durant deux ans.

(Commentaire du JT : "Un cauchemar pour la propriétaire démunie"
présenté en situation avec son avocat à 200 euros de l'heure)

Pas la même surface, pas les mêmes clients, pas la même finalité (l'appartement de Laurent est une résidence principale, le studio de madame est une rente): le seul point commun du reportage est la jérémiade de deux propriétaires torturés par leurs locataires, ces riches assistés sans gêne au train de vie indécent (qui pour certains vont jusqu'à vivre la vie de château dans des 8m2 voire plus).

Ce sujet, totalement hors sujet rapporté à la nouvelle qu'il est censé illustrer (la réquisition) est diffusé le lendemain d'un autre reportage "logement" (19.00 sur ce lien) dans le JT de France 2. Oui, la veille David Pujadas proposait de passer le blocage des loyers de Cécile Duflot "au banc d'essai". Un reportage affirmant que "les propriétaires n'ont pas attendu le blocage pour inverser la tendance" (Information démentie par l'observatoire des loyers Clameur : +2.4 % pour les loyers depuis le début de l'année, plus que l'inflation). En conclusion, France 2 y recueillait à nouveau le témoignage d'une bâilleuse parisienne. Rageant de ne pas pouvoir augmenter le loyer (1500 euros pour 80m2 soit "30% en dessous des prix pratiqués"), l'indignée va vendre son appartement.

(Le blocage des loyers. Contreproductif ou sans effet ? Bah, dans le doute, les deux.)

Deux sujets logement sérieusement orientés pro-rente et pro-capital à 24 heures d'intervalle: un déformant la réalité, l'autre surexposant des exceptions alors que l'on compte infiniment plus de mal-logés que de propriétaires abusés: n'y aurait-il pas ici comme dans l'idée de saboter les annonces et les mesures du ministre du Logement ?

Certes, mal-logement et JT s'articulent souvent sur le même paradigme: pleurer sur les situations des démunis (le spectacle des autres) et, lorsqu'un semblant de début de solution radicale est envisagé pour le plus grand nombre, en exposer immédiatement la dangerosité (pour les intérêts du public cible). Il en revanche regrettable qu'on pratique de même sur le service public à la rubrique "information".

Rassurons-nous. La météo sera bientôt suffisamment rude pour que Pujadas lance ses journalistes à la poursuite des marronniers de fin d'année sur les premiers "morts de la rue" (et pas du manque de logement, tu saisis la nuance ?) dans des enquêtes de terrain au bord du périphérique auprès de types de 30 ans qui paraissent 60, sans toit en semi-coma, à qui ils demanderont, déculpabilisés par le sentiment d'accomplir un devoir d'information:

"- Alors vous avez froid ?"