jeudi 6 décembre 2012

Santé au travail : « nous sommes face à une forme de crime organisé » (Le nouvel économiste)

Affaires publiques

Santé au travail : « nous sommes face à une forme de crime organisé »

Du cynisme des industriels à l’inaction des pouvoirs publics, Annie Thébaud-Mony, directrice de recherches au CNRS, dresse un état des lieux sans concession de la santé au travail…
Du cynisme des industriels à l’inaction des pouvoirs publics, Annie Thébaud-Mony, directrice de recherches au CNRS, dresse un état des lieux sans concession de la santé au travail… Moyenâgeuse et cynique. C’est en ces termes qu’Annie Thébaud-Mony qualifie l’attitude de certains industriels vis-à-vis de la santé et de la sécurité des salariés. Attitude qui, selon elle, expliquerait que l’on déplore encore chaque jour en France deux morts par accidents du travail et plus de dix des suites d’une exposition à l’amiante.
Une situation archaïque que cette spécialiste des questions de sécurité au travail dénonce depuis près de 30 ans en parlant non pas de négligence mais d’une authentique forme de “crime organisé” de la part de certains dirigeants qui, depuis longtemps, ont appris à sous-traiter non seulement les risques qu’ils génèrent mais aussi les responsabilités qui les accompagnent.
Face à cette manifestation de “pur cynisme industriel” dont les pouvoirs publics n’ont jusqu’alors pas pris la mesure, Annie Thébaud-Mony entend opposer deux mesures : l’interdiction d’avoir recours à la sous-traitance sur tout site dangereux et l’introduction des notions de crime industriel et de désastre volontaire dans le droit pénal. Seuls moyens, selon elle, d’en finir avec une situation qui persiste à placer l’intérêt économique au-dessus de la préservation de la vie humaine.
Je viens de refuser la Légion d’honneur parce que ce n’est tout simplement pas le type de reconnaissance que j’attends au terme de toutes ces années d’engagement et de recherche scientifique sur les questions de santé au travail et de santé environnementale. Ce que j’attends, c’est que mon travail soit pris en compte et reconnu ; autrement dit, qu’il incite les pouvoirs publics à adopter un certain nombre de dispositions, ne serait-ce que pour faire respecter la loi.
Car pour l’heure, en ce qui concerne la santé et la sécurité, le code du travail n’est pas appliqué. Il pose un certain nombre de principes qui ne sont pas respectés, à commencer par le principal : l’obligation faite depuis plus d’un siècle aux employeurs de garantir la santé de leurs salariés. Cette obligation a pourtant été rappelée à l’occasion du drame de l’amiante en 2002, l’affaire ayant débouché sur une certaine prise de conscience en montrant qu’il existait un réel problème de prévention face à un risque qui, pourtant, était identifié depuis longtemps. En prenant la mesure de cette catastrophe sanitaire, la Cours de cassation a réactivé cette obligation des employeurs d’assurer la santé des salariés au quotidien.
Or je constate chaque jour que, sur ce plan, rien n’a changé. Que nous restons face à une situation d’urgence sanitaire qui n’est absolument pas prise en compte par les politiques. Voilà pourquoi j’ai refusé la décoration qui m’a été proposée. Parce qu’elle aurait dû intervenir au terme de mon travail ; en marquer l’aboutissement. Et comment parler d’aboutissement alors que perdure cette situation d’urgence, que l’on attend encore que des décisions soient prises et des mesures adoptées ? Tant qu’il en sera ainsi, je ne pourrai ni me reposer, ni recevoir une médaille.
Sécurité versus rentabilité
Non seulement il n’y a aucune amélioration mais l’on voit s’installer chez les entreprises un discours fataliste fondé sur l’argument de la crise économique et consistant à dire : vu la situation catastrophique, nous avons d’autres priorités que d’améliorer les conditions de travail. Ce raisonnement prouve que la sécurité des salariés est perçue comme une dépense, non comme un investissement et que, dans un contexte tendu, elle devient une sorte de luxe que les entreprises estiment ne pas avoir les moyens de s’offrir.
Pire, elle est perçue comme une option alors qu’encore une fois, il s’agit d’une obligation. Résultat, ceux qui, comme moi, militent pour une autre gestion des risques sont uniquement perçus comme cherchant à alourdir les charges de l’entreprise. Pourtant on oublie une chose essentielle : c’est que l’assurance maladie – et par conséquent le contribuable – finance la négligence des industriels. Il faut savoir que dans le domaine des pathologies lourdes liées à l’environnement de travail, certains médicaments valent 1 000 euros la dose. Ce qui explique que les maladies professionnelles représentent chaque année des dépenses de plusieurs milliards d’euros.
A défaut de parvenir à se faire entendre sur l’aspect humain de la situation, je n’hésiterai pas à avancer cet argument économique auprès des pouvoirs publics pour dénoncer l’attitude moyenâgeuse de certains industriels pour qui les gains escomptés de certaines réductions de coûts d’exploitation légitiment tout, y compris la mise en danger de la vie d’autrui.
Impunité
Cette situation est d’autant plus révoltante qu’elle s’est jusqu’à maintenant accompagnée d’une impunité totale. Celle-ci vient d’être remise en question il est vrai avec le jugement rendu contre AZF mais il aura fallu une catastrophe exceptionnelle et onze années d’un procès exceptionnel pour y parvenir, alors qu’on dénombre chaque jour en France deux morts par accident du travail, une dizaine des suites d’un cancer lié à l’amiante et, chaque année, des milliers d’autres décès liés au cocktail de cancérogènes et toxiques en tous genres que les travailleurs respirent et, au-delà, les riverains des usines, des centrales nucléaires, des lignes à haute tension, etc.
Pour illustrer la dangerosité de certains lieux de travail, il y a ce cas récent de deux salariés partageant un même bureau sur le site d’une centrale nucléaire et atteints tous deux d’une tumeur au cerveau. Ce type de concordance est fréquent et lorsque l’on commence à enquêter, il n’est pas rare que l’on découvre d’autres cas atteints de la même pathologie, ce qui rend le lien avec l’environnement de travail évident. Comme c’est le cas chez les dockers. Parmi les 130 dockers du port de Nantes – qui manipulent en continu et sans protection les caisses de bois traitées aux pesticides, les bananes traitées au chlore et la ferraille qui dégage de l’oxyde de fer – 35 cas de cancers du rein ont été dénombrés. Je ne vois pas comment, avec une telle proportion, on peut encore parler de hasard.
Travail de lobbying
Pour établir des liens entre environnement de travail et cancers, nous avons mené un travail dit de systématisation face à l’exposition, en nous appuyant sur des données chiffrées. C’est essentiel pour établir ce qu’on appelle des présomptions d’imputabilité permettant au salarié qui développe une pathologie correspondant à une exposition propre à l’entreprise dans laquelle il travaille de la voir instantanément reconnue comme maladie du travail. Notre retard dans ce domaine s’explique par le fait que, pour établir ce type de tableau des maladies professionnelles, il faut un accord entre patronat et syndicat, ce à quoi, en France, un conflit d’intérêts évident nous empêche de parvenir.
Et pour cause : les experts du patronat emploient toute leur énergie à nier l’évidence. Exemple : on n’a toujours pas pu faire inscrire le cancer du larynx dans le tableau des maladies professionnelles alors qu’on le sait directement lié à une exposition à l’amiante et qu’il a été reconnu comme tel par d’autres organisations sanitaires il y a dix ans déjà. Dans ce domaine, nous nous heurtons à un véritable travail de lobbying qui, pour moi, justifie de parler de crime organisé de la part des grands industriels et des experts, doublé d’une situation de non-assistance à personne en danger.
L’amiante
Le traitement de l’amiante, qui est le plus connu des cancérigènes, est révélateur de cet état de fait. Les premiers cas sont identifiés à la fin du XIXe siècle et, dès 1930, les industriels disposent de toutes les données scientifiques attestant de sa dangerosité. Trente ans plus tard, un chercheur américain rend ces données publiques et en 1971 les entreprises du secteur s’organisent pour entreprendre une véritable campagne de désinformation sur les effets sanitaires de l’amiante, le tabac devenant un formidable alibi invoqué pour expliquer les maladies contractées par les salariés et la notion d’“usage sécuritaire” de l’amiante étant avancée pour empêcher une réglementation sévère de son usage, ce qui n’est rien de plus qu’un slogan de propagande industrielle puisqu’il a été établi qu’une fois l’amiante extraite de la mine et réduite en poudre, il n’existait aucune possibilité de limiter sa dangerosité.
Et le déni continue. Pour preuve, cette véritable bataille judiciaire qui, de 1997 à 2012, a opposé mouvements associatifs et pouvoirs publics dans une affaire de déconstruction d’une ancienne usine de transformation d’amiante, à Aulnay-sous-Bois. Tout ce que demandaient les associations, c’était l’application stricte de la réglementation de 1993 sur l’enlèvement d’amiante, à savoir : le confinement total du site durant les travaux afin de limiter la poussière au maximum et donc, les risques de contamination. Pour obtenir qu’il en soit ainsi, autrement dit pour que la loi soit respectée et appliquée, il a fallu plusieurs procédures judiciaires et surtout, il a fallu que la société civile se mobilise. Sans cela, on aurait démonté l’usine sans aucune précaution, ce qui aurait mené à une contamination des populations environnantes.
La sous-traitance du risque
Les secteurs présentant le plus de risques pour la santé des salariés sont connus. Il s’agit de la chimie et du nucléaire, bien sûr, mais aussi du BTP, de la réparation automobile, du travail des métaux, de l’imprimerie et de toutes les formes de maintenance industrielle. Le point commun étant que, dans l’ensemble de ces secteurs, on sous-traite les risques. La situation est simple : les entreprises considèrent que, à partir du moment où une activité est sous-traitée, la gestion des risques qui y est liée ne relève plus de leur responsabilité mais de celle de l’entreprise sous-traitante.
Et c’est là que l’on se heurte à un vide juridique. Le travail étant prescrit aux employés d’une autre entreprise avec laquelle le donneur d’ordres entretient une relation client-fournisseur, cela modifie les relations de travail entre le dirigeant de la première entreprise et les salariés de la seconde et, de ce fait, déplace les responsabilités. A cette situation déjà pernicieuse s’ajoute le fait que, bien évidemment, le sous-traitant en charge de cette activité de maintenance aura obtenu le marché parce qu’il aura répondu à un appel d’offres qui, au final, privilégiera toujours l’entreprise pratiquant les tarifs les plus avantageux. Et où les entreprises qui pratiquent ces tarifs avantageux parviennent-elles à faire des économies pour réduire leurs coûts d’exploitation ? Toujours sur les mêmes postes : la prévention et la sécurité des salariés.
AZF
Le drame d’AZF est un parfait exemple des situations parfois hallucinantes que l’on peut rencontrer dans l’univers de la maintenance industrielle. Le site utilisait des dérivés chlorés après avoir eu recours, des années plus tôt, à des engrais. Or il existe une incompatibilité totale et bien connue entre les nitrates contenus dans les engrais et le chlore. Ces produits n’auraient donc jamais dû être en contact. Mais l’entreprise ayant sous-traité la gestion de ses déchets sans alerter les personnes en charge sur la nature des produits et résidus qu’elles manipulaient, nitrates et chlore ont fini par se retrouver dans un même hangar, ce qui a abouti à l’explosion dans les minutes qui ont suivi.
On sait que, au cours de l’enquête, Total a tout fait pour éviter que cette piste chimique soit retenue ; c’est pourquoi le fait que le procès ait finalement abouti à la condamnation de l’industriel pour ne pas avoir géré les risques liés à ses activités de maintenance – activités qu’il a sous-traitées sans donner aucune consigne de sécurité ni même aucune information – est essentiel.
Pour moi, cela fait d’AZF le premier procès de la sous-traitance qui, j’espère, servira d’avertissement à tous les industriels qui se montrent totalement irresponsables dès lors qu’il s’agit de gérer leurs déchets. Tant qu’on est dans la production, ils s’en tiennent à leurs obligations légales : ils protègent leurs salariés et leur outil de travail. Mais dès lors qu’il est question de déchets, ils ne veulent plus dépenser un euro en prévention et gestion du risque car pour eux, la gestion des déchets, c’est typiquement ce qui coûte et ne rapporte pas. Résultat : 80 % de la dose collective d’irradiation, en France, sont supportés par des salariés du secteur de la sous-traitance.
C’est pourquoi je m’apprête à présenter à Mme Duflot un cahier intitulé “Etat des lieux et propositions” dans lequel figure, entre autres, une demande de voir interdire le recours à la sous-traitance sur tout site dangereux, afin que le risque ne soit plus sous-traité mais géré en interne.
Stratégie de contournement
Chaque grande filière industrielle – la chimie, le nucléaire, la métallurgie… – a développé sur la gestion des risques une même stratégie de contournement par la sous-traitance, laquelle se traduit par une délégation du danger et de la responsabilité. Ceci, tout en incitant les entreprises de sous-traitance à réduire leurs coûts – et donc, à rogner sur la sécurité – afin de remporter leurs appels d’offres. Ce qui prouve que, pour l’heure, l’intérêt économique l’emporte sur la préservation de la vie humaine et confirme qu’en matière de santé et sécurité des salariés, nous sommes face à une forme de crime organisé.
Prenons l’exemple des centrales nucléaires qui sous-traitent des opérations à très hauts risques comme la décontamination des piscines où l’on refroidit les réacteurs – piscines qui, une fois vidées, restent tapissées de poussières radioactives. Il existe des robots capables de retirer une partie importante de ces poussières mais ils coûtent cher et c’est pourquoi beaucoup de responsables du secteur refusent de les utiliser, préférant sous-traiter ce travail à des ouvriers qui se retrouvent à genoux au fond de la piscine avec un chiffon ! Bien sûr ils portent une combinaison mais la combinaison protège contre l’inhalation de la poussière.
Pas contre l’irradiation. Même chose chez France Telecom qui, durant des années, a installé un peu partout – sur les lignes, les poteaux, chez les abonnés… – des millions de parasurtenseurs contenant des sources radioactives. Lorsque l’utilisation des sources radioactives a été interdite, en 1978, rien n’a été fait pour les retirer et les salariés n’ont pas été avertis de leur dangerosité, si bien que beaucoup ont été irradiés. La situation a été dénoncée à plusieurs reprises et à plusieurs reprises France Télécom est parvenu à étouffer l’affaire.
Cynisme
Lorsque j’ai été auditionnée au comité sur la transparence du nucléaire sur la question de la sous-traitance, j’ai livré toutes ces informations en m’appuyant sur les différentes études attestant de l’exposition des travailleurs de ce secteur à un risque avéré. A la fin de la séance, les industriels ont expliqué que, si tout allait bien, ils seraient en mesure de réduire la sous-traitance dans quelques années ; ce qui n’est rien d’autre que la manifestation d’un cynisme intolérable. La preuve qu’une fois de plus, ils pensent et agissent dans un sentiment d’impunité total. Paradoxalement, ils sont plus prudents sur les questions environnementales – sans doute parce que plusieurs cas récents, comme le procès de l’Erika, ont prouvé qu’ils s’exposaient dans ce domaine à un véritable effet boomerang – que sur celles de la préservation de vies humaines et même de la protection de certaines populations. Le comble étant que, pour économiser sur la prévention et la sécurité, ils sont prêts à engager des sommes folles dans des études scientifiques censées apporter la preuve qu’il ne se passe rien.
Crime industriel et désastre volontaire
Le fait que les industriels soient conscients des risques liés à leur activité et qu’en toute connaissance de cause ils y exposent certains salariés fait qu’il ne s’agit plus seulement de négligence mais d’une véritable organisation de la déresponsabilisation. Cela fait trente ans que je cherche à dénoncer cette réalité ; à rendre visible une situation que, côté industriels, tout le monde s’emploie à dissimuler et dont, de toute évidence, les pouvoirs publics n’ont toujours pas pris la mesure. C’est pourquoi je m’apprête à adresser au gouvernement des propositions très concrètes dont une visant à modifier le code pénal pour y introduire les notions de crimes industriels et de désastre volontaire sur lesquelles un tribunal italien a récemment condamné deux industriels de l’amiante, non seulement à verser de fortes indemnités mais aussi à des peines de prison fermes.
Introduire ces deux notions dans le code pénal français, voire européen, impliquerait que, dès lors qu’un risque est connu, y exposer qui que ce soit fasse l’objet de sanctions pénales. Cela permettrait d’aller au-delà de la notion déjà existante de mise en danger de la vie d’autrui – qui doit être démontrée pour chaque plaignant – en plaçant d’emblée la plainte sur un niveau collectif. Comme cela a été le cas en Italie où la notion de désastre volontaire a été instruite pour quelque 6 000 parties civiles et où le procureur en personne a ouvert l’instruction, permettant à la justice italienne de s’autosaisir de ce drame de l’amiante. Alors qu’en France, cela fait quinze ans que le procès contre les industriels de l’amiante attend d’être ouvert.
Bio express
La militante
Sociologue du travail et chercheuse à l’Inserm, Annie Thébaut–Mony se spécialise dans les maladies professionnelles et la sécurité des salariés dès le début de sa carrière. Trente ans plus tard, elle continue à dénoncer, en bloc, les effets de l’amiante et de la radioactivité, l’inertie des pouvoirs publics et l’impunité des industriels dans un engagement sans faille qui, le 31 juillet dernier, la poussera même à refuser la Légion d’honneur.
Directrice du Giscop (Groupement d’intérêt scientifique sur les cancers d’origine professionnelle), responsable d’un programme d’études comparées en santé du travail et membre de l’IRI (Institut de recherches interdisciplinaires sur les enjeux sociaux) elle est, en outre, présidente de l’association Henri Pézerat sur les liens entre santé, travail et environnement, porte-parole de BAN Asbestos France, un réseau international de lutte contre l’utilisation de l’amiante et auteure de plusieurs ouvrages sur la santé au travail dont L’Industrie nucléaire, sous-traitance et servitude paru en 2000 et, 7 ans plus tard, Travailler peut nuire gravement à la santé.
Par Caroline Castets