mercredi 27 février 2013

Interview exclusive] Stéphane Hessel : « ce qui se passe actuellement est très dangereux » (Les crises)

Interview exclusive Stéphane Hessel : « ce qui se passe actuellement est très dangereux »
Je publie cette interview du 15/10/2012 en hommage à Stéphane Hessel qui vient de nous quitter. Pour les parisiens, un rassemblement aura lieu ce soir à la Bastille, avec des bougies.
Stéphane Hessel est né en 1917 à Berlin. Naturalisé français en 1937, normalien, il rejoint les forces françaises libres en 1941 à Londres. Résistant, il est arrêté, torturé et déporté à Buchenwald puis à Dora et ne doit la vie qu’à son évasion.
Il entre au Quai d’Orsay en 1945 et fait une partie de sa carrière diplomatique auprès des Nations-Unies où il assiste comme témoin privilégié à la rédaction de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme.
Stéphane Hessel est connu du grand public pour ses prises de position concernant les droits de l’homme, le problème des « sans-papiers » et le conflit israélo-palestinien ainsi que pour son manifeste Indignez-vous ! paru en 2010 et succès international (près de 5 millions d’exemplaires).
Il a accepté de porter une motion au congrès PS de Toulouse, inspirée par le collectif Roosevelt 2012, qui a recueilli 12 % des voix le 12 octobre 2012. Il a accordé cette interview au blog www.les-crises.fr le samedi 13/10/2012 (merci à Roberto pour la transcription express).
Stéphane Hessel
Olivier Berruyer : M. Hessel, vous êtes l’auteur du livre « Indignez-vous », qui a été un gros succès avec presque 5 millions d’exemplaires. À l’époque, quelques esprits chagrins avaient souligné que l’indignation seule était insuffisante. En défendant une motion au PS, vous avez décidé de transformer l’indignation en action. Qu’est-ce qui vous a poussé à vous engager dans ce combat ?
Stéphane Hessel : cette motion numéro 4 a été rédigée par des gens consciencieux et conscients des grands problèmes qui sont devant nous ; elle était d’ailleurs beaucoup plus longue et plus explicite que les autres. J’ai accepté de la soutenir à la demande de Pierre Larrouturou, car j’ai pour lui une importante considération depuis beaucoup d’années déjà. Il a été le premier à nous expliquer qu’il fallait pousser la Réduction du Temps de Travail beaucoup plus loin, et qu’elle n’aurait toute sa signification que si on arrivait à des semaines de 32 heures. C’était déjà une idée intéressante et juste, qui m’avait frappé, tout comme d’autres idées qu’il avançait.
Ma principale préoccupation, que j’ai essayé d’ailleurs de traduire dans les quelques pages de «Indignez-vous», c’est de voir que nous faisons face à des risques très graves que court actuellement non pas seulement la France, ni seulement l’Europe, mais je dirais la Civilisation. Car il y a trop longtemps que nous vivons otages d’une politique financière et politique complètement dévergondée, avec des crimes commis constamment contre le salarié de base, de la part des grandes entreprises corrompues et souvent cupides.
Par cette position que j’occupe maintenant depuis pas mal d’années dans le cadre de la gauche française, il m’a semblé qu’il était bon de stimuler le Parti socialiste – mon parti depuis très longtemps – pour qu’il mène des actions courageuses. Celui-ci a actuellement énormément de pouvoirs, mais il risque de ne les utiliser que pour se maintenir au pouvoir plutôt que pour transformer radicalement nos sociétés, ce dont elles ont besoin.
Tout ceci m’a donc amené à penser que cela valait la peine que je mette mon nom à la tête d’une motion. Je l’ai fait sans trop d’illusions, me doutant bien qu’une motion qui allait être concoctée en quelques semaines et qui allait être présentée très vite n’aurait pas une très forte majorité. Mais j’ai été agréablement surpris que nous ayons quand même dépassé les 11 %.
OB : Comment expliquez-vous que le Parti socialiste se soit finalement aligné assez fortement sur les principes de la dérégulation néolibérale dans les années 80 et comment expliquez-vous qu’il tarde autant à réagir pour essayer de re-réguler ?
SH : C’est exact. Le parti socialiste a été un peu prisonnier du climat général en Europe où, pour des raisons historiquement compréhensibles, prévalait la règle du « Surtout pas de marxisme ! ». On s’est donc laissé séduire par des idées comme celles de Milton Friedman : « le capitalisme est probablement inscrit dans les faits, pourquoi essayer de s’en débarrasser ? On va pouvoir au contraire profiter de tout ce qu’il apporte, de l’esprit d’entreprise, etc. »
Il semble que personne ne se soit aperçu que, d’année en année et de présidence en présidence, à force de dérégulation permanente, il nous resterait bien peu de socialisme… Je fais une parenthèse pour Michel Rocard, où, dans ses trois années de ministère, on a fait des choses très utiles, telles le RMI et la CSG ; il y avait une reprise d’une pensée économique marquée par le socialisme, mais cela n’a pas duré. Tout cela nous a conduit à une France qui, à la différence de l’Allemagne et de son modèle de capitalisme rhénan, n’a pas maintenu un minimum de responsabilité sociale.
C’est ce qui fait que j’ai trouvé que la présidence Sarkozy correspondait malheureusement à une tendance très répandue, depuis Thatcher et Reagan, et qui allait nous mener dans le mur. Pour toutes ces raisons, il m’a paru indispensable de redonner au Parti socialiste français le rôle qu’il n’aurait jamais dû cesser d’exercer.
OB : Comment expliquez-vous que dans les six premiers mois de présidence Hollande aussi peu de mesures, ne serait-ce que symboliques, aient été prises pour modifier la trajectoire du pays ?
SH : Il ne faut pas être trop sévère. Ce que Hollande a réussi dans ses contacts avec les autres Européens c’est d’imposer qu’après l’adoption d’un traité qui était un traité de régulation financière stricte, il y ait un élancement vers davantage de développement d’investissement de croissance. Donc je ne lui jette pas la pierre.
Vous dites six mois c’est trop, c’est vrai, mais ce n’est pas encore énorme : on peut donc encore accélérer le mouvement nécessaire. J’ai soutenu l’initiative Roosevelt 2012 pour rappeler que, dans les années 1930, le président Roosevelt, en l’espace de quelques semaines, avait vraiment renversé les données de l’économie américaine avec des résultats très importants. Et nous attendons un effort semblable de la part de François Hollande et de Jean-Marc Ayrault. Alors pour le moment on ne peut pas dire que ce soit très visible, on a plutôt un peu de découragement devant le peu de mesures fortes prises très vite. Mais on peut aussi comprendre qu’il ne soit pas si facile de prendre des mesures courageuses très vite et qu’il est encore temps de prendre des mesures fortes.
OB : J’aimerais prendre maintenant un petit peu de recul sur la situation actuelle. Durant les 30 glorieuses, on a assisté à une énorme compression des inégalités, une forte augmentation des pouvoirs d’achat, bref, à une avancée très importante dans l’histoire économique humaine. Au contraire, à partir du tournant néolibéral (Reagan, Thatcher) de la fin des années 1970, on se rend compte que les inégalités se sont remises à augmenter très fortement, en particulier aux États-Unis – c’est un peu moins vrai en France. Elles y ont retrouvé leur niveau des années 1900. Comment expliquez-vous un tel recul social une telle acceptation, une telle résignation des peuples vers cette hausse des inégalités qui profite aux seuls 1 % les plus aisés ?
SH : Occupy Wall Street, en est le résultat, c’est tout à fait exact. Il est toujours difficile de tenter d’analyser un courant historique. Cet assoupissement est survenu au creux d’une économie néolibérale sans véritable contrainte, sans véritable régulation.
On peut peut-être attribuer une partie de cela à la chute de l’empire soviétique et au retour vers l’Europe de pays qui avaient été marqués par l’économie communiste et qui voulaient en changer radicalement. Il n’y a plus eu face à Reagan et Thatcher et face à Milton Friedman d’expériences chinoises, russes, polonaises qui auraient pu servir de bouclier.
Une autre raison est probablement que le capitalisme est intelligent et qu’il a réussi à donner l’impression qu’il y avait de la croissance alors que cette croissance était souvent liée à de l’endettement.
Bref, on ne s’en est pas aperçu à temps. Vous avez raison de situer cela après 1971, date du décrochage de l’or et du dollar ; il y a alors eu une poussée commencée vers ces années-là et qui n’a malheureusement été freinée par personne. C’est très malheureux, et les historiens décortiqueront cela. Certains économistes le font déjà, comme Joseph Stiglitz ou René Passet, qui sont passionnants pour démontrer combien on a perdu de terrain au cours des trente dernières années du XXe siècle.
OB : C’est sans doute le combat à venir du XXIe siècle, non?
SH : Ça devrait l’être et l’on peut donner une date, à mon avis intéressante, c’est l’an 2000. En l’an 2000, le secrétaire général des Nations unies Kofi Annan a réuni à New York toutes les organisations non gouvernementales intéressées par l’évolution historique, et leur a demandé de définir les huit objectifs principaux de développement du millénaire. Ce texte-là est prodigieusement intéressant, car il montre clairement la façon dont il faudrait préserver les biens publics fondamentaux : l’eau l’énergie, le bois, la santé, l’éducation…
Ce texte qui devait amener les Nations unies à diviser par deux la pauvreté dans le monde en l’an 2015 n’a évidemment pas été, jusqu’ici, appliqué. Les rencontres successives, que ce soient Johannesburg, Rio et les autres et Copenhague, n’ont pas donné de résultats. Pourquoi ? Parce que les gouvernements ont été amenés à travailler ensemble, mais chaque gouvernement ne se préoccupait que de ses propres intérêts plutôt que ceux de la population humaine et pendant ce temps les sociétés humaines ont commencé à se réunir. Il y a eu Porto Alegre, il a eu des forums sociaux, ce n’est pas nul. Mais c’est encore infiniment moins puissant que la conjonction des plus riches, des 1 %.
OB : Ne trouvez-vous qu’il y a une forme de déchéance morale à ce que l’Occident ait finalement abandonné les objectifs du millénaire et que 25 000 habitants de la planète meurent toujours de faim tous les jours, alors qu’au moment de la crise financière en 2008, on a pu mobiliser des milliers de milliards de dollars pour venir en aide au secteur financier ? Ne pensez-vous pas que le tiers monde va finir par regarder l’Occident d’une façon très différente après ça ?
SH : Mais oui, c’est déjà le cas ! On ne peut comprendre ce qui nous arrive sous le nom de terrorisme que par l’accumulation de méfiance et quelquefois de haine à l’égard des puissances qui ont réussi et qui sont riches. Tout en étant d’ailleurs très endettées, c’est encore autre chose… Donc vous avez tout à fait raison. Nous courons de plus en plus le risque de voir des sociétés divisées entre extrême pauvreté et très grande richesse et ça, c’est un drame qui risque de nous couter très cher…
OB : Vous avez joué, en tant qu’observateur, un rôle dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Comment jugez-vous le recul depuis le 11 septembre 2001, d’un certain nombre de principes moraux, évidemment d’abord aux États-Unis : usage de la torture, assassinats ciblés sans procès ordonnés par Barack Obama dans des pays étrangers…. Et plus largement, comment jugez-vous l’évolution des droits de l’homme dans le monde ces dix dernières années ?
SH : Je crois qu’il faut être mesuré. Il y a effectivement, et vous venez de le souligner, un grave recul du respect des droits de l’homme notamment par des puissances qui ont des objectifs de domination mondiale ou de domination régionale. Et je mettrai deux pays en tête : les États-Unis et Israël. Dans l’un comme dans l’autre cas, on ne se soucie pas des droits fondamentaux, on poursuit la domination d’un pays et d’une puissance.
Mais il faut reconnaitre qu’à côté de cela, se développent dans beaucoup de pays des organisations de défense des droits de l’homme et qui, quelques fois, mobilisent même courageusement des foules. Il faut voir ce qui s’est passé récemment encore, que ce soit en Chine, en Russie, en Espagne, au Portugal et ailleurs : il y a une volonté de ne pas laisser bafouer les droits de l’homme qui trouve des porteurs. Pour le moment encore en quantité insuffisante, et si mon petit effort personnel à amener les gens à s’indigner s’inscrit là-dedans, c’est évidemment une toute petite chose par rapport à tout ce qui devrait se développer.
Mais il ne faut pas être uniquement découragé, car à côté des horreurs que vous signalez, qui sont en effet inacceptables, il y a des mouvements populaires dans beaucoup de régions du monde qui peuvent nous faire penser qu’une autre façon de voir les choses est possible. Il suffit pour cela de lire le petit livre d’Edgar Morin, « La Voie », dans lequel il montre que ce qu’il appelle presque une métamorphose humaine est possible. Parce qu’il y a aussi de plus en plus de gens qui veulent se débarrasser d’une attitude égoïste et corruptrice pour adopter profondément une attitude de sympathie, de respect et d’humanité.
OB : On voit que le printemps arabe apporte certaines désillusions, il y a des tensions très fortes autour de la Syrie aujourd’hui, l’Iran est sous la menace de bombardements dont on se demande jusqu’où les conséquences pourraient aller – comme si l’Humanité perdait la raison sur certains points. Comment jugez-vous les ferments de haine qui se développent actuellement sur la planète ?
SH : Je considère que ce qui se passe actuellement est très dangereux, très dangereux. Et que par conséquent, il faut très vite essayer de trouver des contrepouvoirs. Parce que la rapidité avec laquelle on démolit des zones entières, la façon dont, par exemple, on laisse la Chine acheter des terres en Afrique, tout ceci va poser de graves problèmes au climat. Toutes les atteintes portées actuellement à l’écologie des systèmes mondiaux sont d’une grande dangerosité.
En même temps, les choses sont toujours balancées, la prise en compte de ces risques s’accroit. Il y a un peu partout dans le monde, et même parmi les jeunes générations, de plus en plus de groupes qui se forment et qui essaient de lutter. Donc ça va mal, mais ça peut aller mieux. Dans le petit texte que notre motion a publié, nous avons écrit : « ça va plus mal qu’on ne vous le dit, mais on peut faire quelque chose».
OB : Quel regard portez-vous sur l’engagement des citoyens, et son évolution au cours des décennies passées ?
SH : Je dirais que l’engagement était faible pendant la deuxième moitié du XXe siècle, un peu plus fort pendant les 3 ou 4 dernières années du XXe siècle et qu’il est de nouveau retombé lourdement après la chute des tours du World Trade Center. Et il est actuellement en train de se reprendre.
OB : Vous avez vu qu’aujourd’hui l’Europe a été récompensée du prix Nobel de la paix, qu’en pensez-vous ?
SH : J’en pense un peu la même chose j’avais pensé quand Obama a eu le prix Nobel. Je dis qu’il faut s’en servir pour montrer que la seule signification qu’on tente de donner au prix Nobel de la paix, c’est de réaffirmer des valeurs humaines profondes qui devraient être respectées et l’on peut dire que malheureusement l’Union européenne telle qu’elle fonctionne aujourd’hui ne mérite surement pas le prix Nobel, mais que si on le lui attribue, ça peut l’encourager à essayer de le mériter… (rires)
OB : Comment expliquer une telle modification de l’Europe, qui était partie sur des bases assez intéressantes, avant de s’engager dans un tournant néolibéral quasi-suicidaire ?
SH : C’est effectivement la question. L’Europe a été dominée par une oligarchie financière et économique, et elle n’a pas su développer ni sur le plan social, ni sur le plan culturel et éducatif, tout ce qu’elle aurait pu développer. Il ne faut pas sous-estimer certains efforts qui ont été faits et qui font qu’actuellement il y a une espèce d’européisme de la part des Européens ce n’est pas nul, mais c’est très insuffisant encore.
OB : Vous venez de sortir avec Albert Jacquard un livre sur le désarmement nucléaire, Exigez ! Un désarmement nucléaire total . Qu’est-ce qui vous a donné envie de remettre sous les projecteurs ce sujet?
SH : Car il m’horrifie particulièrement. Nous nous sommes laissé entrainer à vouloir faire de l’armement nucléaire en sachant parfaitement que l’on ne peut pas s’en servir. C’est complètement impossible de s’en servir si l’on veut rester à peu près civilisé. Et malgré ça, on dépense des fortunes et l’on ne fait pas l’effort pour l’énergie renouvelable. Et l’on ne fait pas l’effort pour la paix et on laisse les armements nucléaires se développer dans le monde. Donc c’est suffisamment préoccupant pour que je sois heureux de cosigner avec d’autres, un appel à s’en débarrasser…
OB : Cela fait soixante-dix ans que vous vous engagez très fortement, depuis la Résistance jusqu’à aujourd’hui, sans vous arrêter…
SH : J’ai eu la chance de passer à travers une longue vie et de pouvoir de temps en temps y manifester mes convictions. C’est tout ce que l’on peut faire c’est ce que vous faites aussi j’en suis sûr, et je vous félicite de continuer à le faire
OB : Et vous qu’est-ce qui vous a donné le courage de vous engager dans la résistance en 1941, de partir à Londres?
SH : Si vous voulez à l’époque c’était facile, il y avait un ennemi évident que l’on ne pouvait pas accepter. Il y avait un pays envahi et battu militairement que l’on ne pouvait pas laisser faire de l’armistice et il n’y avait qu’une chose à faire, c’est rejoindre le général de Gaulle
OB : Et vous n’aviez pas peur pour vous?
SH : Non (rires)
OB : Où trouvez-vous votre énergie ?
SH : Je ne la trouve plus, je vieillis et je commence à ne plus pouvoir marcher droit, donc mon énergie je la garde pour quelques conversations au téléphone, qui me font plaisir, comme en ce moment. Mais pour le reste l’énergie, il n’y en aura bientôt plus. Mais tant que j’en ai, je suis content de pouvoir au moins l’utiliser…
OB : Avez-vous un message à transmettre aux jeunes qui liront cet interview ?
SH : Mon message c’est: «courage et confiance ! » Il faut avoir confiance en soi. Il faut se souvenir que Socrate nous disait: «Connais toi-même et aie confiance en toi» et il faut avoir du courage. Car les choses qui paraissent insupportables et insurmontables ont été dans le passé supportées et surmontées et il ne faut pas laisser tomber!