2 mars 2013
Incertitudes et crise politique en
Italie après les élections
Ciro Tappeste
Avec le scrutin des 24 et 25 février le grand patronat italien,
Confindustria, et les partenaires européens de Rome espéraient voir arriver au
pouvoir un gouvernement stable, assurant la continuité des politiques
d’austérité mises en œuvre par Mario Monti, « le Professore », au cours de ces
quinze derniers mois. Ce n’est pas un hasard si, au moment de la publication des
premiers sondages sortie des urnes favorables au centre-gauche, lundi à 15h, à
la clôture des bureaux de vote, Piazza Affari, la Bourse de Milan, faisait un
bond de 4% : le Parti Démocrate (PD) de Pierluigi Bersani était donné gagnant et
semblait en mesure de constituer une majorité et à la Chambre et au Sénat pour
gouverner. L’un des principaux porte-paroles démocrates, Enrico Letta, se disait
confiant et prêt à ouvrir une nouvelle période dans la politique italienne, « la
III République ».Mais c’est tout le contraire au final qui est arrivé. Le pays
est plongé dans une crise politique inextricable, au plus grand désespoir du
patronat et de Bruxelles.
Tout semblait en effet aller dans le sens de la constitution
d’un gouvernement dominé par le Parti Démocrate , avec ou sans l’appui de la
coalition démocrate-chrétienne menée par Mario Monti au cas où il aurait manqué
quelques sièges à Bersani au Sénat. Mais ce ne sont pas quelques sièges qui
manquent au PD à la chambre haute où, selon la Constitution italienne, il faut
avoir une majorité de sénateurs pour pouvoir constituer un gouvernement. Le PD
est loin des 158 sièges nécessaires puisqu’il n’en a que 123 contre 117 pour la
coalition du Peuple de la Liberté (PDL) de Silvio Berlusconi. Les 19 sénateurs
centristes de Monti ne peuvent faire pencher la balance ni dans un sens, ni dans
un autre et c’est le groupe des 54 sénateurs répondant à Beppe Grillo,
l’humoriste qui s’est lancé en politique avec son Mouvement Cinq Etoiles (M5S),
qui a les clefs de la situation. Cependant, le mouvement populiste de Grillo,
quoique plutôt anti-Berlusconi mais surtout contre tous les partis
traditionnels, n’a aucune intention de passer d’accord avec qui que ce soit.
C’est en ce sens que l’on peut dire, en reprenant la une du 26 février du
quotidien du PD, Europa, que « Bersani a gagné mais n’a pas de majorité,
Silvio [Berlusconi] sauve sa peau et Grillo mange tout le monde ».
On savait la troisième puissance de la zone euro en récession
depuis fin 2011, faisant face, depuis une vingtaine d’années, à de graves
problèmes structurels que la crise économique internationale n’ont fait
qu’approfondir. Aujourd’hui, il faut rajouter à cela une crise politique de
première importance puisque le pays s’avère, dans l’état actuel des choses et
des tractations entre partis, parfaitement ingouvernable. Alors certes il ne
s’agit que de l’énième épisode révélant la crise de régime latente auquel doit
faire face la bourgeoisie italienne depuis le début des années 1990 ; une crise
de régime que la « Seconde République » -système plus ou moins bipartite
instauré de facto après l’Opération Mani Pulite (« Mains
Propres »)- n’a pas permis de régler. Il s’agit néanmoins d’une crise d’autant
plus grave pour la bourgeoisie qu’elle advient dans un contexte économique
européen très particulier, avec un affaiblissement de l’Exécutif espagnol d’un
côté -avec les scandales visant Mariano Rajoy et le Parti Populaire espagnol-,
et une montée des forces politiques anti-Bruxelles, de droite comme « de
gauche », à échelles continentale. C’est en ce sens que, pour la bourgeoisie,
« les élections italiennes ont donné le pire résultat possible » comme le
souligne le Wall Street Journal ou encore, pour reprendre la une du Financial
Times du lendemain du scrutin, « l’Italie fait un saut dans le vide ». Wolfang
Schäuble, ministre allemand de l’Economie, a quant à lui pressé « ceux qui ont
été élu de former au plus vite un gouvernement pour lever les incertitudes (...)
comme celles qui ont été ressenties à la suite des élections grecques de 2012
[car] la crise de l’euro n’est pas finie ». Le panorama qui s’ouvre est donc
particulièrement complexe, tant pour le patronat italien que pour les
bourgeoisies européennes, mais également pour celles et ceux qui, en Italie,
refusent de payer la facture de la crise et seront appeler à construire la
riposte ouvrière et populaire nécessaire pour renvoyer patronat et politiciens
« a casa », non pas à travers les urnes, mais dans les luttes.
Le Parti Démocrate et Monti, enfants chéris de la bourgeoisie
Le PD, à la tête d’une coalition intégrant notamment sur sa
gauche SEL (Gauche, Ecologie et Liberté), du gouverneur des Pouilles Nichi
Vendola, était donné favori des sondages et avait reçu l’appui indirect des
secteurs les plus concentrés du capital italien, en plus de l’aval des capitales
européennes et de l’Eglise. Tous craignaient effectivement, plus que tout, un
retour de Berlusconi et de sa coalition aux affaires, à la fois pour
l’expérience désastreuse de 2008-2011, mais également en raison de l’incapacité
du centre-droit italien à mener les réformes de structures nécessaires au grand
patronat.
Le centre-gauche avait en effet été un soutien indéfectible à
Monti tout au long de sa présidence à la tête d’un gouvernement de
« techniciens ». Au crédit de Monti, il y avait la « confiance
rétablie des marchés » (concernant notamment les possibilités de financement
de la dette publique italienne à des taux moins exorbitants que sous Berlusconi)
grâce à la mise en œuvre d’une politique austéritaire extrêmement brutale faite
de coupes sombres, d’augmentation de la pression fiscale sur les ménages et de
hausses des taxes ainsi que d’attaques contre le monde du travail, pouvant
compter sur la passivité complice des trois principales confédérations
syndicales (CGIL, CISL et UIL). C’est ainsi, pour ce dernier volet notamment,
que sont passées sans coup férir non seulement une énième réforme des retraites
mais également la réforme partielle de l’article 18 du Statut des Travailleurs,
facilitant les licenciements [1] . Bersani ainsi que ses alliés
s’étaient engagé à respecter l’ensemble des engagements budgétaires et
politiques pris par Monti, sans revenir sur aucune de ses contre-réformes.
Autant dire que le centre-gauche s’engageait à inscrire son action
gouvernementale dans la parfaite continuité des politiques menées jusqu’à
présent par le Professore, à l’exception, ici et là, de quelques modifications
réclamées par Susanna Camusso et la direction de la CGIL et de sa fédération
métallurgique, la FIOM.
La cocotte minute sociale italienne est en effet chauffée à
blanc, mais tant le centre-gauche que Monti semblaient persuadés que face au
« danger du retour de Berlusconi », l’électorat ouvrier et populaire
allait « voter utile ». Et pourtant, il suffit de regarder de plus prés
l’impact des politiques qui ont été menées depuis 2010 pour se rendre compte que
la situation est explosive. Depuis 2010, ce sont plus de 300 milliards d’euros
d’économie qui ont été réalisés, à travers une hausse de la pression fiscale et
une diminution drastique des dépenses publiques pendant que le patronat continue
à être subventionné pour faciliter la mise en chômage technique (« cassa
integrazione ») dans les grandes entreprises du tissu industriel le plus
concentré. Parallèlement, en 2012, ce sont plus de 100.000 PME qui ont fait
faillite, avec toujours une saignée plus importante dans le Mezzogiorno, au Sud,
qu’au Nord. On comprend mieux dans ce cadre comment l’Italie compte prés de 8
millions de pauvres, sur une population de prés de 61 millions. Pour ce qui est
du marché du travail, les chiffres sont tout aussi catastrophiques laissant voir
que l’Italie décroche de plus en plus par rapport à Paris ou Berlin pour se
rapprocher de pays comme le Portugal, l’Etat espagnol ou même la Grèce : les 12%
officiels de chômeurs cachent mal qu’ils sont encore plus nombreux si l’on
compte les travailleurs au chômage technique (« cassa integrazione ») ou
en très grande précarité. En effet, officiellement, prés de 20% des salariés,
soit 4 millions sur 22 millions d’actifs, touchent moins de 800 euros par
mois.
Que signifie la survie de Berlusconi ?
Berlusconi, que tout le monde donnait pour mort, débarqué
quasiment de force en novembre 2011 de la Présidence du conseil, a réussi à
tirer son épingle du jeu. En retirant son soutien à Monti -après que ses
parlementaires l’ont appuyé tout autant que ceux du PD pendant quinze mois-, il
a réussi à se poser en rupture avec la politique du Professore, et par
conséquent du PD, accusé d’être à la botte d’Angela Merkel. La survie de
Berlusconi et le score du PDL ne sont pas pour autant synonymes d’un déplacement
à droite du curseur politique [2].
Toute la campagne de Berlusconi a consisté à reprendre à son
compte de façon démagogique le sentiment diffus « anti-austérité » présent dans
la société italienne, en prenant bien soin de faire oublier ses propres coupes
budgétaires de 2010 et 2011 et en prenant pour cible Monti et Merkel, seuls
responsables de la situation selon le PDL. C’est ainsi que la campagne a été
pour partie axée sur la fiscalité, avec des promesses de remboursement de la
taxe d’habitation (IMU) à hauteur de 4 milliards d’euro, « en cash ou en
chèque », pour reprendre les mots du Cavaliere, une amnistie fiscale
pour les mauvais payeurs épinglés par le Trésor italien ou encore la création de
4 millions de postes de travail, le tout généreusement arrosé de blagues
sexistes et de discours racistes, relayés par ses alliés de La Ligue du Nord.
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, bien qu’ayant perdu, Angelo Alfano,
bras-droit de Berlusconi, a parlé d’un « succès extraordinaire » des 30,7% au
sénat (talonnant de prés le PD et ses alliés avec 31,6%) et les 29,1% à la
Chambre (contre les 29,5% pour le PD et sa coalition). Le score en effet permet
une survie politique de Berlusconi et le place, lui et son empire
médiatico-financier, à l’abri des juges, notamment par rapport au scandale lié à
Mediaset (fraude fiscale). Le score du PDL et de la Ligue du Nord met en lumière
le fait que le berlusconisme continue à disposer d’un bloc social dans lequel on
retrouve, pêle-mêle, des secteurs de la petite et moyenne bourgeoisie, des gros
et moyens entrepreneurs du Nord, des artisans, commerçants et agriculteurs, mais
aussi des secteurs des classes populaires et du monde du travail, un bloc social
que le grand capital italien, en dépit de tous ses relais, économiques,
politiques et médiatiques, n’a pas réussi à faire exploser, et encore moins à
lézarder. Cela ne doit pas cependant occulter que le PDL a perdu, par rapport
aux élections de 2008, prés de 7 millions de voix, contre 1,6 millions pour ses
alliés de la Ligue du Nord. C’est en ce sens que le véritable vainqueur des
élections des 24 et 25 février est le M5S de Beppe Grillo.
Le Mouvement Cinq Etoiles : une formation populiste « anti-austérité » pour temps de crise
Avec 8,7 millions de suffrages et 25,5% des voix à la Chambre,
empêchant, au Sénat, la constitution d’un gouvernement stable, le M5S est le
véritable casse-tête de la bourgeoisie. La mouvance, qui n’est pas un parti,
n’existait pas il y a trois ans et a réussi à devancer l’ensemble des formations
qui sont issues des courants historiques de la vie politique italienne (PC, PSI
et Démocratie-Chrétienne). Le vote qui s’est porté sur les listes des
« grillini » qui se veulent « ni de droite, ni de gauche » est un
vote anti-establishment (contre « la caste » au pouvoir, selon Grillo) et
dans un sens anti-austérité.
Anti-système dans la mesure où c’est le reflet de
l’exaspération de l’électorat italien face à une classe politique, de droite
comme de gauche, éclaboussée par les scandales (les derniers en date étant ceux
touchant la droite avec le pots-de-vin versés par Fincantieri, et la gauche,
avec l’affaire de la banque Monte Paschi di Siena). Un des mots d’ordre de la
campagne a donc été « a casa ! », « rentrez chez vous ! », adressé
à des politiciens qui sont parmi les mieux payés d’Europe, Grillo revendiquant
une réduction importante des salaires des politiques. A l’image de ce qu’est le
mouvement, très lié à une jeune génération encore plus déboussolée politiquement
après quinze mois de gouvernement d’unité nationale et subissant de plein fouet
les effets de la crise, ce n’est pas un hasard si la première réaction de Grillo
a été de tweeter « l’honnêteté va devenir à la mode » alors que les
premiers résultats commençaient à infirmer les sondages sortie des urnes.
Nombreux sont les commentateurs, y compris à gauche et avec un
appel du pied marqué, à l’image de Sinistra Critica, qui ont parlé d’un
« vote anti-austérité »[[Voir Sinistra Critica, « Bocciata l’austerità. Ma invece di Syriza, c’è Grillo]. Cela
est assez symptomatique du caractère profondément glissant su terme
« anti-austérité ». Dans un certain sens, le vote pour Berlusconi était
également un vote contre Monti et un vote « anti-austérité ». Alors
certes l’électorat de Grillo n’est pas un simple recyclage de l’électorat de
droite puisque, selon la plupart des études, il serait composé pour un tiers
d’anciens électeurs de centre-gauche, pour un tiers du centre-droit et le tiers
restants d’anciens abstentionnistes. La plateforme des
« grillini »,cependant, est assez représentative d’une force populiste,
petite-bourgeoise, par temps de crise, alliant pêle-mêle des revendications
plutôt keynésiennes et progressistes, comme celle d’un revenu minimal de 1000
euros pour tous, le retour de l’eau dans le giron du public, l’arrêt des
« grands chantiers inutiles » comme la TAV (le TGV Lyon-Turin) ou le pont
sur le détroit de Messine, l’internet et les transports gratuits, à d’autres
comme la défense des petits et moyens entrepreneurs face aux gros, la sortie de
l’euro par référendum et le retour à la lire pour ce qui est du volet le plus
chauvin de son programme, sans publier les charges en règle de Grillo affirmant
vouloir en finir avec les syndicats, assimilés aux partis traditionnels.
C’est le caractère indéfini et insaisissable de l’orientation
du M5S qui fait peur à la bourgeoisie qui ne sait pas jusqu’à quel point ses 162
parlementaires seront intégrables ou manœuvrables par le système. Mais du point
de vue de notre classe, c’est le caractère populiste et policlassiste de Grillo,
sorte de version « 2.0 » de ce qu’a pu être au début des années 1990 le
surgissement de la Ligue du Nord, qui est problématique et n’est en aucun cas
« l’expression d’un besoin fort d’alternative politique aux politiques de
rigueur et d’austérité » comme voudrait le faire croire Sinistra Critica,
après avoir renoncé à soutenir la liste de réformiste de gauche et appelé, au
final, à l’abstention. C’est le symptôme d’une crise de régime, très
problématique pour la bourgeoisie italienne et se partenaires européens, mais
qui n’aura pas automatiquement une traduction sur le terrain social du rapport
de forces.
Trois scénarios pour une mission compliquée : une crise de régime inquiétante pour les bourgeoisies européennes
La bourgeoisie italienne la plus concentrée et la plus
résolument européiste fait face, aujourd’hui, à un énorme problème. Si l’Italie
est ingouvernable, ne serait-ce même que quelques mois, avec un gouvernement
condamné à expédier les affaires courantes sur fond de crise politique aiguë,
c’est un problème à la fois pour la bourgeoisie italienne, mais également pour
le reste des bourgeoisies européennes. Bruxelles, qui exprime leurs intérêts,
croyait avoir temporairement remisé le danger qui pesait sur la stabilité
financière et monétaire de la zone euro. La tempête pourrait revenir en force
plus rapidement que prévu, sur fond de scandales politiques dans l’Etat
espagnol, d’instabilité politique en Italie et d’un spread -à savoir le
différentiel entre les taux d’emprunt italien et allemand- reparti à la hausse.
L’ensemble des bourses au niveau mondial, de Tokyo à Paris en passant, a
fortiori, par Milan, ont d’ailleurs ouvert dans le rouge dès le lendemain des
résultats des élections italiennes.
La bourgeoisie italienne essaye tant bien que mal depuis les
années 1990 de trouver la clef d’une « normalité gouvernementale » à même
de permettre l’application des réformes de structure nécessaires pour relancer
le capitalisme italien. Jamais depuis 2006 cependant la bourgeoisie ne s’est
retrouvée devant des mécanos gouvernementaux aussi compliqués à gérer,
témoignant d’une crise de régime latente. Tout a été tenté : « gouvernement
technique », à l’image de celui de Monti -ou de Ciampi (1993-1994) ou Dini
(1995-1996) en pleine phase, alors, de restructuration de l’échiquier politique
italien-, une catégorie politique servant à définir des cabinets ministériels
agissant « par-dessus » les partis, incapables de mener la politique
réclamée par Confindustria ; « governo di larghe intese », sorte de
coalition élargie, dans la meilleure tradition du « transformisme
italien », où les retournements et reconfigurations politiques sont monnaie
courante ; la dernière figure en date serait le « governissimo », qui n’a
de « issimo » que le nom. Suggéré par Massimo D’Alema et Walter Veltroni,
tous deux anciens Premiers ministres de centre-gauche, il s’agirait d’un
gouvernement du PD élargi à Monti et au PDL ou en tout cas à certaines de ses
fractions. L’idée est que, sous la pression des marchés et du spread, le PD
pourrait convaincre au moins certains secteurs du PDL à poursuivre l’orientation
mise en place jusqu’à présent et assurer une réforme de la loi électorale de
façon à organiser des élections à l’automne, sans pour autant qu’il y ait vide
de pouvoir. Dans sa déclaration du 27 février, Berlusconi semblerait plutôt
favorable à cette hypothèse, en se posant en politicien responsable, ce qui lui
permettrait de faire le pari de revenir sur le devant de la scène politique
après l’avoir quittée avec pertes et fracas en novembre 2011. Il s’agirait, au
final, de la poursuite des quinze mois de gouvernement Monti, mais sans
« technicien » à la tête du nouveau cabinet. Pour faire oublier le
caractère contre-nature d’une « alliance BBM » [Bersani-Berlusconi-Monti]
pour un centre-gauche et un centre qui ont fait campagne contre le danger d’un
retour du Cavaliere, on parle dans la presse de « governo scopo », ou
« gouvernement à un seul objectif », pour renforcer l’idée qu’il
s’agirait d’une simple parenthèse technique. Une telle configuration ferait les
choux-gras du M5S qui pourrait se profiler, pour le coup, en seule opposition
anti-système, d’où les réticences de la gauche de la coalition menée par
Bersani.
La seconde hypothèse a été formulée par Bersani lui-même,
tendant la main au M5S dans son seule et unique discours fait mardi en fin
d’après-midi, après vingt-quatre heures de silence radio de la part de la
direction du PD. Il s’agirait d’un gouvernement sans majorité stable au Sénat,
constituant au coup par coup un bloc majoritaire, à l’image de ce qui se fait en
Sicile où les élus du M5S soutiennent ponctuellement la majorité de
centre-gauche menée par Rosario Crocetta. Un tel scénario est a priori à
exclure. Si c’est la stabilité qui est recherchée, elle ne peut être suspendue à
un fil, en l’occurrence au bon vouloir des nouveaux sénateurs
« grillini » et pourraient s’avérer aussi peu fiables que les quelques
sénateurs conservateurs qui ont fini par faire chuter Prodi en 2008 au bout d’un
an et huit mois de législature. De son côté, sur son blog, Grillo a sèchement
répliqué par un calembour à l’offre faite par Bersani en l’assimilant « au
mort qui parle », du tarot napolitain, un homme politiquement mort qui ne
sait plus ce qu’il dit, et en sommant le secrétaire du PD de démissionner…
L’autre possibilité serait le scenario grec, à savoir de
revoter, à l’image du double scrutin organisé par Athènes au printemps dernier.
Le seul problème pour la bourgeoisie, outre la fragmentation de l’échiquier
politique, c’est que l’Italie n’est ni la Grèce, ni la Belgique, et par son
poids économique, et par son poids politique, et que le pays ne peut pas
connaître de vacance de pouvoir gouvernemental à moyen terme. Et pourtant, en
raison des impératifs constitutionnels, un Président de la république italien en
fin de mandat, ce qui est le cas, en l’occurrence, de Giorgio Napoletano, ne
peut dissoudre les Chambres et organiser de nouvelles élections très rapidement.
Il faudrait donc attendre la confirmation qu’aucune majorité stable n’est
possible au Sénat d’ici à la mi-mars, organiser un nouveau scrutin présidentiel
(indirect en Italie), sur la base du Parlement et du Sénat dans leur actuelle
configuration post-électorale -avec tout ce que cela représente d’inconnues et
d’incertitudes, le président de la république étant, en Italie, notamment en
temps de crise, plus qu’une charge honorifique- et enfin organiser, juste avant
l’été, un nouveau scrutin, après que le nouveau président aura dissout les deux
chambres venant de l’élire.
Aucun des trois scénarios n’est véritablement satisfaisant pour
la bourgeoisie italienne. En attendant, elle ne dispose plus de figure
« super partes », capable de se situer au dessus de la mêlée, à même de
rassurer Bruxelles et les marchés. Cela avait été le rôle de Mario Monti, ancien
de Goldmann-Sachs, de la faculté privée milanaise Bocconi et surtout Commissaire
européen à la Concurrence. Comme le soulignait l’éditorialiste de la presse
patronale turinoise La Stampa, Federico Geremica dès le 25 février, à
mesure où les résultats tombaient, la bourgeoisie a fait une erreur de calcul
grave en poussant Monti à se présenter.
Quelles perspectives pour l’Italie ?
Structurellement, ce que reflète cette crise de régime, avec
l’incapacité pour Confindustria et les secteurs le plus concentrés du capital
d’asseoir leur hégémonie politique, c’est avant tout une crise profonde de
l’articulation des différentes fractions de classe en Italie, surtout au sein de
la bourgeoisie. Le problème auquel fait face Confindustria n’est pas tant le
manque de contre-réformes ouvrières et populaires. De ce point de vue, depuis
1993 et surtout 1996, avec le premier gouvernement Prodi, le patronat italien a
avancé qualitativement en termes d’offensive contre les acquis et les conquêtes
sociales de l’Après-guerre et des années 1970 (ce qui ne l’empêche pas de
vouloir pousser encore plus son avantage). Mais ce qui leste pesamment le
système italien dans son ensemble et se répercute au niveau politique, c’est le
surpoids de la petite et moyenne bourgeoisie, parfaitement surreprésentée
politiquement, capable de tenir la grande bourgeoisie en otage, à travers ses
expressions politiques diverses, que ce soit le berlusconisme ou la Ligue du
Nord, freinant toute possibilité et tentative de concentration et de
rationalisation du capital, une nécessité pour la bourgeoisie, plus encore en
période de crise.
De façon plus conjoncturelle, la montée en force du
« grillismo » représente également une inquiétude forte pour la
bourgeoisie. En creux, cela témoigne du fait que les partis traditionnels,
courroies de transmission (plus ou moins appropriées et idoines) du capital et
instruments de reproduction de l’idéologie dominante, font face à une crise
majeure. Par rapport aux précédentes élections de 2008, le PD a perdu 3,5
millions de voix et le PDL 7 millions. Monti, poussé à se présenter à la fois
par certains secteurs de la grande bourgeoisie comme Montezemolo, patron de
Ferrari et proche de la famille Agnelli, ou encore le Vatican, a fait un score
catastrophique, avec prés de la moitié de ses 1,9 millions de voix (10,5% au
final), dans le Nord-Ouest, c’est-à-dire là où la bourgeoisie italienne est la
plus concentrée, incapable, par conséquent, de structurer un bloc social,
géographiquement plus étendu également, à même de « reformer le
pays ».
La montée en puissance du M5S, une force populiste, extérieure
à l’échiquier politique traditionnel, dont personne ne sait si elle est
fondamentalement intégrable ou manœuvrable, représente une inconnue de taille
pour le patronat qui va peser de tout son poids pour la discipliner. L’autre
élément central à considérer est la façon dont le M5S sera capable de réagir en
cas de retour de flamme social. Car si la bourgeoisie italienne a utilisé ses
partis, que ce soit la Démocratie Chrétienne ou les partis ouvriers-bourgeois
comme le PSI et le PC, c’est bien pour leur capacité à canaliser,
historiquement, à travers leurs multiples relais, la lutte des classes, que ce
soit au sortir de la guerre ou dans les années 1969-1980. Comme toute force
populiste en phase de crise, le M5S sera soumis à des pressions encore plus
fortes que les autres courants politiques.
Et c’est bien la possible pression sociale et la possibilité ou
non de la canaliser qui fait peur aux analystes les plus lucides de la
bourgeoisie italienne. Dans une note du 19 février citée par plusieurs journaux,
les analystes de Citigroup tablaient sur la victoire du PD incarnant « le
courant pro-Europe et pro-austérité », soulignant cependant que « la
capacité du nouveau gouvernement à réformer sera contrariée par la montée des
résistances populaires ». Ce ne sont pas les résistances qui ont manqué, ces
derniers mois, en Italie, même si elles ont été moins intenses sans doute que
dans d’autres pays d’Europe -la bureaucratie syndicale, et tout particulièrement
la CGIL, en porte une très lourde responsabilité-. Pour ne citer que quelques
exemples parmi les plus paradigmatiques, il suffit de penser à la lutte des
mineurs de Carbosulcis en Sardaigne ce été, à la résistance, à Tarente, face à
la menace de fermeture du pôle sidérurgique de l’Ilva, ou encore, dernièrement,
aux mobilisations très dures des travailleurs précaires du secteur de la
logistique dans la région de Milan, Plaisance et Rome (SdA et Ikea), sans même
parler du mouvement lycéen qui a commencé prendre corps, cet automne, avec des
occupations importantes de lycées, pour la première fois depuis de nombreuses
années.
Ces résistances ne sont aujourd’hui qu’embryonnaires mais elles
n’en sont pas moins révélatrices d’une situation potentiellement explosive au vu
de l’impact de la crise. Le problème est que ces résistance n’ont pas pu
converger ni même devenir une sorte de caisse de résonnance du ras-le-bol et de
la colère ouvrières et populaires. Le résultat a été le renforcement du vote
Grillo qui montre, quant à lui, que la question de la riposte à organiser contre
l’offensive que mène la bourgeoisie dans tous les pays d’Europe ne peut se
cristalliser autour de la seule question de « l’anti-austérité ».
Sur un double front, donc, la situation à l’issue de ce dernier
scrutin révèle les difficultés, pour la bourgeoisie, de reconstituer un nouveau
bloc hégémonique, après que celui qui a configuré le système républicain italien
au sortir de la guerre -constitué de concert par la Démocratie Chrétienne et le
PCI de Togliatti- a trépassé entre la fin des années 1980 et le début des années
1990. Il n’en reste pas moins que les difficultés à constituer un bloc
contre-hégémonique ouvrier et populaire sont sans doute encore plus importantes.
La raison principale est certainement à chercher du côté du rôle transformiste
par excellence de la gauche italienne, avec son passage du PCI au PDS-DS-PD
(acronymes des formations sociale-démocrates ayant succédé à la dissolution du
PC), mais aussi dans le caractère subalterne des forces de gauche radicale,
Refondation Communiste en tête, par rapport au centre-gauche bourgeois, depuis
le milieu des années 1990. Mais la crise, son approfondissement et les secousses
et les luttes qui en sortiront pourraient néanmoins permettre de nouveaux
espoirs en Italie, à condition qu’une extrême gauche de classe et
révolutionnaire se fixe un cap à la hauteur de la situation à venir[[Voir à ce
sujet « Les élections
italiennes et la ‘gauche de la gauche’ », 27/02/13.
Ciro TappesteSource : http://www.ccr4.org/Incertitudes-et-crise-politique-en-Itali...
[1] Tentée sous le second gouvernement Berlusconi, la
proposition de réformer l’article 18 avait entrainé une immense vague de
contestation sociale et ouvrière en 2003, couplée à un important mouvement
antiglobalisation avant et après Gênes 2001 et un très fort mouvement
anti-guerre. C’est une des raisons pour lesquelles, en 2006, la coalition de
centre-gauche reçoit le soutien de Confindustria qui la croit plus à même de
réformer en sa faveur et sans cristalliser un niveau de contestation sociale
nuisible à ses affaires et politiquement paralysante.
[2] La loi électorale italienne est faite de telle
manière à favoriser, au Sénat, les partis arrivant en tête dans chaque région et
qui raflent, par conséquent, la majorité des sièges. D’où l’importance des
régions les plus peuplées, comme le Latium, la Lombardie ou la Sicile. Ainsi, en
Sicile, avec 27,3%, le centre-gauche remporte 5 sièges et avec 33,4% la droite
en prend 14. A la Chambre en revanche, c’est la coalition arrivée en tête au
niveau national qui reçoit, de droit, 55% des sièges. Ainsi, avec 29,5% des
voix, Bersani reçoit 340 sièges alors que Berlusconi n’en remporte que 124 avec
quelques décimales en moins (29,1%). Cette loi électorale, décidée par Roberto
Calderoli (Ligue du Nord), en 2005, n’a jamais été modifiée par le centre-gauche
au pouvoir (tout comme elle n’a jamais rien fait pour démembrer l’empire
médiatique de Berlusconi au nom du confit d’intérêts), tout en sachant que la
loi, pour ce qui est du Sénat, favorise grandement la
droite.
URL de cet article 19562
http://www.legrandsoir.info/incertitudes-et-crise-politique-en-italie-apres-les-elections.html
http://www.legrandsoir.info/incertitudes-et-crise-politique-en-italie-apres-les-elections.html