dimanche 3 mars 2013

Incertitudes et crise politique en Italie après les (Le grand soir)

Incertitudes et crise politique en Italie après les élections

Avec le scrutin des 24 et 25 février le grand patronat italien, Confindustria, et les partenaires européens de Rome espéraient voir arriver au pouvoir un gouvernement stable, assurant la continuité des politiques d’austérité mises en œuvre par Mario Monti, « le Professore », au cours de ces quinze derniers mois. Ce n’est pas un hasard si, au moment de la publication des premiers sondages sortie des urnes favorables au centre-gauche, lundi à 15h, à la clôture des bureaux de vote, Piazza Affari, la Bourse de Milan, faisait un bond de 4% : le Parti Démocrate (PD) de Pierluigi Bersani était donné gagnant et semblait en mesure de constituer une majorité et à la Chambre et au Sénat pour gouverner. L’un des principaux porte-paroles démocrates, Enrico Letta, se disait confiant et prêt à ouvrir une nouvelle période dans la politique italienne, « la III République ».Mais c’est tout le contraire au final qui est arrivé. Le pays est plongé dans une crise politique inextricable, au plus grand désespoir du patronat et de Bruxelles.
Tout semblait en effet aller dans le sens de la constitution d’un gouvernement dominé par le Parti Démocrate , avec ou sans l’appui de la coalition démocrate-chrétienne menée par Mario Monti au cas où il aurait manqué quelques sièges à Bersani au Sénat. Mais ce ne sont pas quelques sièges qui manquent au PD à la chambre haute où, selon la Constitution italienne, il faut avoir une majorité de sénateurs pour pouvoir constituer un gouvernement. Le PD est loin des 158 sièges nécessaires puisqu’il n’en a que 123 contre 117 pour la coalition du Peuple de la Liberté (PDL) de Silvio Berlusconi. Les 19 sénateurs centristes de Monti ne peuvent faire pencher la balance ni dans un sens, ni dans un autre et c’est le groupe des 54 sénateurs répondant à Beppe Grillo, l’humoriste qui s’est lancé en politique avec son Mouvement Cinq Etoiles (M5S), qui a les clefs de la situation. Cependant, le mouvement populiste de Grillo, quoique plutôt anti-Berlusconi mais surtout contre tous les partis traditionnels, n’a aucune intention de passer d’accord avec qui que ce soit. C’est en ce sens que l’on peut dire, en reprenant la une du 26 février du quotidien du PD, Europa, que « Bersani a gagné mais n’a pas de majorité, Silvio [Berlusconi] sauve sa peau et Grillo mange tout le monde ».
On savait la troisième puissance de la zone euro en récession depuis fin 2011, faisant face, depuis une vingtaine d’années, à de graves problèmes structurels que la crise économique internationale n’ont fait qu’approfondir. Aujourd’hui, il faut rajouter à cela une crise politique de première importance puisque le pays s’avère, dans l’état actuel des choses et des tractations entre partis, parfaitement ingouvernable. Alors certes il ne s’agit que de l’énième épisode révélant la crise de régime latente auquel doit faire face la bourgeoisie italienne depuis le début des années 1990 ; une crise de régime que la « Seconde République » -système plus ou moins bipartite instauré de facto après l’Opération Mani Pulite (« Mains Propres »)- n’a pas permis de régler. Il s’agit néanmoins d’une crise d’autant plus grave pour la bourgeoisie qu’elle advient dans un contexte économique européen très particulier, avec un affaiblissement de l’Exécutif espagnol d’un côté -avec les scandales visant Mariano Rajoy et le Parti Populaire espagnol-, et une montée des forces politiques anti-Bruxelles, de droite comme « de gauche », à échelles continentale. C’est en ce sens que, pour la bourgeoisie, « les élections italiennes ont donné le pire résultat possible » comme le souligne le Wall Street Journal ou encore, pour reprendre la une du Financial Times du lendemain du scrutin, « l’Italie fait un saut dans le vide ». Wolfang Schäuble, ministre allemand de l’Economie, a quant à lui pressé « ceux qui ont été élu de former au plus vite un gouvernement pour lever les incertitudes (...) comme celles qui ont été ressenties à la suite des élections grecques de 2012 [car] la crise de l’euro n’est pas finie ». Le panorama qui s’ouvre est donc particulièrement complexe, tant pour le patronat italien que pour les bourgeoisies européennes, mais également pour celles et ceux qui, en Italie, refusent de payer la facture de la crise et seront appeler à construire la riposte ouvrière et populaire nécessaire pour renvoyer patronat et politiciens « a casa », non pas à travers les urnes, mais dans les luttes.

Le Parti Démocrate et Monti, enfants chéris de la bourgeoisie

Le PD, à la tête d’une coalition intégrant notamment sur sa gauche SEL (Gauche, Ecologie et Liberté), du gouverneur des Pouilles Nichi Vendola, était donné favori des sondages et avait reçu l’appui indirect des secteurs les plus concentrés du capital italien, en plus de l’aval des capitales européennes et de l’Eglise. Tous craignaient effectivement, plus que tout, un retour de Berlusconi et de sa coalition aux affaires, à la fois pour l’expérience désastreuse de 2008-2011, mais également en raison de l’incapacité du centre-droit italien à mener les réformes de structures nécessaires au grand patronat.
Le centre-gauche avait en effet été un soutien indéfectible à Monti tout au long de sa présidence à la tête d’un gouvernement de « techniciens ». Au crédit de Monti, il y avait la « confiance rétablie des marchés » (concernant notamment les possibilités de financement de la dette publique italienne à des taux moins exorbitants que sous Berlusconi) grâce à la mise en œuvre d’une politique austéritaire extrêmement brutale faite de coupes sombres, d’augmentation de la pression fiscale sur les ménages et de hausses des taxes ainsi que d’attaques contre le monde du travail, pouvant compter sur la passivité complice des trois principales confédérations syndicales (CGIL, CISL et UIL). C’est ainsi, pour ce dernier volet notamment, que sont passées sans coup férir non seulement une énième réforme des retraites mais également la réforme partielle de l’article 18 du Statut des Travailleurs, facilitant les licenciements [1] . Bersani ainsi que ses alliés s’étaient engagé à respecter l’ensemble des engagements budgétaires et politiques pris par Monti, sans revenir sur aucune de ses contre-réformes. Autant dire que le centre-gauche s’engageait à inscrire son action gouvernementale dans la parfaite continuité des politiques menées jusqu’à présent par le Professore, à l’exception, ici et là, de quelques modifications réclamées par Susanna Camusso et la direction de la CGIL et de sa fédération métallurgique, la FIOM.
La cocotte minute sociale italienne est en effet chauffée à blanc, mais tant le centre-gauche que Monti semblaient persuadés que face au « danger du retour de Berlusconi », l’électorat ouvrier et populaire allait « voter utile ». Et pourtant, il suffit de regarder de plus prés l’impact des politiques qui ont été menées depuis 2010 pour se rendre compte que la situation est explosive. Depuis 2010, ce sont plus de 300 milliards d’euros d’économie qui ont été réalisés, à travers une hausse de la pression fiscale et une diminution drastique des dépenses publiques pendant que le patronat continue à être subventionné pour faciliter la mise en chômage technique (« cassa integrazione ») dans les grandes entreprises du tissu industriel le plus concentré. Parallèlement, en 2012, ce sont plus de 100.000 PME qui ont fait faillite, avec toujours une saignée plus importante dans le Mezzogiorno, au Sud, qu’au Nord. On comprend mieux dans ce cadre comment l’Italie compte prés de 8 millions de pauvres, sur une population de prés de 61 millions. Pour ce qui est du marché du travail, les chiffres sont tout aussi catastrophiques laissant voir que l’Italie décroche de plus en plus par rapport à Paris ou Berlin pour se rapprocher de pays comme le Portugal, l’Etat espagnol ou même la Grèce : les 12% officiels de chômeurs cachent mal qu’ils sont encore plus nombreux si l’on compte les travailleurs au chômage technique (« cassa integrazione ») ou en très grande précarité. En effet, officiellement, prés de 20% des salariés, soit 4 millions sur 22 millions d’actifs, touchent moins de 800 euros par mois.

Que signifie la survie de Berlusconi ?

Berlusconi, que tout le monde donnait pour mort, débarqué quasiment de force en novembre 2011 de la Présidence du conseil, a réussi à tirer son épingle du jeu. En retirant son soutien à Monti -après que ses parlementaires l’ont appuyé tout autant que ceux du PD pendant quinze mois-, il a réussi à se poser en rupture avec la politique du Professore, et par conséquent du PD, accusé d’être à la botte d’Angela Merkel. La survie de Berlusconi et le score du PDL ne sont pas pour autant synonymes d’un déplacement à droite du curseur politique [2].
Toute la campagne de Berlusconi a consisté à reprendre à son compte de façon démagogique le sentiment diffus « anti-austérité » présent dans la société italienne, en prenant bien soin de faire oublier ses propres coupes budgétaires de 2010 et 2011 et en prenant pour cible Monti et Merkel, seuls responsables de la situation selon le PDL. C’est ainsi que la campagne a été pour partie axée sur la fiscalité, avec des promesses de remboursement de la taxe d’habitation (IMU) à hauteur de 4 milliards d’euro, « en cash ou en chèque », pour reprendre les mots du Cavaliere, une amnistie fiscale pour les mauvais payeurs épinglés par le Trésor italien ou encore la création de 4 millions de postes de travail, le tout généreusement arrosé de blagues sexistes et de discours racistes, relayés par ses alliés de La Ligue du Nord. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, bien qu’ayant perdu, Angelo Alfano, bras-droit de Berlusconi, a parlé d’un « succès extraordinaire » des 30,7% au sénat (talonnant de prés le PD et ses alliés avec 31,6%) et les 29,1% à la Chambre (contre les 29,5% pour le PD et sa coalition). Le score en effet permet une survie politique de Berlusconi et le place, lui et son empire médiatico-financier, à l’abri des juges, notamment par rapport au scandale lié à Mediaset (fraude fiscale). Le score du PDL et de la Ligue du Nord met en lumière le fait que le berlusconisme continue à disposer d’un bloc social dans lequel on retrouve, pêle-mêle, des secteurs de la petite et moyenne bourgeoisie, des gros et moyens entrepreneurs du Nord, des artisans, commerçants et agriculteurs, mais aussi des secteurs des classes populaires et du monde du travail, un bloc social que le grand capital italien, en dépit de tous ses relais, économiques, politiques et médiatiques, n’a pas réussi à faire exploser, et encore moins à lézarder. Cela ne doit pas cependant occulter que le PDL a perdu, par rapport aux élections de 2008, prés de 7 millions de voix, contre 1,6 millions pour ses alliés de la Ligue du Nord. C’est en ce sens que le véritable vainqueur des élections des 24 et 25 février est le M5S de Beppe Grillo.

Le Mouvement Cinq Etoiles : une formation populiste « anti-austérité » pour temps de crise

Avec 8,7 millions de suffrages et 25,5% des voix à la Chambre, empêchant, au Sénat, la constitution d’un gouvernement stable, le M5S est le véritable casse-tête de la bourgeoisie. La mouvance, qui n’est pas un parti, n’existait pas il y a trois ans et a réussi à devancer l’ensemble des formations qui sont issues des courants historiques de la vie politique italienne (PC, PSI et Démocratie-Chrétienne). Le vote qui s’est porté sur les listes des « grillini » qui se veulent « ni de droite, ni de gauche » est un vote anti-establishment (contre « la caste » au pouvoir, selon Grillo) et dans un sens anti-austérité.
Anti-système dans la mesure où c’est le reflet de l’exaspération de l’électorat italien face à une classe politique, de droite comme de gauche, éclaboussée par les scandales (les derniers en date étant ceux touchant la droite avec le pots-de-vin versés par Fincantieri, et la gauche, avec l’affaire de la banque Monte Paschi di Siena). Un des mots d’ordre de la campagne a donc été « a casa ! », « rentrez chez vous ! », adressé à des politiciens qui sont parmi les mieux payés d’Europe, Grillo revendiquant une réduction importante des salaires des politiques. A l’image de ce qu’est le mouvement, très lié à une jeune génération encore plus déboussolée politiquement après quinze mois de gouvernement d’unité nationale et subissant de plein fouet les effets de la crise, ce n’est pas un hasard si la première réaction de Grillo a été de tweeter « l’honnêteté va devenir à la mode » alors que les premiers résultats commençaient à infirmer les sondages sortie des urnes.
Nombreux sont les commentateurs, y compris à gauche et avec un appel du pied marqué, à l’image de Sinistra Critica, qui ont parlé d’un « vote anti-austérité »[[Voir Sinistra Critica, « Bocciata l’austerità. Ma invece di Syriza, c’è Grillo]. Cela est assez symptomatique du caractère profondément glissant su terme « anti-austérité ». Dans un certain sens, le vote pour Berlusconi était également un vote contre Monti et un vote « anti-austérité ». Alors certes l’électorat de Grillo n’est pas un simple recyclage de l’électorat de droite puisque, selon la plupart des études, il serait composé pour un tiers d’anciens électeurs de centre-gauche, pour un tiers du centre-droit et le tiers restants d’anciens abstentionnistes. La plateforme des « grillini »,cependant, est assez représentative d’une force populiste, petite-bourgeoise, par temps de crise, alliant pêle-mêle des revendications plutôt keynésiennes et progressistes, comme celle d’un revenu minimal de 1000 euros pour tous, le retour de l’eau dans le giron du public, l’arrêt des « grands chantiers inutiles » comme la TAV (le TGV Lyon-Turin) ou le pont sur le détroit de Messine, l’internet et les transports gratuits, à d’autres comme la défense des petits et moyens entrepreneurs face aux gros, la sortie de l’euro par référendum et le retour à la lire pour ce qui est du volet le plus chauvin de son programme, sans publier les charges en règle de Grillo affirmant vouloir en finir avec les syndicats, assimilés aux partis traditionnels.
C’est le caractère indéfini et insaisissable de l’orientation du M5S qui fait peur à la bourgeoisie qui ne sait pas jusqu’à quel point ses 162 parlementaires seront intégrables ou manœuvrables par le système. Mais du point de vue de notre classe, c’est le caractère populiste et policlassiste de Grillo, sorte de version « 2.0 » de ce qu’a pu être au début des années 1990 le surgissement de la Ligue du Nord, qui est problématique et n’est en aucun cas « l’expression d’un besoin fort d’alternative politique aux politiques de rigueur et d’austérité » comme voudrait le faire croire Sinistra Critica, après avoir renoncé à soutenir la liste de réformiste de gauche et appelé, au final, à l’abstention. C’est le symptôme d’une crise de régime, très problématique pour la bourgeoisie italienne et se partenaires européens, mais qui n’aura pas automatiquement une traduction sur le terrain social du rapport de forces.

Trois scénarios pour une mission compliquée : une crise de régime inquiétante pour les bourgeoisies européennes

La bourgeoisie italienne la plus concentrée et la plus résolument européiste fait face, aujourd’hui, à un énorme problème. Si l’Italie est ingouvernable, ne serait-ce même que quelques mois, avec un gouvernement condamné à expédier les affaires courantes sur fond de crise politique aiguë, c’est un problème à la fois pour la bourgeoisie italienne, mais également pour le reste des bourgeoisies européennes. Bruxelles, qui exprime leurs intérêts, croyait avoir temporairement remisé le danger qui pesait sur la stabilité financière et monétaire de la zone euro. La tempête pourrait revenir en force plus rapidement que prévu, sur fond de scandales politiques dans l’Etat espagnol, d’instabilité politique en Italie et d’un spread -à savoir le différentiel entre les taux d’emprunt italien et allemand- reparti à la hausse. L’ensemble des bourses au niveau mondial, de Tokyo à Paris en passant, a fortiori, par Milan, ont d’ailleurs ouvert dans le rouge dès le lendemain des résultats des élections italiennes.
La bourgeoisie italienne essaye tant bien que mal depuis les années 1990 de trouver la clef d’une « normalité gouvernementale » à même de permettre l’application des réformes de structure nécessaires pour relancer le capitalisme italien. Jamais depuis 2006 cependant la bourgeoisie ne s’est retrouvée devant des mécanos gouvernementaux aussi compliqués à gérer, témoignant d’une crise de régime latente. Tout a été tenté : « gouvernement technique », à l’image de celui de Monti -ou de Ciampi (1993-1994) ou Dini (1995-1996) en pleine phase, alors, de restructuration de l’échiquier politique italien-, une catégorie politique servant à définir des cabinets ministériels agissant « par-dessus » les partis, incapables de mener la politique réclamée par Confindustria ; « governo di larghe intese », sorte de coalition élargie, dans la meilleure tradition du « transformisme italien », où les retournements et reconfigurations politiques sont monnaie courante ; la dernière figure en date serait le « governissimo », qui n’a de « issimo » que le nom. Suggéré par Massimo D’Alema et Walter Veltroni, tous deux anciens Premiers ministres de centre-gauche, il s’agirait d’un gouvernement du PD élargi à Monti et au PDL ou en tout cas à certaines de ses fractions. L’idée est que, sous la pression des marchés et du spread, le PD pourrait convaincre au moins certains secteurs du PDL à poursuivre l’orientation mise en place jusqu’à présent et assurer une réforme de la loi électorale de façon à organiser des élections à l’automne, sans pour autant qu’il y ait vide de pouvoir. Dans sa déclaration du 27 février, Berlusconi semblerait plutôt favorable à cette hypothèse, en se posant en politicien responsable, ce qui lui permettrait de faire le pari de revenir sur le devant de la scène politique après l’avoir quittée avec pertes et fracas en novembre 2011. Il s’agirait, au final, de la poursuite des quinze mois de gouvernement Monti, mais sans « technicien » à la tête du nouveau cabinet. Pour faire oublier le caractère contre-nature d’une « alliance BBM » [Bersani-Berlusconi-Monti] pour un centre-gauche et un centre qui ont fait campagne contre le danger d’un retour du Cavaliere, on parle dans la presse de « governo scopo », ou « gouvernement à un seul objectif », pour renforcer l’idée qu’il s’agirait d’une simple parenthèse technique. Une telle configuration ferait les choux-gras du M5S qui pourrait se profiler, pour le coup, en seule opposition anti-système, d’où les réticences de la gauche de la coalition menée par Bersani.
La seconde hypothèse a été formulée par Bersani lui-même, tendant la main au M5S dans son seule et unique discours fait mardi en fin d’après-midi, après vingt-quatre heures de silence radio de la part de la direction du PD. Il s’agirait d’un gouvernement sans majorité stable au Sénat, constituant au coup par coup un bloc majoritaire, à l’image de ce qui se fait en Sicile où les élus du M5S soutiennent ponctuellement la majorité de centre-gauche menée par Rosario Crocetta. Un tel scénario est a priori à exclure. Si c’est la stabilité qui est recherchée, elle ne peut être suspendue à un fil, en l’occurrence au bon vouloir des nouveaux sénateurs « grillini » et pourraient s’avérer aussi peu fiables que les quelques sénateurs conservateurs qui ont fini par faire chuter Prodi en 2008 au bout d’un an et huit mois de législature. De son côté, sur son blog, Grillo a sèchement répliqué par un calembour à l’offre faite par Bersani en l’assimilant « au mort qui parle », du tarot napolitain, un homme politiquement mort qui ne sait plus ce qu’il dit, et en sommant le secrétaire du PD de démissionner…
L’autre possibilité serait le scenario grec, à savoir de revoter, à l’image du double scrutin organisé par Athènes au printemps dernier. Le seul problème pour la bourgeoisie, outre la fragmentation de l’échiquier politique, c’est que l’Italie n’est ni la Grèce, ni la Belgique, et par son poids économique, et par son poids politique, et que le pays ne peut pas connaître de vacance de pouvoir gouvernemental à moyen terme. Et pourtant, en raison des impératifs constitutionnels, un Président de la république italien en fin de mandat, ce qui est le cas, en l’occurrence, de Giorgio Napoletano, ne peut dissoudre les Chambres et organiser de nouvelles élections très rapidement. Il faudrait donc attendre la confirmation qu’aucune majorité stable n’est possible au Sénat d’ici à la mi-mars, organiser un nouveau scrutin présidentiel (indirect en Italie), sur la base du Parlement et du Sénat dans leur actuelle configuration post-électorale -avec tout ce que cela représente d’inconnues et d’incertitudes, le président de la république étant, en Italie, notamment en temps de crise, plus qu’une charge honorifique- et enfin organiser, juste avant l’été, un nouveau scrutin, après que le nouveau président aura dissout les deux chambres venant de l’élire.
Aucun des trois scénarios n’est véritablement satisfaisant pour la bourgeoisie italienne. En attendant, elle ne dispose plus de figure « super partes », capable de se situer au dessus de la mêlée, à même de rassurer Bruxelles et les marchés. Cela avait été le rôle de Mario Monti, ancien de Goldmann-Sachs, de la faculté privée milanaise Bocconi et surtout Commissaire européen à la Concurrence. Comme le soulignait l’éditorialiste de la presse patronale turinoise La Stampa, Federico Geremica dès le 25 février, à mesure où les résultats tombaient, la bourgeoisie a fait une erreur de calcul grave en poussant Monti à se présenter.

Quelles perspectives pour l’Italie ?

Structurellement, ce que reflète cette crise de régime, avec l’incapacité pour Confindustria et les secteurs le plus concentrés du capital d’asseoir leur hégémonie politique, c’est avant tout une crise profonde de l’articulation des différentes fractions de classe en Italie, surtout au sein de la bourgeoisie. Le problème auquel fait face Confindustria n’est pas tant le manque de contre-réformes ouvrières et populaires. De ce point de vue, depuis 1993 et surtout 1996, avec le premier gouvernement Prodi, le patronat italien a avancé qualitativement en termes d’offensive contre les acquis et les conquêtes sociales de l’Après-guerre et des années 1970 (ce qui ne l’empêche pas de vouloir pousser encore plus son avantage). Mais ce qui leste pesamment le système italien dans son ensemble et se répercute au niveau politique, c’est le surpoids de la petite et moyenne bourgeoisie, parfaitement surreprésentée politiquement, capable de tenir la grande bourgeoisie en otage, à travers ses expressions politiques diverses, que ce soit le berlusconisme ou la Ligue du Nord, freinant toute possibilité et tentative de concentration et de rationalisation du capital, une nécessité pour la bourgeoisie, plus encore en période de crise.
De façon plus conjoncturelle, la montée en force du « grillismo » représente également une inquiétude forte pour la bourgeoisie. En creux, cela témoigne du fait que les partis traditionnels, courroies de transmission (plus ou moins appropriées et idoines) du capital et instruments de reproduction de l’idéologie dominante, font face à une crise majeure. Par rapport aux précédentes élections de 2008, le PD a perdu 3,5 millions de voix et le PDL 7 millions. Monti, poussé à se présenter à la fois par certains secteurs de la grande bourgeoisie comme Montezemolo, patron de Ferrari et proche de la famille Agnelli, ou encore le Vatican, a fait un score catastrophique, avec prés de la moitié de ses 1,9 millions de voix (10,5% au final), dans le Nord-Ouest, c’est-à-dire là où la bourgeoisie italienne est la plus concentrée, incapable, par conséquent, de structurer un bloc social, géographiquement plus étendu également, à même de « reformer le pays ».
La montée en puissance du M5S, une force populiste, extérieure à l’échiquier politique traditionnel, dont personne ne sait si elle est fondamentalement intégrable ou manœuvrable, représente une inconnue de taille pour le patronat qui va peser de tout son poids pour la discipliner. L’autre élément central à considérer est la façon dont le M5S sera capable de réagir en cas de retour de flamme social. Car si la bourgeoisie italienne a utilisé ses partis, que ce soit la Démocratie Chrétienne ou les partis ouvriers-bourgeois comme le PSI et le PC, c’est bien pour leur capacité à canaliser, historiquement, à travers leurs multiples relais, la lutte des classes, que ce soit au sortir de la guerre ou dans les années 1969-1980. Comme toute force populiste en phase de crise, le M5S sera soumis à des pressions encore plus fortes que les autres courants politiques.
Et c’est bien la possible pression sociale et la possibilité ou non de la canaliser qui fait peur aux analystes les plus lucides de la bourgeoisie italienne. Dans une note du 19 février citée par plusieurs journaux, les analystes de Citigroup tablaient sur la victoire du PD incarnant « le courant pro-Europe et pro-austérité », soulignant cependant que « la capacité du nouveau gouvernement à réformer sera contrariée par la montée des résistances populaires ». Ce ne sont pas les résistances qui ont manqué, ces derniers mois, en Italie, même si elles ont été moins intenses sans doute que dans d’autres pays d’Europe -la bureaucratie syndicale, et tout particulièrement la CGIL, en porte une très lourde responsabilité-. Pour ne citer que quelques exemples parmi les plus paradigmatiques, il suffit de penser à la lutte des mineurs de Carbosulcis en Sardaigne ce été, à la résistance, à Tarente, face à la menace de fermeture du pôle sidérurgique de l’Ilva, ou encore, dernièrement, aux mobilisations très dures des travailleurs précaires du secteur de la logistique dans la région de Milan, Plaisance et Rome (SdA et Ikea), sans même parler du mouvement lycéen qui a commencé prendre corps, cet automne, avec des occupations importantes de lycées, pour la première fois depuis de nombreuses années.
Ces résistances ne sont aujourd’hui qu’embryonnaires mais elles n’en sont pas moins révélatrices d’une situation potentiellement explosive au vu de l’impact de la crise. Le problème est que ces résistance n’ont pas pu converger ni même devenir une sorte de caisse de résonnance du ras-le-bol et de la colère ouvrières et populaires. Le résultat a été le renforcement du vote Grillo qui montre, quant à lui, que la question de la riposte à organiser contre l’offensive que mène la bourgeoisie dans tous les pays d’Europe ne peut se cristalliser autour de la seule question de « l’anti-austérité ».
Sur un double front, donc, la situation à l’issue de ce dernier scrutin révèle les difficultés, pour la bourgeoisie, de reconstituer un nouveau bloc hégémonique, après que celui qui a configuré le système républicain italien au sortir de la guerre -constitué de concert par la Démocratie Chrétienne et le PCI de Togliatti- a trépassé entre la fin des années 1980 et le début des années 1990. Il n’en reste pas moins que les difficultés à constituer un bloc contre-hégémonique ouvrier et populaire sont sans doute encore plus importantes. La raison principale est certainement à chercher du côté du rôle transformiste par excellence de la gauche italienne, avec son passage du PCI au PDS-DS-PD (acronymes des formations sociale-démocrates ayant succédé à la dissolution du PC), mais aussi dans le caractère subalterne des forces de gauche radicale, Refondation Communiste en tête, par rapport au centre-gauche bourgeois, depuis le milieu des années 1990. Mais la crise, son approfondissement et les secousses et les luttes qui en sortiront pourraient néanmoins permettre de nouveaux espoirs en Italie, à condition qu’une extrême gauche de classe et révolutionnaire se fixe un cap à la hauteur de la situation à venir[[Voir à ce sujet « Les élections italiennes et la ‘gauche de la gauche’ », 27/02/13.
Ciro Tappeste
Source : http://www.ccr4.org/Incertitudes-et-crise-politique-en-Itali...
[1] Tentée sous le second gouvernement Berlusconi, la proposition de réformer l’article 18 avait entrainé une immense vague de contestation sociale et ouvrière en 2003, couplée à un important mouvement antiglobalisation avant et après Gênes 2001 et un très fort mouvement anti-guerre. C’est une des raisons pour lesquelles, en 2006, la coalition de centre-gauche reçoit le soutien de Confindustria qui la croit plus à même de réformer en sa faveur et sans cristalliser un niveau de contestation sociale nuisible à ses affaires et politiquement paralysante.
[2] La loi électorale italienne est faite de telle manière à favoriser, au Sénat, les partis arrivant en tête dans chaque région et qui raflent, par conséquent, la majorité des sièges. D’où l’importance des régions les plus peuplées, comme le Latium, la Lombardie ou la Sicile. Ainsi, en Sicile, avec 27,3%, le centre-gauche remporte 5 sièges et avec 33,4% la droite en prend 14. A la Chambre en revanche, c’est la coalition arrivée en tête au niveau national qui reçoit, de droit, 55% des sièges. Ainsi, avec 29,5% des voix, Bersani reçoit 340 sièges alors que Berlusconi n’en remporte que 124 avec quelques décimales en moins (29,1%). Cette loi électorale, décidée par Roberto Calderoli (Ligue du Nord), en 2005, n’a jamais été modifiée par le centre-gauche au pouvoir (tout comme elle n’a jamais rien fait pour démembrer l’empire médiatique de Berlusconi au nom du confit d’intérêts), tout en sachant que la loi, pour ce qui est du Sénat, favorise grandement la droite.

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