Vente à la découpe
Stratégie du choc : comment le FMI et l’Union européenne bradent la Grèce aux plus offrants
Par (20 juin 2013)
C’est l’heure des soldes. La plus grande promotion du 21ème siècle. Tout doit disparaître ! Pour tenter de réduire sa dette, la Grèce liquide tous ses biens publics : énergies, transports, compagnies des eaux, universités, rivages préservés... Le pays s’enfonce toujours plus dans une crise économique sans fin, malgré les « plans de sauvetage » européens. Ceux-ci profitent en grande partie au secteur financier, alors que pour les Grecs, l’austérité est devenue un mode de vie. Reportage à Athènes, auprès d’un peuple victime du traitement de choc imposé par le « capitalisme du désastre ».
« Plus d’un tiers de la population grecque n’a plus accès à la sécurité sociale », estime Giorgos Vichas, cardiologue. A la clinique autogérée de Hellinikon, en banlieue d’Athènes, une centaine de médecins soignent bénévolement des patients toujours plus nombreux. Depuis un an et demi, 10 000 personnes ont franchi les portes de ce dispensaire de fortune, planté au milieu d’une ancienne base militaire américaine. Avec les coupes drastiques des salaires – baisse de 40 % en quelques années – même ceux qui ont un travail n’ont souvent plus les moyens de payer les frais médicaux. Et les hôpitaux publics grecs manquent de médicaments, notamment pour le traitement des cancers.
Le secteur de la santé est un des symboles de la déliquescence des services publics grecs. Dans une salle de consultation aux murs blancs, le cardiologue égrène des histoires qui en disent long sur l’état du pays : celle de cette femme qui vient d’accoucher et à qui l’hôpital ne veut pas rendre son enfant tant qu’elle ne paye pas les frais d’hospitalisation. Une autre a été retenue dans sa chambre d’hôpital, un garde devant la porte, parce qu’elle devait 2000 euros. « Nous recevons beaucoup de gens qui ne peuvent plus payer pour l’eau et l’électricité depuis que les taxes immobilières ont augmenté. Le courant a même été coupé chez des personnes qui ont besoin d’un équipement médical permanent, comme de l’oxygène », décrit Giorgos Vichas. L’hiver dernier, faute de pouvoir acheter du fioul, dont le prix a doublé, les habitants ont remis en fonctionnement les vieilles cheminées dans les appartements. Ils se sont chauffés au bois... ou aux ordures. « Le soir, à Athènes, l’air était irrespirable », commente Makis Zervas, professeur à l’Hellenic open university.
Malgré les « plans de sauvetage », la dette grecque explose
Trois ans après le premier « plan de sauvetage » européen, la Grèce s’enfonce dans une récession qui semble ne jamais devoir finir. Le taux de chômage atteint 27 %. Il a été multiplié par trois depuis 2009. Un chiffre officiel encore en-dessous de la réalité. « Les jeunes qui cherchent un travail après avoir terminé leurs études ne sont pas comptabilisés, ni tous ceux qui travaillent une heure par semaine », précise Makis Zervas. Ni les travailleurs indépendants qui ont peu à peu cessé leur activité, faute de clients. Dans le centre d’Athènes, les rideaux de fer sont baissés sur une partie des commerces. 63% des jeunes de moins de 25 ans sont aujourd’hui sans travail. La croissance ? Avec un taux à - 6% en 2012, elle semble bien loin. Le PIB a chuté de 25 % depuis 2008. Autant que celui des États-Unis au moment de la crise de 1929.
Quelles perspectives après six années de récession ? La Grèce est « en bonne voie pour achever son ambitieux plan d’ajustement budgétaire », ose la directrice générale du FMI, Christine Lagarde. Le pays pourrait « renouer » avec la croissance en 2016, prophétisent le FMI et l’Union européenne [1]. Mais pour cela, il faudra encore faire des efforts. Comme si on exigeait de la Grèce, à bout de souffle, de courir encore un marathon de plus. Les objectifs de réduction de la dette, fixés par la Troïka (FMI, Commission européenne, Banque centrale européenne) semblent irréels. Quelqu’un dans un bureau, quelque part à Bruxelles ou Francfort, a tracé des courbes, tapoté sur sa calculatrice, dessiné des projections. Reprises en cœur par les chefs d’État européens. Objectif : une dette à 124 % du PIB en 2020. Elle était de 156 % en 2012. Elle sera de 175% en 2013. C’est mal parti. Vite, répond la Troïka, il faut accélérer les privatisations, démanteler les services publics, et au pas de charge, recapitaliser les banques. La vente de la compagnie de gaz a échoué la semaine dernière – et c’est la télévision publique qui a pris le retour de boomerang [2]. 2 650 chômeurs de plus.
Milliardaires, c’est l’heure des soldes !
Compagnies d’électricité, d’eau, de gaz naturel, ports et aéroports, chemins de fer et autoroutes, loterie nationale... La Grèce brade ses biens publics. Ceux-ci doivent lui rapporter 9,5 milliards d’euros d’ici à 2016. « Ils sont même en train de privatiser la collecte des impôts, s’indigne Makis Zervas. Et des universités ont été rachetées à 49 % par des sociétés privées, ce qui est contraire à la Constitution. » Le « plan de cession d’actifs publics », exigé par le FMI et l’Union européenne, est mis en œuvre par le Fonds d’exploitation du patrimoine public (Taiped). Cette Société anonyme grecque, fondée en 2011, a pour objectif de « maximiser la valeur » des biens publics vendus. Car ces privatisations sont « l’élément-clé pour le rétablissement de la crédibilité, condition préalable fondamentale pour le retour de la Grèce sur les marchés de capitaux mondiaux », martèle le site de l’organisme. Qui propose, comme dans un catalogue touristique, des plages, des forêts, des îles désertes ou des sites archéologiques. Tout doit disparaître. Mesdames et messieurs les milliardaires, promoteurs immobiliers et industriels du tourisme, n’hésitez pas : c’est l’heure des soldes.
En tête de gondole sur le site de Taiped : un terrain de 1,8 millions de m² (l’équivalent de 250 terrains de football) avec 7 km de côte sur l’ile de Rhodes. Et des zones classées Natura 2000 sur lesquelles Taiped suggère de construire hôtels, golfs et centres commerciaux. Ou l’ancien aéroport d’Athènes, un terrain de 623 hectares (trois fois la superficie de Monaco) en bord de mer, où quelques vestiges d’infrastructures construites pour les JO de 2004 s’élèvent au milieu des herbes folles. « Ils ont essayé de le vendre au Qatar, qui n’en a pas voulu », explique Natassa Tsironi, une riveraine, qui entretient là un jardin autogéré. « Une loi a été votée qui autorise les investisseurs à faire ce qu’il veulent de ce terrain, y compris bâtir des tours ». « 69 obstacles réglementaires, administratifs et techniques, ralentissant les privatisations, ont été levés », se réjouit Taiped, dans son rapport 2013.
« Le plus grand programme de cessions au monde »
La société de « dénationalisations » est pilotée par un bureau de cinq membres, tous issus du secteur privé et des banques grecques. Son président dirigeait jusqu’en 2013 la plus grande compagnie des eaux en Grèce, et a fondé une entreprise de construction de piscines – les débouchés semblent assurés, avec tous ces futurs complexes de loisirs qui vont pousser sur la côte... Le directeur général de Taiped, Yiannis Emiris, était responsable de la banque d’investissement d’Alpha Bank. Accompagnés par deux « observateurs » nommés par l’Eurozone et l’UE, ce groupe a donc en charge la liquidation des biens publics grecs. Et dispose d’une « autorité absolue concernant les décisions ». Tout actif transféré au Fonds doit être vendu ou liquidé : « Le retour des actifs à l’État n’est pas autorisé ». La grande braderie – « le plus grand programme de cessions au monde » – a commencé. Aux commandes : les entreprises privées grecques et la Troïka.
Le peuple grec a du mal à voir partir en miettes son patrimoine ? « On ne peut pas faire d’omelette sans casser des œufs », rétorque le Premier ministre, Antonis Samaras, dans une tribune [3], à propos de la privatisation de la télévision-radio publique grecque, ERT. « Nous devons montrer [au peuple grec] que nous osons nous opposer aux bastions les plus criants de l’opacité et du gaspillage », écrit-il. ERT était pourtant excédentaire. Que les citoyens se débrouillent pour trouver une logique dans ces décisions arbitraires. L’omelette est-elle réussie, au moins ? Les objectifs sont loin d’être atteints : en deux ans, les privatisations n’ont rapporté que 2 milliards d’euros. Même pas 1% du montant total de la dette.
La priorité : recapitaliser les banques
Celle-ci d’ailleurs ne diminue pas d’un iota. Elle était de 310 milliards d’euros en 2009. En 2013, quelques « plans de sauvetage » plus tard, alors que le pays s’enfonce dans le marasme économique et que la démocratie grecque est à l’agonie, la dette s’élève toujours à 309 milliards d’euros. Tout ça pour ça. Le PIB ayant subi de violents coups de butoir, la dette représente aujourd’hui 180 % du PIB (contre 130 % en 2009) [4]. La Grèce n’est plus un pays développé, estime le fournisseur d’indices boursiers MSCI, qui la classe désormais dans la catégorie des pays émergents. Combien d’années faudra-t-il pour retrouver le taux d’emploi de 2009 ? « Avec 4 % de croissance, on peut espérer atteindre ce niveau en 2020-2025, évalue Sotiris Koskoletos, économiste à l’Institut de recherche Nicos Poulantzas [5]. Mais qui peut aujourd’hui espérer une croissance à 4 % ? »
À quoi ont servi les plans de sauvetage successifs ? À sauver la Grèce d’une banqueroute immédiate en lui octroyant des nouveaux crédits. Et à effacer une partie de la dette, grâce à une « restructuration » de celle-ci [6], tout en lui ajoutant de nouveaux prêts sur le dos. Mais aussi – et surtout – à renflouer les banques grecques et les créanciers étrangers. « Une bonne partie du plan d’aide a été utilisée pour la recapitalisation des banques, c’est un fait. Elles étaient sous-capitalisées, risquaient de graves difficultés financières et pouvaient faire faillite », décrit Céline Antonin, économiste au département analyse et prévision de l’OFCE [7].
77% de l’aide européenne dirigée vers le secteur financier
Qui a reçu les 207 milliards d’euros débloqués par l’Union européenne et le FMI depuis 2010 ? Les banques grecques (pour 58 milliards) et les créanciers de l’État grec (pour 101 milliards), banques et fonds d’investissement pour la plupart. Au moins 77% de l’aide européenne n’a donc pas bénéficié aux citoyens mais, directement ou indirectement, au secteur financier ! Une étude d’Attac Autriche montre ainsi que seuls 46 milliards ont servi à renflouer les comptes publics – toujours sous forme de prêts, bien sûr. A mettre en parallèle avec les 34 milliards payés par l’État à ses créanciers en intérêt de la dette sur la même période [8].
Sauver les banques est donc bien la priorité de la Troïka. « On peut avoir l’impression en tant que citoyen, et à juste titre, que c’est un chèque en blanc aux banques », poursuit Céline Antonin, de l’OFCE. C’est surtout un moyen de transformer la dette privée détenue par les banques et les créanciers, en dette publique ! La part de la dette grecque détenue par les créanciers privés a été divisé par deux [9]. Sur qui pèse dorénavant le risque de banqueroute de la Grèce ? Sur l’Union européenne et le FMI. Donc sur les États et les citoyens européens.
Capitalisme du désastre
Pourquoi les Grecs ont-ils accepté ces mesures d’austérité, en échange d’un plan de sauvetage qui n’a rien résolu ? « On a perdu un million d’emplois dans le secteur privé. C’est comme si, en France, on supprimait d’un coup 6 ou 7 millions d’emplois. On reçoit plusieurs fois par jour des mauvaises nouvelles. Comment un cerveau humain peut-il suivre cette cadence ? », questionne Panagiotis Grigoriou, historien et ethnologue, auteur du blog Greek crisis. « Après plus de 8 000 manifestations et grèves en trois ans, les Grecs se sont résignés. Que peut-on faire de plus ? Chaque ligne du mémorandum (liste des mesures d’austérité imposée par la Troïka, ndlr) a été votée. On annule des lois mises en place depuis plusieurs décennies. La Constitution est bafouée. A quoi sert le Parlement ? »
« On n’est plus dans le capitalisme, mais dans sa prolongation, une sorte de méta-capitalisme », poursuit-il. Le traumatisme est collectif. Une situation qui ressemble étrangement à la stratégie du choc, définie par Milton Friedman, théoricien du libéralisme économique : « Attendre une crise de grande envergure, puis, pendant que les citoyens sont encore sous le choc, vendre l’État morceau par morceau, à des intérêts privés avant de s’arranger pour pérenniser les « réformes » à la hâte » [10].
Bienvenue en Grèce, laboratoire européen du « capitalisme du désastre » ! Milton Friedman décrit comment des changements économiques soudains et de grande ampleur provoquent des réactions psychologiques « facilitant l’ajustement ». Un ajustement qui se traduit par des attaques systématiques contre la sphère publique. Une approche similaire à la doctrine militaire des États-Unis en Irak, Shock and Awe (« choc et effroi »), décrit l’auteure canadienne Naomi Klein, qui vise à « contrôler la volonté, les perceptions et la compréhension de l’adversaire et le priver de toute capacité à agir et réagir ». Pour mieux réussir, ensuite, la thérapie de choc économique.
« Ils paieront un jour pour leurs crimes »
« Sortir la Grèce de la crise n’était pas la plus grande préoccupation de la Troïka, analyse Haris Grolemis, responsable de l’Institut de recherche Nicos Poulantzas. S’ils avaient vraiment voulu aider le pays, ils l’auraient fait moins violemment et plus solidairement. Mais l’essentiel pour eux était de protéger l’euro. Et d’imposer une discipline aux pays qui ne suivent pas strictement les règles de Maastricht. » Résultat : la Grèce est devenue une sorte de zone économique spéciale, à la main d’œuvre bon marché.
Le 5 juin 2013, le FMI fait son mea culpa : Christine Lagarde admet que le premier plan de sauvetage de la Grèce s’est soldé par des « échecs notables ». Et pointe la responsabilité de l’Union européenne : les États européens n’auraient pas les « compétences » requises pour mener à bien ce type de programme d’aide ! Mais la privatisation des biens publics et le sauvetage des intérêts financiers privés se poursuivent.
« En France, vous êtes les prochains. Préparez-vous »
« Des milliers de gens perdent leur vie ou subissent des dommages irrémédiables concernant leur santé, à cause de la politique menée aujourd’hui en Grèce, s’insurge le docteur Giorgos Vichas. Ce ne sont pas de simples morts. Ce sont des meurtres. Ceux qui ont voté des lois qui provoquent l’exclusion de plus en plus de personnes de la Sécurité sociale sont des meurtriers. Ce n’est pas seulement une responsabilité politique, mais une responsabilité criminelle. Nous espérons qu’ils paieront un jour pour leurs crimes. »
La mort subite de la télévision publique a suscité un sursaut de la population grecque. Un réveil démocratique ? C’est ce que nous expliquent, les yeux brillants, ceux que nous croisons dans les locaux occupés de la télévision publique ERT, là où techniciens et journalistes s’affairent pour continuer la diffusion des programmes, sur des canaux clandestins. La Grèce n’est qu’un laboratoire, d’autres pays seront bientôt concernés, préviennent-ils. « En France, vous êtes peut-être les prochains. Préparez-vous ». Les politiques d’austérité et la stratégie du choc de la Troïka seront-elles bientôt étendues à tout le continent ? Le seul moyen de l’empêcher est de lutter aux côtés de ceux qui en sont les premiers cobayes.
Agnès Rousseaux
@AgnesRousseaux sur twitter
Photo : CC Rupert Ganzer
Voir tous nos articles sur la Grèce
Le secteur de la santé est un des symboles de la déliquescence des services publics grecs. Dans une salle de consultation aux murs blancs, le cardiologue égrène des histoires qui en disent long sur l’état du pays : celle de cette femme qui vient d’accoucher et à qui l’hôpital ne veut pas rendre son enfant tant qu’elle ne paye pas les frais d’hospitalisation. Une autre a été retenue dans sa chambre d’hôpital, un garde devant la porte, parce qu’elle devait 2000 euros. « Nous recevons beaucoup de gens qui ne peuvent plus payer pour l’eau et l’électricité depuis que les taxes immobilières ont augmenté. Le courant a même été coupé chez des personnes qui ont besoin d’un équipement médical permanent, comme de l’oxygène », décrit Giorgos Vichas. L’hiver dernier, faute de pouvoir acheter du fioul, dont le prix a doublé, les habitants ont remis en fonctionnement les vieilles cheminées dans les appartements. Ils se sont chauffés au bois... ou aux ordures. « Le soir, à Athènes, l’air était irrespirable », commente Makis Zervas, professeur à l’Hellenic open university.
Malgré les « plans de sauvetage », la dette grecque explose
Trois ans après le premier « plan de sauvetage » européen, la Grèce s’enfonce dans une récession qui semble ne jamais devoir finir. Le taux de chômage atteint 27 %. Il a été multiplié par trois depuis 2009. Un chiffre officiel encore en-dessous de la réalité. « Les jeunes qui cherchent un travail après avoir terminé leurs études ne sont pas comptabilisés, ni tous ceux qui travaillent une heure par semaine », précise Makis Zervas. Ni les travailleurs indépendants qui ont peu à peu cessé leur activité, faute de clients. Dans le centre d’Athènes, les rideaux de fer sont baissés sur une partie des commerces. 63% des jeunes de moins de 25 ans sont aujourd’hui sans travail. La croissance ? Avec un taux à - 6% en 2012, elle semble bien loin. Le PIB a chuté de 25 % depuis 2008. Autant que celui des États-Unis au moment de la crise de 1929.
Quelles perspectives après six années de récession ? La Grèce est « en bonne voie pour achever son ambitieux plan d’ajustement budgétaire », ose la directrice générale du FMI, Christine Lagarde. Le pays pourrait « renouer » avec la croissance en 2016, prophétisent le FMI et l’Union européenne [1]. Mais pour cela, il faudra encore faire des efforts. Comme si on exigeait de la Grèce, à bout de souffle, de courir encore un marathon de plus. Les objectifs de réduction de la dette, fixés par la Troïka (FMI, Commission européenne, Banque centrale européenne) semblent irréels. Quelqu’un dans un bureau, quelque part à Bruxelles ou Francfort, a tracé des courbes, tapoté sur sa calculatrice, dessiné des projections. Reprises en cœur par les chefs d’État européens. Objectif : une dette à 124 % du PIB en 2020. Elle était de 156 % en 2012. Elle sera de 175% en 2013. C’est mal parti. Vite, répond la Troïka, il faut accélérer les privatisations, démanteler les services publics, et au pas de charge, recapitaliser les banques. La vente de la compagnie de gaz a échoué la semaine dernière – et c’est la télévision publique qui a pris le retour de boomerang [2]. 2 650 chômeurs de plus.
Milliardaires, c’est l’heure des soldes !
Compagnies d’électricité, d’eau, de gaz naturel, ports et aéroports, chemins de fer et autoroutes, loterie nationale... La Grèce brade ses biens publics. Ceux-ci doivent lui rapporter 9,5 milliards d’euros d’ici à 2016. « Ils sont même en train de privatiser la collecte des impôts, s’indigne Makis Zervas. Et des universités ont été rachetées à 49 % par des sociétés privées, ce qui est contraire à la Constitution. » Le « plan de cession d’actifs publics », exigé par le FMI et l’Union européenne, est mis en œuvre par le Fonds d’exploitation du patrimoine public (Taiped). Cette Société anonyme grecque, fondée en 2011, a pour objectif de « maximiser la valeur » des biens publics vendus. Car ces privatisations sont « l’élément-clé pour le rétablissement de la crédibilité, condition préalable fondamentale pour le retour de la Grèce sur les marchés de capitaux mondiaux », martèle le site de l’organisme. Qui propose, comme dans un catalogue touristique, des plages, des forêts, des îles désertes ou des sites archéologiques. Tout doit disparaître. Mesdames et messieurs les milliardaires, promoteurs immobiliers et industriels du tourisme, n’hésitez pas : c’est l’heure des soldes.
En tête de gondole sur le site de Taiped : un terrain de 1,8 millions de m² (l’équivalent de 250 terrains de football) avec 7 km de côte sur l’ile de Rhodes. Et des zones classées Natura 2000 sur lesquelles Taiped suggère de construire hôtels, golfs et centres commerciaux. Ou l’ancien aéroport d’Athènes, un terrain de 623 hectares (trois fois la superficie de Monaco) en bord de mer, où quelques vestiges d’infrastructures construites pour les JO de 2004 s’élèvent au milieu des herbes folles. « Ils ont essayé de le vendre au Qatar, qui n’en a pas voulu », explique Natassa Tsironi, une riveraine, qui entretient là un jardin autogéré. « Une loi a été votée qui autorise les investisseurs à faire ce qu’il veulent de ce terrain, y compris bâtir des tours ». « 69 obstacles réglementaires, administratifs et techniques, ralentissant les privatisations, ont été levés », se réjouit Taiped, dans son rapport 2013.
« Le plus grand programme de cessions au monde »
La société de « dénationalisations » est pilotée par un bureau de cinq membres, tous issus du secteur privé et des banques grecques. Son président dirigeait jusqu’en 2013 la plus grande compagnie des eaux en Grèce, et a fondé une entreprise de construction de piscines – les débouchés semblent assurés, avec tous ces futurs complexes de loisirs qui vont pousser sur la côte... Le directeur général de Taiped, Yiannis Emiris, était responsable de la banque d’investissement d’Alpha Bank. Accompagnés par deux « observateurs » nommés par l’Eurozone et l’UE, ce groupe a donc en charge la liquidation des biens publics grecs. Et dispose d’une « autorité absolue concernant les décisions ». Tout actif transféré au Fonds doit être vendu ou liquidé : « Le retour des actifs à l’État n’est pas autorisé ». La grande braderie – « le plus grand programme de cessions au monde » – a commencé. Aux commandes : les entreprises privées grecques et la Troïka.
Le peuple grec a du mal à voir partir en miettes son patrimoine ? « On ne peut pas faire d’omelette sans casser des œufs », rétorque le Premier ministre, Antonis Samaras, dans une tribune [3], à propos de la privatisation de la télévision-radio publique grecque, ERT. « Nous devons montrer [au peuple grec] que nous osons nous opposer aux bastions les plus criants de l’opacité et du gaspillage », écrit-il. ERT était pourtant excédentaire. Que les citoyens se débrouillent pour trouver une logique dans ces décisions arbitraires. L’omelette est-elle réussie, au moins ? Les objectifs sont loin d’être atteints : en deux ans, les privatisations n’ont rapporté que 2 milliards d’euros. Même pas 1% du montant total de la dette.
La priorité : recapitaliser les banques
Celle-ci d’ailleurs ne diminue pas d’un iota. Elle était de 310 milliards d’euros en 2009. En 2013, quelques « plans de sauvetage » plus tard, alors que le pays s’enfonce dans le marasme économique et que la démocratie grecque est à l’agonie, la dette s’élève toujours à 309 milliards d’euros. Tout ça pour ça. Le PIB ayant subi de violents coups de butoir, la dette représente aujourd’hui 180 % du PIB (contre 130 % en 2009) [4]. La Grèce n’est plus un pays développé, estime le fournisseur d’indices boursiers MSCI, qui la classe désormais dans la catégorie des pays émergents. Combien d’années faudra-t-il pour retrouver le taux d’emploi de 2009 ? « Avec 4 % de croissance, on peut espérer atteindre ce niveau en 2020-2025, évalue Sotiris Koskoletos, économiste à l’Institut de recherche Nicos Poulantzas [5]. Mais qui peut aujourd’hui espérer une croissance à 4 % ? »
À quoi ont servi les plans de sauvetage successifs ? À sauver la Grèce d’une banqueroute immédiate en lui octroyant des nouveaux crédits. Et à effacer une partie de la dette, grâce à une « restructuration » de celle-ci [6], tout en lui ajoutant de nouveaux prêts sur le dos. Mais aussi – et surtout – à renflouer les banques grecques et les créanciers étrangers. « Une bonne partie du plan d’aide a été utilisée pour la recapitalisation des banques, c’est un fait. Elles étaient sous-capitalisées, risquaient de graves difficultés financières et pouvaient faire faillite », décrit Céline Antonin, économiste au département analyse et prévision de l’OFCE [7].
77% de l’aide européenne dirigée vers le secteur financier
Qui a reçu les 207 milliards d’euros débloqués par l’Union européenne et le FMI depuis 2010 ? Les banques grecques (pour 58 milliards) et les créanciers de l’État grec (pour 101 milliards), banques et fonds d’investissement pour la plupart. Au moins 77% de l’aide européenne n’a donc pas bénéficié aux citoyens mais, directement ou indirectement, au secteur financier ! Une étude d’Attac Autriche montre ainsi que seuls 46 milliards ont servi à renflouer les comptes publics – toujours sous forme de prêts, bien sûr. A mettre en parallèle avec les 34 milliards payés par l’État à ses créanciers en intérêt de la dette sur la même période [8].
Sauver les banques est donc bien la priorité de la Troïka. « On peut avoir l’impression en tant que citoyen, et à juste titre, que c’est un chèque en blanc aux banques », poursuit Céline Antonin, de l’OFCE. C’est surtout un moyen de transformer la dette privée détenue par les banques et les créanciers, en dette publique ! La part de la dette grecque détenue par les créanciers privés a été divisé par deux [9]. Sur qui pèse dorénavant le risque de banqueroute de la Grèce ? Sur l’Union européenne et le FMI. Donc sur les États et les citoyens européens.
Capitalisme du désastre
Pourquoi les Grecs ont-ils accepté ces mesures d’austérité, en échange d’un plan de sauvetage qui n’a rien résolu ? « On a perdu un million d’emplois dans le secteur privé. C’est comme si, en France, on supprimait d’un coup 6 ou 7 millions d’emplois. On reçoit plusieurs fois par jour des mauvaises nouvelles. Comment un cerveau humain peut-il suivre cette cadence ? », questionne Panagiotis Grigoriou, historien et ethnologue, auteur du blog Greek crisis. « Après plus de 8 000 manifestations et grèves en trois ans, les Grecs se sont résignés. Que peut-on faire de plus ? Chaque ligne du mémorandum (liste des mesures d’austérité imposée par la Troïka, ndlr) a été votée. On annule des lois mises en place depuis plusieurs décennies. La Constitution est bafouée. A quoi sert le Parlement ? »
« On n’est plus dans le capitalisme, mais dans sa prolongation, une sorte de méta-capitalisme », poursuit-il. Le traumatisme est collectif. Une situation qui ressemble étrangement à la stratégie du choc, définie par Milton Friedman, théoricien du libéralisme économique : « Attendre une crise de grande envergure, puis, pendant que les citoyens sont encore sous le choc, vendre l’État morceau par morceau, à des intérêts privés avant de s’arranger pour pérenniser les « réformes » à la hâte » [10].
Bienvenue en Grèce, laboratoire européen du « capitalisme du désastre » ! Milton Friedman décrit comment des changements économiques soudains et de grande ampleur provoquent des réactions psychologiques « facilitant l’ajustement ». Un ajustement qui se traduit par des attaques systématiques contre la sphère publique. Une approche similaire à la doctrine militaire des États-Unis en Irak, Shock and Awe (« choc et effroi »), décrit l’auteure canadienne Naomi Klein, qui vise à « contrôler la volonté, les perceptions et la compréhension de l’adversaire et le priver de toute capacité à agir et réagir ». Pour mieux réussir, ensuite, la thérapie de choc économique.
« Ils paieront un jour pour leurs crimes »
« Sortir la Grèce de la crise n’était pas la plus grande préoccupation de la Troïka, analyse Haris Grolemis, responsable de l’Institut de recherche Nicos Poulantzas. S’ils avaient vraiment voulu aider le pays, ils l’auraient fait moins violemment et plus solidairement. Mais l’essentiel pour eux était de protéger l’euro. Et d’imposer une discipline aux pays qui ne suivent pas strictement les règles de Maastricht. » Résultat : la Grèce est devenue une sorte de zone économique spéciale, à la main d’œuvre bon marché.
Le 5 juin 2013, le FMI fait son mea culpa : Christine Lagarde admet que le premier plan de sauvetage de la Grèce s’est soldé par des « échecs notables ». Et pointe la responsabilité de l’Union européenne : les États européens n’auraient pas les « compétences » requises pour mener à bien ce type de programme d’aide ! Mais la privatisation des biens publics et le sauvetage des intérêts financiers privés se poursuivent.
« En France, vous êtes les prochains. Préparez-vous »
« Des milliers de gens perdent leur vie ou subissent des dommages irrémédiables concernant leur santé, à cause de la politique menée aujourd’hui en Grèce, s’insurge le docteur Giorgos Vichas. Ce ne sont pas de simples morts. Ce sont des meurtres. Ceux qui ont voté des lois qui provoquent l’exclusion de plus en plus de personnes de la Sécurité sociale sont des meurtriers. Ce n’est pas seulement une responsabilité politique, mais une responsabilité criminelle. Nous espérons qu’ils paieront un jour pour leurs crimes. »
La mort subite de la télévision publique a suscité un sursaut de la population grecque. Un réveil démocratique ? C’est ce que nous expliquent, les yeux brillants, ceux que nous croisons dans les locaux occupés de la télévision publique ERT, là où techniciens et journalistes s’affairent pour continuer la diffusion des programmes, sur des canaux clandestins. La Grèce n’est qu’un laboratoire, d’autres pays seront bientôt concernés, préviennent-ils. « En France, vous êtes peut-être les prochains. Préparez-vous ». Les politiques d’austérité et la stratégie du choc de la Troïka seront-elles bientôt étendues à tout le continent ? Le seul moyen de l’empêcher est de lutter aux côtés de ceux qui en sont les premiers cobayes.
Agnès Rousseaux
@AgnesRousseaux sur twitter
Photo : CC Rupert Ganzer
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Notes
[1] Une analyse que ne partage pas l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques).
[2] La justice grecque a annulé le 17 juin le décret gouvernemental de fermeture de la radio-télévision publique ERT. En attendant le jugement définitif, les programmes peuvent reprendre temporairement.
[4] Pour comparer, la dette publique représente 197% du PIB au Japon, 127% en Italie, 92% aux États-Unis et en France, 82% en Allemagne. Source : Attac.
[5] Institut de recherche fondé par le parti d’opposition Synaspismos, membre de la coalition de gauche Syriza. Voir le site.
[6] En 2012, 107 milliards de dettes a été effacés. La dette est passé en mars de 337 milliards à 251 milliards d’euros.
[7] Lire l’interview sur Arte Journal, publiée le 17/06/13.
[8] Ou avec les 10 milliards de dépenses militaires pour lesquelles la Grèce, pointe Attac Autriche, a reçu des pressions de la France et de l’Allemagne : couper dans ces budgets auraient eu des conséquences sur les entreprises de ces deux pays. Il représente pourtant 4% du PIB de la Grèce, contre 2,4% pour la France.
[9] En 2012, seuls 27% de la dette restait entre les mains des banques et autres établissements financiers. Source : Le Figaro, 09/05/2012
[10] Cité par Naomi Klein, La Stratégie du choc, 2008.