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Quand la science fait de la planète une paillasse de laboratoire
Par (3 octobre 2013)
L’éthique vaut plus cher que sa carrière, assure le généticien Christian Vélot, qui continue, malgré les pressions, à alerter sur les risques potentiels liés aux OGM. Il revient sur l’onde de choc provoquée par l’étude controversée de Gilles-Eric Séralini, un an après sa publication. S’il attend peu de choses de la récente loi de protection des lanceurs d’alerte, Christian Vélot propose plusieurs pistes pour éviter les conflits d’intérêts, et construire des passerelles entre la recherche institutionnelle et la société civile.
Basta ! : Un an après la sortie de l’étude de Gilles-Eric Séralini sur la toxicité du maïs OGM NK603 et du pesticide RoundUp, les conditions de recherche sur les OGM ont-elles évolué ?
Christian Vélot [1] : Oui, des choses ont bougé, mais pas de façon systématique sur l’évaluation de tous les OGM. Un an après cette étude, la France et l’Union européenne ont lancé des appels d’offres pour des études sur les effets sanitaires de vie entière (deux ans pour des rats) du NK603, le maïs génétiquement modifié qui a fait l’objet de l’étude Séralini [2]. Comme ce type d’appels d’offre n’existait pas avant l’étude de Gilles-Eric Séralini, il lui a fallu prendre son bâton de pèlerin pour demander un soutien financier auprès de fondations, de parlementaires... Cela a nécessité un travail colossal. En ce sens, il y a un avant et un après « l’étude Séralini ».
Mais ces appels d’offre, qui sont restreints au maïs NK603, ne correspondent pas, contrairement à ce qu’on essaie de faire croire, à une répétition de l’étude Séralini (afin de confirmer ou infirmer ses résultats). Il ne s’agit pas d’études de toxicologie à long terme, mais d’études de cancérogenèse. Comme son nom l’indique, une étude de cancérogénèse se limite à observer l’apparition de cancers, alors qu’une étude de toxicologie permet de révéler de nombreuses autres pathologies chroniques (toxicité hépato rénale, perturbations hormonales, diabète, obésité, troubles cardiaques, etc…). C’est une manière de restreindre les observations pour s’assurer que l’on ne verra pas trop de choses !
L’Union européenne a rendu obligatoire en février 2013 les tests de toxicité à trois mois, pour toute demande de commercialisation des OGM destinés à l’alimentation humaine et animale. Est-ce une bonne nouvelle pour la recherche ?
Auparavant, les instances décisionnelles n’étaient pas tenues de faire des études à trois mois. C’est désormais devenu la règle. C’est toujours ça de gagné ! Mais ce qu’a montré l’étude de Gilles-Eric Séralini, c’est que ces trois mois sont insuffisants. Il est indispensable de faire des études « de vie entière » pour observer les éventuels effets chroniques. Alors qu’à trois mois, on ne peut voir que des effets aigus. Là encore on a fait bouger les lignes mais pas suffisamment.
Cette étude a surtout fait bouger la communauté scientifique. Celle-ci d’ailleurs n’a pas invalidé l’étude, contrairement à ce qui a pu être affirmé. La communauté scientifique est en fait totalement partagée. Et ceux qui ont violemment critiqué l’étude – et qui prétendent représenter la communauté scientifique – sont les agences d’expertise, qui sont juges et partie puisqu’elles ont elles-mêmes contribué à autoriser les produits incriminés. Ainsi que des experts autoproclamés, tels certains académiciens qui ont prétendu parler au nom des académies toutes entières alors qu’ils ne représentent qu’eux-mêmes. L’étude est toujours dans l’édition scientifique de Food and Chemical Toxicology qui ne l’a pas retirée, malgré toutes les pressions. Ces pressions sont allées jusqu’au changement de la composition du bureau éditorial de la revue : un nouvel éditeur adjoint chargé des biotechnologies a été nommé. Il s’agit de Richard Goodman, qui a travaillé sept ans pour Monsanto ! C’est vous dire si l’on a mis les moyens pour, au moins, faire en sorte que Gilles-Eric Séralini ne puisse plus publier dans ce journal.
Le journaliste Stéphane Foucart écrit dans La Fabrique du mensonge que « l’arme favorite de l’industrie pour viser les chercheurs qui dérangent est la diffamation ». Vous partagez cet avis ?
Tout à fait. On pourrait attendre de la communauté scientifique une critique constructive : regarder les points forts et les points faibles d’une étude – il y en a toujours, quelle que soit l’étude et quelle que soit la notoriété du journal scientifique dans lequel elle est publiée. Puis étudier la manière dont pourraient être surmontés ces éventuels points faibles, dans le cadre d’une nouvelle expérience pour tester la reproductibilité et ainsi infirmer ou confirmer les résultats obtenus. C’est la véritable démarche scientifique, qui fait appel à l’expertise contradictoire.
A l’inverse, on a assisté à un véritable lynchage de Gilles-Eric Séralini, accusé d’avoir triché et modifié ses résultats. C’est la pire des attaques. C’est une véritable remise en cause de son intégrité morale et de son honnêteté scientifique. Gilles-Eric Séralini a décidé d’aller en justice, grâce au soutien du Criigen (Comité de recherche et d’Information indépendantes sur le génie génétique) qui va prendre en charge les frais d’avocats [3]. Si le chercheur attaqué est isolé et ne bénéficie pas de suffisamment de soutiens, il ne pourra pas se permettre d’intenter des procès en diffamation, car cela coûte cher. De ce point de vue, la diffamation est une arme redoutable : non seulement, elle affaiblit le chercheur qui dérange moralement en le discréditant, mais l’étouffe financièrement s’il cherche à se défendre.
Le Parlement a adopté le 3 avril dernier la proposition de loi qui vise à protéger les « lanceurs d’alerte » et à renforcer l’indépendance des expertises scientifiques. Les effets de cette loi sont-ils déjà perceptibles dans les laboratoires de recherche ?
Absolument pas. Honnêtement, je ne pense pas qu’il y aura la moindre retombée. Cette loi a été vidée de sa substance. La création d’une Haute autorité de l’alerte et l’expertise prévue par cette loi a fait l’objet d’un enterrement de première classe. Le côté positif est que l’on reconnaît l’existence des lanceurs d’alerte. On pourra s’appuyer sur la loi pour éviter à ces derniers de subir des pressions, de la discrimination, notamment dans le monde de l’entreprise. Mais si je revivais aujourd’hui la situation de conflit que j’ai vécu en 2007-2008, en tant que lanceur d’alerte, je crains que rien ou peu de choses ne changeraient.
Vous vous êtes trouvé en conflit avec la direction de l’Institut de génétique et de microbiologie de l’Université d’Orsay suite à vos prises de position publiques contre les OGM (lire ici). Quels enseignements en avez-vous tiré ?
Ce conflit est né de mes prises de position publiques sur les OGM. C’est mon rôle en tant que scientifique et citoyen d’alerter sur des risques potentiels liés à une technologie. Pour justifier de ma compétence sur ce sujet, j’apparaissais dans les médias en tant que membre de l’Institut de génétique et de microbiologie, ce qui m’a été reproché. S’en est suivie toute une série de pressions matérielles et morales.
Je m’en suis sorti grâce au soutien des citoyens. Une pétition a recueilli 50 000 signatures. Nous étions en plein Grenelle de l’environnement. Un groupe thématique travaillait sur la gouvernance et il était question des lanceurs d’alerte et de leur protection. J’ai bénéficié de ce contexte, d’une grande couverture médiatique, mais aussi de soutiens, notamment de la Fondation Sciences citoyennes qui a fait un travail gigantesque, et de l’appui d’un certain nombre de personnalités scientifiques et politiques. Une manifestation a été organisée à Orsay pour me soutenir. Face à cette pression, l’université (qui n’était pas mon ennemie dans cette affaire mais qui faisait la sourde oreille) s’est engagée à ce que je puisse continuer à travailler, que je bénéficie d’une structure et de locaux. Mais il y a forcément des séquelles. Aucune structure à Orsay ne voulait de moi après cette affaire. Je suis désormais rattaché administrativement à une structure de recherche codirigée par Gilles-Eric Séralini, le Pôle Risques, à Caen. Les choses se sont un peu apaisées.
Cette épreuve n’a-t-elle pas entravé votre engagement ?
Mes prises de positions et mon éthique valent plus cher que ma carrière. Rien ne m’empêchera de critiquer ce que je trouve absolument scandaleux : se réfugier derrière la science pour vendre une technologie qui n’a rien de scientifique, qui prend les citoyens pour des cobayes et la planète pour une paillasse de laboratoire.
Que répondez-vous à ceux qui vous reprochent d’être animés par l’émotion ?
C’est assez drôle de constater que ceux qui qualifient certains scientifiques de pseudo-scientifiques, de passéistes, voire même d’obscurantistes au prétexte qu’ils sont critiques de leur propre « chapelle », sont en fait des curés de la science : ils font de la science une religion — le scientisme — et sont incapables d’avoir le moindre esprit critique vis-à-vis de leur propre activité.
Si l’on veut que la science reste crédible, il faut avoir un peu d’humilité et reconnaître toute l’impuissance de la technologie. La technoscience ne peut pas tout. C’est une fuite en avant de penser que tous les problèmes sanitaires et environnementaux par exemple, qui résultent déjà en grande partie des retombées de la technologie, pourraient être résolus par de nouvelles technologies, qui sont elles-mêmes génératrices de problèmes sanitaires et environnementaux.
Vous contribuez à alerter l’opinion sur les risques potentiels des OGM. Sur un autre sujet, comprenez-vous ceux qui critiquent ou mettent en doute les synthèses du GIEC sur le réchauffement climatique ? Est-ce une démarche comparable ?
Certainement pas. Ceux qui défendent les OGM à tout prix (et la technoscience en général), et ceux qui attaquent le GIEC sont les mêmes. Ils nient notamment l’impact des technologies, de l’activité industrieuse, sur l’environnement et la santé. Ils ne se réfèrent qu’aux études scientifiques qui attestent leur thèse et oublient toutes les autres. Ils sont dans le déni de la connaissance.
Pour pouvoir mener correctement des recherches, quelles sont les règles à instaurer pour éviter les conflits d’intérêt ?
On peut déjà imposer une règle : que toute personne qui a un lien direct ou indirect avec une entreprise ne soit pas membre de la commission d’expertise en charge d’évaluer ses produits. Et comme il est de plus en plus difficile de trouver des scientifiques qui n’aient aucun lien avec l’industrie dans leur domaine de compétence, une partie de la solution serait une véritable pluri-représentation du monde scientifique au sein des comités d’expertise techniques, tant du point de vue de la discipline que du point de vue des « a priori » à l’égard de la technologie (ou de ses produits) qu’ils sont en charge d’expertiser. Par ailleurs, il serait essentiel qu’il y ait deux comités : un comité technique composé de scientifiques, mais aussi un comité économique, éthique et social, issu de la société civile. Aujourd’hui, l’expertise n’est posée qu’en terme technique (que l’on qualifie d’ailleurs pompeusement de scientifique). Un autre aspect très important de l’expertise est l’utilité sociale et les alternatives éventuelles. Et ce n’est pas aux seuls scientifiques d’en juger.
Il faudrait bien sûr que ces deux comités aient le même poids. Au HCB, le Haut Conseil aux Biotechnologies, on a bien les deux comités, mais le comité scientifique émet un avis, alors que le comité économique, éthique et social émet des recommandations…
Etes-vous aussi attaché aux conférences de citoyens ?
Le terme a tellement été galvaudé que nous préférons parler à la Fondation Sciences Citoyennes (FSC) des « conventions de citoyens ». Ce sont des sortes de jurys populaires composés d’individus volontaires (non rémunérés), initialement tirés au sort, représentatifs de la société civile dans toute sa diversité (catégories socio-économiques, géographiques, sexes, âges…), et qui reçoivent pendant quelques week-ends une formation contradictoire sur le thème en question [4]. Ce jury populaire peut ensuite demander à auditionner d’autres personnes (philosophe, syndicaliste, agriculteur...) pour avoir un avis complémentaire. Ce jury rédige un rapport collectif, avec les éventuels avis divergents. De tels procédés ont déjà été mis en œuvre, mais sans un cahier des charges suffisamment précis et rigoureux pour permettre une véritable prise en compte par les instances décisionnelles. A l’initiative de la Fondation Sciences Citoyennes, une méthodologie précise a été élaborée sous la forme d’un projet législatif, pour la mise en œuvre et l’encadrement de ces conventions de citoyens, et la prise en compte des avis qui en ressortent.
La Fondation Sciences Citoyennes organise jusqu’au 15 octobre prochain, à Paris et dans plusieurs villes, la neuvième édition du festival Sciences en Bobines. Quel sens donnez-vous à ce festival dont vous êtes partie prenante ?
Ce festival donne une image beaucoup plus critique de la science. On a tendance, notamment au travers de la Fête de la science, à faire croire que tout ce qui sort d’un laboratoire est bon pour l’humanité parce que c’est le produit d’une activité de recherche. « Sciences en bobines » sélectionne des films qui donnent une autre vision de la science : que le progrès technique n’est pas toujours synonyme de progrès social, qu’il ne faut pas confondre progrès et modernisme, et que l’on ne peut pas faire de la recherche en vase clos sans se préoccuper des retombées sociétales, économiques ou éthiques. A travers ces films, on perçoit l’impact de toute activité de recherche, qu’elle soit fondamentale ou appliquée, sur l’ensemble de la société civile. Ce festival est vraiment un outil important pour construire des passerelles entre la recherche institutionnelle et la société civile.
« Dans une société bien faite, il n’y aurait pas besoin de lanceurs d’alerte, écrivez-vous. Quand ils disparaîtront, c’est que la démocratie et l’expertise auront bien évolué. » Nous n’en sommes pas encore là ?
On est bien loin du compte ! C’est très bien que nous ayons désormais une protection des lanceurs d’alerte (même si elle est très en-deçà de ce que nous étions en droit d’en attendre). Mais on ne peut pas se réjouir d’avoir obtenu un statut des lanceurs d’alerte. Lanceur d’alerte, ce n’est pas un statut, ce n’est pas un métier, c’est le résultat d’une circonstance. N’importe qui peut être lanceur d’alerte. On devient lanceur d’alerte quand on prend conscience au travers de son activité professionnelle par exemple d’un risque potentiel pour l’ensemble de la population, et qu’on décide d’en avertir l’ensemble la société civile. En dénonçant les risques liés à une technologie ou à ses produits, ils montrent les failles de notre système de recherche et d’expertise, dénoncent les vices de tout un système : conflits d’intérêt, carence et opacité de l’évaluation,...
Si l’expertise était bien faite et transparente, il n’y aurait pas besoin de lanceur d’alertes. La situation idéale sera atteinte le jour où on aura une loi qui nous permettra de poursuivre les « couvreurs d’alerte », c’est-à-dire ceux qui empêchent que des risques soient connus, comme le laboratoire Servier, sur le Mediator. L’idéal serait de ne plus avoir à protéger la lanceuse d’alerte Irène Frachon, mais de poursuivre les laboratoires Servier pour avoir couvert une alerte. Le jour où on en sera là, on aura vraiment fait des grands pas dans la transparence de l’expertise, et donc dans la démocratie.
Propos recueillis par Sophie Chapelle
@Sophie_Chapelle sur twitter
Photo Une : © J+B Séquences
Christian Vélot [1] : Oui, des choses ont bougé, mais pas de façon systématique sur l’évaluation de tous les OGM. Un an après cette étude, la France et l’Union européenne ont lancé des appels d’offres pour des études sur les effets sanitaires de vie entière (deux ans pour des rats) du NK603, le maïs génétiquement modifié qui a fait l’objet de l’étude Séralini [2]. Comme ce type d’appels d’offre n’existait pas avant l’étude de Gilles-Eric Séralini, il lui a fallu prendre son bâton de pèlerin pour demander un soutien financier auprès de fondations, de parlementaires... Cela a nécessité un travail colossal. En ce sens, il y a un avant et un après « l’étude Séralini ».
Mais ces appels d’offre, qui sont restreints au maïs NK603, ne correspondent pas, contrairement à ce qu’on essaie de faire croire, à une répétition de l’étude Séralini (afin de confirmer ou infirmer ses résultats). Il ne s’agit pas d’études de toxicologie à long terme, mais d’études de cancérogenèse. Comme son nom l’indique, une étude de cancérogénèse se limite à observer l’apparition de cancers, alors qu’une étude de toxicologie permet de révéler de nombreuses autres pathologies chroniques (toxicité hépato rénale, perturbations hormonales, diabète, obésité, troubles cardiaques, etc…). C’est une manière de restreindre les observations pour s’assurer que l’on ne verra pas trop de choses !
L’Union européenne a rendu obligatoire en février 2013 les tests de toxicité à trois mois, pour toute demande de commercialisation des OGM destinés à l’alimentation humaine et animale. Est-ce une bonne nouvelle pour la recherche ?
Auparavant, les instances décisionnelles n’étaient pas tenues de faire des études à trois mois. C’est désormais devenu la règle. C’est toujours ça de gagné ! Mais ce qu’a montré l’étude de Gilles-Eric Séralini, c’est que ces trois mois sont insuffisants. Il est indispensable de faire des études « de vie entière » pour observer les éventuels effets chroniques. Alors qu’à trois mois, on ne peut voir que des effets aigus. Là encore on a fait bouger les lignes mais pas suffisamment.
Cette étude a surtout fait bouger la communauté scientifique. Celle-ci d’ailleurs n’a pas invalidé l’étude, contrairement à ce qui a pu être affirmé. La communauté scientifique est en fait totalement partagée. Et ceux qui ont violemment critiqué l’étude – et qui prétendent représenter la communauté scientifique – sont les agences d’expertise, qui sont juges et partie puisqu’elles ont elles-mêmes contribué à autoriser les produits incriminés. Ainsi que des experts autoproclamés, tels certains académiciens qui ont prétendu parler au nom des académies toutes entières alors qu’ils ne représentent qu’eux-mêmes. L’étude est toujours dans l’édition scientifique de Food and Chemical Toxicology qui ne l’a pas retirée, malgré toutes les pressions. Ces pressions sont allées jusqu’au changement de la composition du bureau éditorial de la revue : un nouvel éditeur adjoint chargé des biotechnologies a été nommé. Il s’agit de Richard Goodman, qui a travaillé sept ans pour Monsanto ! C’est vous dire si l’on a mis les moyens pour, au moins, faire en sorte que Gilles-Eric Séralini ne puisse plus publier dans ce journal.
Le journaliste Stéphane Foucart écrit dans La Fabrique du mensonge que « l’arme favorite de l’industrie pour viser les chercheurs qui dérangent est la diffamation ». Vous partagez cet avis ?
Tout à fait. On pourrait attendre de la communauté scientifique une critique constructive : regarder les points forts et les points faibles d’une étude – il y en a toujours, quelle que soit l’étude et quelle que soit la notoriété du journal scientifique dans lequel elle est publiée. Puis étudier la manière dont pourraient être surmontés ces éventuels points faibles, dans le cadre d’une nouvelle expérience pour tester la reproductibilité et ainsi infirmer ou confirmer les résultats obtenus. C’est la véritable démarche scientifique, qui fait appel à l’expertise contradictoire.
A l’inverse, on a assisté à un véritable lynchage de Gilles-Eric Séralini, accusé d’avoir triché et modifié ses résultats. C’est la pire des attaques. C’est une véritable remise en cause de son intégrité morale et de son honnêteté scientifique. Gilles-Eric Séralini a décidé d’aller en justice, grâce au soutien du Criigen (Comité de recherche et d’Information indépendantes sur le génie génétique) qui va prendre en charge les frais d’avocats [3]. Si le chercheur attaqué est isolé et ne bénéficie pas de suffisamment de soutiens, il ne pourra pas se permettre d’intenter des procès en diffamation, car cela coûte cher. De ce point de vue, la diffamation est une arme redoutable : non seulement, elle affaiblit le chercheur qui dérange moralement en le discréditant, mais l’étouffe financièrement s’il cherche à se défendre.
Le Parlement a adopté le 3 avril dernier la proposition de loi qui vise à protéger les « lanceurs d’alerte » et à renforcer l’indépendance des expertises scientifiques. Les effets de cette loi sont-ils déjà perceptibles dans les laboratoires de recherche ?
Absolument pas. Honnêtement, je ne pense pas qu’il y aura la moindre retombée. Cette loi a été vidée de sa substance. La création d’une Haute autorité de l’alerte et l’expertise prévue par cette loi a fait l’objet d’un enterrement de première classe. Le côté positif est que l’on reconnaît l’existence des lanceurs d’alerte. On pourra s’appuyer sur la loi pour éviter à ces derniers de subir des pressions, de la discrimination, notamment dans le monde de l’entreprise. Mais si je revivais aujourd’hui la situation de conflit que j’ai vécu en 2007-2008, en tant que lanceur d’alerte, je crains que rien ou peu de choses ne changeraient.
Vous vous êtes trouvé en conflit avec la direction de l’Institut de génétique et de microbiologie de l’Université d’Orsay suite à vos prises de position publiques contre les OGM (lire ici). Quels enseignements en avez-vous tiré ?
Ce conflit est né de mes prises de position publiques sur les OGM. C’est mon rôle en tant que scientifique et citoyen d’alerter sur des risques potentiels liés à une technologie. Pour justifier de ma compétence sur ce sujet, j’apparaissais dans les médias en tant que membre de l’Institut de génétique et de microbiologie, ce qui m’a été reproché. S’en est suivie toute une série de pressions matérielles et morales.
Je m’en suis sorti grâce au soutien des citoyens. Une pétition a recueilli 50 000 signatures. Nous étions en plein Grenelle de l’environnement. Un groupe thématique travaillait sur la gouvernance et il était question des lanceurs d’alerte et de leur protection. J’ai bénéficié de ce contexte, d’une grande couverture médiatique, mais aussi de soutiens, notamment de la Fondation Sciences citoyennes qui a fait un travail gigantesque, et de l’appui d’un certain nombre de personnalités scientifiques et politiques. Une manifestation a été organisée à Orsay pour me soutenir. Face à cette pression, l’université (qui n’était pas mon ennemie dans cette affaire mais qui faisait la sourde oreille) s’est engagée à ce que je puisse continuer à travailler, que je bénéficie d’une structure et de locaux. Mais il y a forcément des séquelles. Aucune structure à Orsay ne voulait de moi après cette affaire. Je suis désormais rattaché administrativement à une structure de recherche codirigée par Gilles-Eric Séralini, le Pôle Risques, à Caen. Les choses se sont un peu apaisées.
Cette épreuve n’a-t-elle pas entravé votre engagement ?
Mes prises de positions et mon éthique valent plus cher que ma carrière. Rien ne m’empêchera de critiquer ce que je trouve absolument scandaleux : se réfugier derrière la science pour vendre une technologie qui n’a rien de scientifique, qui prend les citoyens pour des cobayes et la planète pour une paillasse de laboratoire.
Que répondez-vous à ceux qui vous reprochent d’être animés par l’émotion ?
C’est assez drôle de constater que ceux qui qualifient certains scientifiques de pseudo-scientifiques, de passéistes, voire même d’obscurantistes au prétexte qu’ils sont critiques de leur propre « chapelle », sont en fait des curés de la science : ils font de la science une religion — le scientisme — et sont incapables d’avoir le moindre esprit critique vis-à-vis de leur propre activité.
Si l’on veut que la science reste crédible, il faut avoir un peu d’humilité et reconnaître toute l’impuissance de la technologie. La technoscience ne peut pas tout. C’est une fuite en avant de penser que tous les problèmes sanitaires et environnementaux par exemple, qui résultent déjà en grande partie des retombées de la technologie, pourraient être résolus par de nouvelles technologies, qui sont elles-mêmes génératrices de problèmes sanitaires et environnementaux.
Vous contribuez à alerter l’opinion sur les risques potentiels des OGM. Sur un autre sujet, comprenez-vous ceux qui critiquent ou mettent en doute les synthèses du GIEC sur le réchauffement climatique ? Est-ce une démarche comparable ?
Certainement pas. Ceux qui défendent les OGM à tout prix (et la technoscience en général), et ceux qui attaquent le GIEC sont les mêmes. Ils nient notamment l’impact des technologies, de l’activité industrieuse, sur l’environnement et la santé. Ils ne se réfèrent qu’aux études scientifiques qui attestent leur thèse et oublient toutes les autres. Ils sont dans le déni de la connaissance.
Pour pouvoir mener correctement des recherches, quelles sont les règles à instaurer pour éviter les conflits d’intérêt ?
On peut déjà imposer une règle : que toute personne qui a un lien direct ou indirect avec une entreprise ne soit pas membre de la commission d’expertise en charge d’évaluer ses produits. Et comme il est de plus en plus difficile de trouver des scientifiques qui n’aient aucun lien avec l’industrie dans leur domaine de compétence, une partie de la solution serait une véritable pluri-représentation du monde scientifique au sein des comités d’expertise techniques, tant du point de vue de la discipline que du point de vue des « a priori » à l’égard de la technologie (ou de ses produits) qu’ils sont en charge d’expertiser. Par ailleurs, il serait essentiel qu’il y ait deux comités : un comité technique composé de scientifiques, mais aussi un comité économique, éthique et social, issu de la société civile. Aujourd’hui, l’expertise n’est posée qu’en terme technique (que l’on qualifie d’ailleurs pompeusement de scientifique). Un autre aspect très important de l’expertise est l’utilité sociale et les alternatives éventuelles. Et ce n’est pas aux seuls scientifiques d’en juger.
Il faudrait bien sûr que ces deux comités aient le même poids. Au HCB, le Haut Conseil aux Biotechnologies, on a bien les deux comités, mais le comité scientifique émet un avis, alors que le comité économique, éthique et social émet des recommandations…
Etes-vous aussi attaché aux conférences de citoyens ?
Le terme a tellement été galvaudé que nous préférons parler à la Fondation Sciences Citoyennes (FSC) des « conventions de citoyens ». Ce sont des sortes de jurys populaires composés d’individus volontaires (non rémunérés), initialement tirés au sort, représentatifs de la société civile dans toute sa diversité (catégories socio-économiques, géographiques, sexes, âges…), et qui reçoivent pendant quelques week-ends une formation contradictoire sur le thème en question [4]. Ce jury populaire peut ensuite demander à auditionner d’autres personnes (philosophe, syndicaliste, agriculteur...) pour avoir un avis complémentaire. Ce jury rédige un rapport collectif, avec les éventuels avis divergents. De tels procédés ont déjà été mis en œuvre, mais sans un cahier des charges suffisamment précis et rigoureux pour permettre une véritable prise en compte par les instances décisionnelles. A l’initiative de la Fondation Sciences Citoyennes, une méthodologie précise a été élaborée sous la forme d’un projet législatif, pour la mise en œuvre et l’encadrement de ces conventions de citoyens, et la prise en compte des avis qui en ressortent.
La Fondation Sciences Citoyennes organise jusqu’au 15 octobre prochain, à Paris et dans plusieurs villes, la neuvième édition du festival Sciences en Bobines. Quel sens donnez-vous à ce festival dont vous êtes partie prenante ?
Ce festival donne une image beaucoup plus critique de la science. On a tendance, notamment au travers de la Fête de la science, à faire croire que tout ce qui sort d’un laboratoire est bon pour l’humanité parce que c’est le produit d’une activité de recherche. « Sciences en bobines » sélectionne des films qui donnent une autre vision de la science : que le progrès technique n’est pas toujours synonyme de progrès social, qu’il ne faut pas confondre progrès et modernisme, et que l’on ne peut pas faire de la recherche en vase clos sans se préoccuper des retombées sociétales, économiques ou éthiques. A travers ces films, on perçoit l’impact de toute activité de recherche, qu’elle soit fondamentale ou appliquée, sur l’ensemble de la société civile. Ce festival est vraiment un outil important pour construire des passerelles entre la recherche institutionnelle et la société civile.
« Dans une société bien faite, il n’y aurait pas besoin de lanceurs d’alerte, écrivez-vous. Quand ils disparaîtront, c’est que la démocratie et l’expertise auront bien évolué. » Nous n’en sommes pas encore là ?
On est bien loin du compte ! C’est très bien que nous ayons désormais une protection des lanceurs d’alerte (même si elle est très en-deçà de ce que nous étions en droit d’en attendre). Mais on ne peut pas se réjouir d’avoir obtenu un statut des lanceurs d’alerte. Lanceur d’alerte, ce n’est pas un statut, ce n’est pas un métier, c’est le résultat d’une circonstance. N’importe qui peut être lanceur d’alerte. On devient lanceur d’alerte quand on prend conscience au travers de son activité professionnelle par exemple d’un risque potentiel pour l’ensemble de la population, et qu’on décide d’en avertir l’ensemble la société civile. En dénonçant les risques liés à une technologie ou à ses produits, ils montrent les failles de notre système de recherche et d’expertise, dénoncent les vices de tout un système : conflits d’intérêt, carence et opacité de l’évaluation,...
Si l’expertise était bien faite et transparente, il n’y aurait pas besoin de lanceur d’alertes. La situation idéale sera atteinte le jour où on aura une loi qui nous permettra de poursuivre les « couvreurs d’alerte », c’est-à-dire ceux qui empêchent que des risques soient connus, comme le laboratoire Servier, sur le Mediator. L’idéal serait de ne plus avoir à protéger la lanceuse d’alerte Irène Frachon, mais de poursuivre les laboratoires Servier pour avoir couvert une alerte. Le jour où on en sera là, on aura vraiment fait des grands pas dans la transparence de l’expertise, et donc dans la démocratie.
Propos recueillis par Sophie Chapelle
@Sophie_Chapelle sur twitter
Photo Une : © J+B Séquences
Notes
[1] Christian Vélot est Docteur en Biologie et Enseignant-Chercheur en génétique moléculaire à l’Université Paris-Sud 11. Il est responsable d’une équipe de recherche située sur le Centre Scientifique d’Orsay et rattachée au « Pôle Risques » de l’Université de Caen. Membre du Conseil Scientifique du CRIIGEN (Comité de Recherche et d’Information Indépendantes sur le Génie Génétique Génétique) et administrateur de Fondation Sciences Citoyennes (FSC), il est aussi co-fondateur d’un réseau de chercheurs européens engagés pour une responsabilité sociale et environnementale (réseau ENSSER).
[2] La Commission européenne a proposé un budget de trois millions d’euros pour une « étude de carcinogenèse de deux ans sur rats avec du maïs NK603 » (voir ici) dont les résultats devront être rendus sous quatre ans. En France, un budget un peu plus modeste (2,5 millions d’euros) a été débloqué le 12 juillet 2013, dans le cadre du programme Risk’OGM, pour que soit constitué un « consortium de recherche pour l’étude des effets sanitaires à long terme liés à la consommation d’OGM ». Source : Inf’OGM
[3] Un appel aux dons a été lancé pour soutenir le financement des procès en cours. Le 18 janvier 2011, Marc Fellous, membre de l’Association française pour l’information scientifique (AFIS), a été condamné pour diffamation, par un jugement de la 17e chambre tribunal correctionnel de Paris, pour avoir écrit que Gilles-Éric Séralini « se prétend indépendant alors que ses études sont financées par Greenpeace » (lire notre article). Le 14 janvier 2012 Corinne Lepage annonce avoir avec Gilles-Eric Séralini porté plainte en diffamation contre « des assertions de fraude et données falsifiées publiées respectivement dans Marianne et La Provence par le journaliste Jean-Claude Jaillette (lire sa chronique) et Claude Allègre (voir l’article). »
[4] Exemples de conférences de citoyens en France : 1998, Conférence de citoyen sur « Les OGM dans l’agriculture et l’alimentation organisée par l’office parlementaire des choix scientifiques et technologiques (OPECST) ; 2002, Conférence de citoyen sur « Les changements climatiques et citoyenneté » organisée par la Commission française du développement durable ; 2003, Conférence de citoyens sur « Le devenir des boues domestiques issues de station d’épuration », organisée dans le cadre du Débat national sur l’eau.
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