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Si vous êtes né à Neuilly, vous n’y êtes pour rien. Pas plus qu’un jeune d’une famille pauvre élevé à Saint-Denis ou Aubervilliers. Mais cet aspect arbitraire des privilèges, la classe supérieure l’a transformé en dû et en mérite. L’héritage est maquillé en des qualités personnelles.
Se dire « je suis riche parce que je le vaux bien », c’est le résultat d’un travail idéologique et d’une escroquerie linguistique mis au point par les riches. Sur les plateaux des émissions télévisées, ils se présentent tous comme des bienfaiteurs de l’humanité, des créateurs de richesses et d’emplois – alors que c’est l’exact inverse puisque le système capitaliste est fondé sur le vol du travail d’autrui.
Physiquement aussi, ils cherchent à renvoyer l’image de conquérants. L’étude menée par le psychologue social Paul K. Piff, de l’université de Berkeley, aux États-Unis, pour illustrer les liens entre richesse souligne que plus l’on est aisé, plus l’on s’observe dans un miroir. Se regarder dans la glace, c’est effectivement se mettre en scène devant soi-même. Et le corps montré est le prix de transformations dès la naissance en corps de classe.
Avec leur posture droite, leur maintien, leur teint hâlé, leur manucure, leur élégance même dans une petite robe, les riches peuvent se regarder dans la glace avec plaisir. Face à eux, les personnes dont les mains sont abîmées par le travail ménager, qui grossissent parce qu’elles mangent mal et n’ont pas le temps de faire de l’exercice physique se disent : « Je vois bien qu’ils me sont supérieurs. »
Ce corps de classe exposé aux regards vient d’une éducation explicite et formalisée, d’un travail sur le corps précis, auquel aucun détail n’échappe. Une jeune femme de 20 ans nous expliquait porter les tailleurs Chanel comme une seconde peau : ainsi vêtue, elle était aussi à l’aise que dans un survêtement. Elle nous a confié un souvenir marquant. À quatre ans, sortant de la piscine où elle s’amusait avec ses cousins, elle a entendu sa grand-mère lui dire : « S’il vous plaît, redressez vos sourcils. »
Le miroir n’est pas le seul à renvoyer une image positive des qualités sociales que l’on reconnaît aux riches. Les possessions de ces personnes sont également très bavardes : le bel appartement ou l’hôtel particulier dans un beau quartier, le petit-déjeuner servi au lit, le fait que l’on puisse chaque jour jeter à terre sa serviette mouillée dans la salle de bain et en retrouver une propre et repassée le lendemain, le voiturier à chaque restaurant sont autant de signes qui disent au possédant qu’il est important, qu’on reconnaît sa « classe ».
Les individus ne faisant pas partie de cette classe sont comme tétanisés, ils oscillent entre acceptation de ces propos et non-consentement. Mais, pour le moment, cette guerre de classes idéologique, symbolique et sociale est gagnée par les riches. La preuve, on parle de la crise, alors qu’on devrait dire leur crise, pour bien montrer que nous n’y sommes pour rien.
Si cette crise est devenue la nôtre dès lors qu’il s’agit d’en payer les conséquences, c’est aussi en raison de ce champ de bataille sémantique ouvert par les riches pour stigmatiser et transformer les plus pauvres et la classe moyenne en ennemi intérieur. Les pauvres sont trop gros, des fraudeurs, des malades en trop grand nombre qui détruisent notre système de santé…
Et croyez-le bien : les riches n’ont pas mauvaise conscience, ils sont sincèrement persuadés de leur bon droit. Tout simplement parce qu’ils sont toujours entre eux et que cet entre-soi permanent induit ce sentiment de narcissisme. L’on ne peut que constater qu’au libéralisme économique et financier correspond un libéralisme individuel. Ce libéralisme psychique ne s’embarrasse pas de culpabilité : il est cynique et décomplexé vis-à-vis des valeurs morales et de l’argent.
Les conséquences de ce narcissisme sont énormes en termes de destruction d’emploi et de casse sociale. Avec notre travail critique de sociologues examinant ces rapports de classes et le processus de déshumanisation de notre société, nous espérons être des lanceurs d’alerte. S’il y avait partout des Snowden, des Irène Frachon, peut-être auraient-ils peur. Mais pour l’instant, c’est le sentiment d’impunité qui prédomine.
Propos de recueillis par Daphnés LEPORTOIS, à l’occasion de la sortie du livre « La violence des riches – Chronique d’une immense casse sociale » de Monique Pinçon-Charlot et Michel PINÇONS aux éditions La Découverte.