13 novembre 2013
"Notre vision du monde
est façonnée par les interfaces de nos médias"
Une société de simulation
Hubert GUILLAUD
Dans le mythe de la caverne, rappelle Koert van Mensvoort, Platon nous décrit
comme regardant des ombres sur les murs, des représentations d’un monde qui est
au-delà de notre perception sensorielle. Aujourd’hui, les murs de nos cavernes
sont pleins de projecteurs, d’écrans et de spots tant et si bien que nous ne
voyons même plus les ombres sur les murs.
Koert van
Mensvoort [1] est un artiste,
chercheur et philosophe hollandais. Il anime depuis plusieurs années l’excellent
Next
Nature [2], qui n’est pas
seulement un site d’information qui interroge notre rapport au monde (dont a été
tiré récemment un livre, le Next Nature Book), mais aussi un laboratoire de designers
qui proposent d’étonnantes interventions pour interroger notre rapport à la
technologie. C’est le cas du Nano Supermarket, une
collection de prototypes censée utiliser les nanotechnologies pour nous faire
réfléchir à leur impact ; et In-Vitro Meat, une passionnante réflexion sur notre rapport à
la nourriture à l’heure où les technologies permettent de la produire
artificiellement.
L’un des thèmes que le site explore activement depuis de nombreuses années
est ce que Koert van Mensvoort appelle la société de simulation [3] qui s’appuie sur une réflexion de l’auteur qui date de 2009, mais qui demeure
toujours aussi stimulante.
Qu’ont en commun Tenet [4], le simulateur de nourriture imaginé par les jeunes designers
Renata Kuramsbina et Caroline Woortmann Lima, les magasins virtuels hors ligne que l’on trouve dans le métro
coréen (des magasins physiques où l’on achète des produits à partir de leurs
images, comme on le fait sur des catalogues ou sur l’internet), la ceinture de grossesse imaginée par Huggies pour que les
pères puissent faire l’expérience de la grossesse, ou les fausses vitrines de commerce déployées en Irlande du Nord lors
du G8 de juin 2013 pour cacher la misère bien réelle des populations, ou encore
le sniffer [5] du designer Lloyd Alberts,
cet add-on aux Google Glass pour augmenter notre odorat, ou enfin cette étude qui montre
que dans World of Warcraft, les joueurs s’identifient si fortement à leur
avatar que cognitivement ils ressentent pour lui les mêmes émotions que celles
qu’ils portent à leurs meilleurs amis ?
Ils témoignent du rôle et de l’importance prise par la simulation
informatique et combien elle est un support à notre stimulation sociale et
cognitive...
Quand j’étais enfant, je pensais que les gens que je voyais à la
télévision étaient vraiment vivant à l’intérieur du poste, se souvient Koert
van Mensvoort... Le philosophe a grandi et a appris, comme chacun d’entre nous,
comment la magie de la technologie fonctionnait. Depuis la photo, le cinéma et
la télévision, les images ont envahi notre vie. La reproduction d’images par la
technologie a explosé nous documentant de notre naissance à la veille de notre
mort. Et les images occupent une place toujours plus importante dans notre
manière de communiquer et transmettre de l’information. De plus en plus souvent,
elles deviennent le facteur décisif de notre rapport au monde, explique-t-il.
Tous nos objets sont devenus porteurs d’images et ces images sont toutes
devenues un moyen de communication social... tant et si bien que les entreprises
de chaussures de sport ne vendent pas des chaussures, ils vendent de
l’image.
En même temps, notre monde est devenu si complexe que nous cherchons en
permanence l’image mentale pour nous aider à comprendre les choses. "La chose
la plus extraordinaire de notre culture visuelle n’est pas le nombre d’images
que nous produisons, mais notre besoin profondément ancré de visualiser tout ce
qui pourrait être important. Plus une chose est visible, plus elle semble
réelle, authentique. Sans images, il semble n’y avoir aucune réalité."
Dans le mythe de la caverne, rappelle Koert van Mensvoort, Platon nous décrit
comme regardant des ombres sur les murs, des représentations d’un monde qui est
au-delà de notre perception sensorielle. Aujourd’hui, les murs de nos cavernes
sont pleins de projecteurs, d’écrans et de spots tant et si bien que nous ne
voyons même plus les ombres sur les murs. Les simulations nous empêchent de
reconnaître la réalité, comme l’explique Guy Debord dans la société du spectacle
ou Jean Baudrillard dans Simulacres et simulation. Nous vivons dans un monde où
les simulations et les imitations sont devenues plus réelles que la réalité
elle-même, nous vivons dans le monde de l’"hyper-réalité", du faux authentique.
En été, nous skions sur les routes et en hiver nous projetons de la neige sur
les pistes. Les chirurgiens plastiques sculptent la chair pour la faire
correspondre aux images retouchées des magazines... Nos outils façonnent la
réalité et celle-ci est façonnée en retour. C’est d’ailleurs là tout l’enjeu de
Next Nature, décrire comment notre empreinte culturelle transforme une nature
définitivement perdue puisque nulle part elle n’échappe à la main de l’homme qui
la façonne.
Le schème de médias (un terme qui fait référence à la théorie des schèmes de Jean Piaget, qui explique que tout
humain possède des règles ou des scénarios catégoriques qu’il utilise pour
interpréter le monde : les nouvelles informations sont traitées en fonction de
la façon dont elles s’intègrent dans ces règles) se définit comme la
connaissance que nous possédons sur ce qu’un média est capable de faire et ce
qu’on attend de lui. Cette connaissance nous permet de réagir de façon
appropriée à un média : n’ayons pas peur de l’entrée du train en garde de La
Ciotat, ce n’est qu’un film !
Mais nos cerveaux ont des capacités limitées pour comprendre les médias,
rappelle Koert van Mensvoort. "Bien que nous semblons avoir acquis une
certaine sensibilisation aux médias au cours des années, une partie de notre
impulsion originelle - en dépit de toutes nos connaissances - réagit toujours
automatiquement et inconsciemment aux phénomènes que nous percevons". Une
image de nourriture à tendance à nous donner faim. Celle de l’arrivée du train à
nous faire nous en écarter quand bien même nous savons que ce n’est qu’une
image. Nos simulations sont autant de stimulations. Nos schèmes de médias ne
sont pas innés, mais culturellement déterminés. C’est pour cela que chaque fois
que la technologie nous propose quelque chose de nouveau, nous sommes dans un
premier temps temporairement déconcertés... même si le plus souvent nous nous y
adoptons plutôt bien.
Nous vivons dans un espace médiatisé par la technologie. Nous nous y sommes
adaptés. "Aujourd’hui, les images et les simulations sont souvent plus
influentes, satisfaisantes et significatives que les choses qu’elles sont
présumées représenter". Nous consommons des illusions. Les images sont
devenues partie intégrante du cycle qui détermine les significations. Elles ont
une incidence sur nos jugements, nos identités, notre économie. En d’autres
termes, nous vivons la simulation !
"Alors que certains chiens ont une intelligence si limitée qu’ils
pourchassent leurs propres queues ou ombres, nous les humains, aimons à penser
que nous sommes plus intelligents parce que nous sommes habitués à vivre dans un
monde de langues et d’abstractions symboliques complexes. Alors qu’un chien
reste dupé par sa propre ombre, un être humain sait effectuer une vérification
de la réalité. Nous pesons les phénomènes de notre environnement par rapport à
nos actions pour former une image de ce que nous appelons la réalité. Nous le
faisons non seulement individuellement, mais aussi socialement."
Or les notions de réalité et d’autorité sont beaucoup plus étroitement liées
que nous nous en rendons compte, estime Koert van Mensvoort. Les technologies
des médias ont atteint un niveau d’autorité au sein de notre société qui
augmente leur réalisme et les réalités qu’elles produisent augmentent leur
autorité. Faisant référence au télescope de Galilée qui a fait basculer notre
vision du monde, nos outils numériques sont devenus nos nouveaux télescopes, nos
moyens pour observer notre univers. Nous saluons nos amis via nos webcams, nous
trouvons notre chemin grâce aux GPS, nous inspectons le toit de notre maison
avec Google Earth... "Notre vision du monde est façonnée par les interfaces
de nos médias".
L’ethnographe Sherry Turckle dans Life on the screen, ne disait pas autre
chose, rappelle le philosophe et designer Stéphane Vial [@svial] dans
son livre L’être et l’écran, comment le numérique change la
perception [6]. Nous sommes "de plus en plus à l’aise
dans le fait de substituer des représentations de la réalité à la réalité",
c’est-à-dire avec le fait de considérer des réalités simulationnelles comme des
réalités tout court. Les interfaces numériques, et notre consommation d’images
qui vont avec, constituent une nouvelle matrice, une nouvelle forme où se coule
notre perception.
"S’envoyer des messages, faire des achats en ligne, échanger sur Twitter,
tout cela ne résonne plus pour nous comme des pratiques relevant d’un
cyberspace, mais comme des pratiques relevant du même espace que l’espace du
monde", rappelle le philosophe. La culture de la simulation nous a appris à
prendre ce que nous voyons sous l’angle de l’interface, c’est-à-dire percevoir
de manière nouvelle, acquérir une manière nouvelle "de se-sentir-au-monde". Nous
ne sommes plus projetés dans la rêverie du virtuel, mais nous vivons avec des
interfaces numériques... Bref, "nous reconnaissons de plus en plus le
phénomène informatisé dans son objectivité technique et sa matérialité bien
réelle."
L’hypothèse du virtuel, c’est-à-dire cette opposition entre réel et virtuel
que nous avons longtemps pratiqué, et que Stéphane Vial démonte dans son livre
(ce qu’il faisait également d’une manière plus synthétique encore
dans Place de la Toile), n’aura été qu’un premier pas pour comprendre la
manifestation induite par le système technique numérique.
Reste à comprendre ce que cette société de simulation veut de nous. Ce
qu’elle nous apprend. Si ce qu’elle nous apprend peut nous servir dans le monde
physique (à l’image de cet enfant suédois qui utilisa son savoir-faire acquis
dans World of Warcraft pour sauver sa sœur d’une attaque d’élan), ou si elle
ne cherche qu’à le subvertir, qu’à le transformer, à l’image de ces faux réels que nous ne cessons d’inventer ? Qu’est-ce que cette
société de simulation tente de nous faire accepter d’autre que "transformer le réel en objet fétiche" ? Que d’être
nous-mêmes l’objet de cette simulation et donc d’une stimulation
incessante ?
Hubert Guillaud
[1] @mensvoort
[2] @nextnature
URL de cet article 23254
http://www.legrandsoir.info/une-societe-de-simulation.html
http://www.legrandsoir.info/une-societe-de-simulation.html