mardi 17 décembre 2013

A quel âge devient-on vieux ? (Le monde diplomatique)

Une planète grisonnante

A quel âge devient-on vieux ?

http://www.monde-diplomatique.fr/2013/06/PELLISSIER/49157
 
Alors que M. François Hollande et son gouvernement s’apprêtent à durcir encore le régime des retraites, les commentateurs mettent une nouvelle fois en scène la guerre des âges : les vieux vivraient grassement aux dépens des jeunes. Ce cliché n’est pas le seul en vogue dès que l’on parle des plus de 60 ans. Revue de détail des idées toutes faites.
par Jérôme Pellissier, juin 2013
Ce n’est pas un hasard si les trois discours dominants sur les personnes âgées sont d’ordre démographique, médical et économique : faute de penser la vieillesse, on se focalise sur le nombre, sur les corps et sur le coût. La difficulté même à trouver le terme adéquat témoigne du malaise : « vieux », par opposition à « jeune », étant presque perçu comme une insulte, le mot est devenu quasiment tabou. Au gré des modes, on parle donc de « personnes âgées », de « seniors », d’« aînés » ou d’« anciens ».
La crainte de la vieillesse et l’obsession économiste conduisent à déformer la réalité : on majore toujours le nombre de ceux que l’on rejette. Ainsi, faisant fi des données, Mme Valérie Pécresse, alors ministre de l’enseignement supérieur, pointait le « fléau du vieillissement » Ripostes », France 5, 24 avril 2008). Présentant le plan « Solidarité - grand âge », le 27 juin 2006, M. Philippe Bas, alors ministre délégué aux personnes âgées, parlait de « tsunami démographique ». Et l’actuelle ministre déléguée chargée des personnes âgées et de l’autonomie, Mme Michèle Delaunay, entonne parfois le même refrain : la France compte « plus de personnes âgées que de mineurs (1) », prétend-elle, tandis que Le Monde assure : « Les vieux sont en passe de devenir majoritaires » (21 février 2013). Quelques années auparavant, le démographe Jacques Dupâquier déclarait : « En 2050, [la France] ressemblera beaucoup plus à un hospice qu’à un gymnase-club » (discours à l’Académie des sciences morales et politiques, 8 janvier 2007). Car seuls les jeunes font du sport…
La France compte pourtant aujourd’hui davantage de mineurs (environ quatorze millions) que de personnes de plus de 65 ans (environ onze millions). Et trois fois plus de jeunes (30 % de la population a moins de 25 ans) que de vieux (9 % a plus de 75 ans) (2). Dans un avenir prévisible, les plus de 60 ans ou de 65 ans ne seront jamais majoritaires ! En 2060, c’est-à-dire au moment où, conséquence du baby-boom, ils seront temporairement le plus nombreux, la population se répartira globalement en trois tiers, avec une proportion identique de moins de 30 ans, de 30-60 ans et de plus de 60 ans (3). Ce n’est donc ni à un hospice ni à une pouponnière que ressemblera la France de demain, mais à un pays où tous les âges seront également représentés.
Les mentalités conservent une vision idéalisée (mais fausse) d’un pays jeune : la France du XIXe siècle, marquée par un contexte géopolitique très particulier, quand les jeunes Français, vus avant tout comme des ouvriers et des soldats, devaient surpasser en nombre les jeunes Allemands. Alfred Sauvy et Robert Debré analysaient ainsi la victoire des armées nazies : « La terrible défaillance de 1940, plus encore morale que matérielle, doit être rattachée en partie à cette redoutable sclérose [une population vieillissante] (4) . »
C’est aussi oublier un peu vite qu’un pays (la France d’alors, comme certaines nations africaines contemporaines) est jeune quand de très nombreux enfants meurent avant de devenir adultes et quand les adultes meurent tôt, la plupart avant d’atteindre la vieillesse. Aujourd’hui, on vit globalement en meilleure santé et plus longtemps. Conséquence : le stade de la vieillesse recule. Pendant plusieurs siècles, 60-65 ans fut considéré comme une sorte d’« âge d’entrée dans la vieillesse (5) ». Désormais, comme l’ont notamment montré les travaux de Patrice Bourdelais, il faut atteindre 75-80 ans pour ressembler, en termes de santé, d’espérance de vie, d’activités, etc., aux sexagénaires des années 1950 (6).
Il existe cependant de fortes variations entre les individus : on ne devient pas soudainement tous vieux au même âge, comme on ne devient pas soudainement tous adultes au même âge. Le moment de la vieillesse varie également selon les catégories socioprofessionnelles : si l’espérance de vie à la naissance est la même pour tous, à 35 ans elle n’est plus que de quarante et un ans pour un manœuvre, contre quarante-sept ans pour un cadre (7). Et l’écart est encore plus important si l’on prend l’espérance de vie sans incapacité : respectivement trente-deux et quarante années. Autrement dit, pour certains, et notamment les ouvriers, c’est la « “double peine” (…) : plus d’années d’incapacité au sein d’une vie plus courte (8) ». Si, globalement, nous ne sommes plus comme ces vieux que chantait Jacques Brel, « usés à 15 ans », certains continuent d’accuser un vieillissement prématuré ; presque 30 % des hommes meurent avant 65 ans. Le travail conserve… ceux qu’il n’a pas tués.
La question de l’âge de la vieillesse n’est pas qu’une marotte de démographes ou de gérontologues. Elle change le regard de chacun et de l’ensemble de la société. Au XVIe siècle, Montaigne évoque la vieillesse à 30 ans ; au XVIIe, on parle plutôt de 40 ans ; en 1950, de plus de 60 ans (ce qui représente 16 % de la population) ; en 2000, de plus de 65 ans (16 %) ; et en 2060, de plus de 75 ans (16 %). On voit que le vieillissement démographique, c’est-à-dire la proportion de personnes âgées dans la population, ne ressemble en rien à un tsunami ! Ce que confirme l’évolution de l’âge médian (9), qui passerait de 40 ans actuellement à 45 ans en 2060.
Il y a bien une révolution démographique : celle de la forte augmentation du nombre de personnes de plus de 60 ans. Mais cela ne signifie pas que le nombre de vieux s’accroît considérablement, ni que la vieillesse dure plus longtemps qu’autrefois.
Jusqu’au XIXe siècle, non seulement la plupart des gens mouraient jeunes, mais ils mouraient vite : il y avait très peu de maladies chroniques, invalidantes. Désormais, elles sont nombreuses : cancer, diabète, maladies neurologiques — dont la maladie d’Alzheimer et les maladies apparentées. Bien souvent, on peut vivre longtemps avec l’une d’entre elles. De surcroît, certaines, liées à l’environnement, aux conditions de travail, aux modes de vie, apparaissent tardivement et ne se déclarent qu’au bout de plusieurs décennies.
Le nombre de personnes de tous âges qui vivent avec des maladies chroniques et invalidantes, en situation de handicap et en perte d’autonomie, a augmenté, et va continuer à croître dans les prochaines décennies. Sur soixante-cinq millions de Français, environ sept millions souffrent d’une affection de longue durée (ALD) ; un million trois cent mille sont en situation de perte d’autonomie et reçoivent des allocations (deux millions quatre cent mille prévus en 2060). Il est donc indispensable de réfléchir à la manière dont la société doit les soigner et les accompagner. Et ce quel que soit leur âge. Car, contrairement aux idées reçues, ces situations ne concernent pas que les vieux, et tous les vieux ne sont pas « dépendants ». Seuls 17 % des plus de 75 ans, par exemple, perçoivent l’allocation personnalisée d’autonomie (APA).
Tous les vieux ne sont pas malades, mais, comme on est malade de plus en plus tard, on associe souvent vieillesse et maladie. Dans la France du XVIIIe siècle, par exemple, où les enfants mouraient le plus (un sur deux décédait avant 5 ans) et où il y avait très peu de « vieillards », ces derniers étaient considérés comme exceptionnels : ils avaient survécu aux maladies, échappé à la mort. Désormais, la majorité des décès ont lieu aux grands âges, ce qui aggrave la confusion entre vieillesse et mort. La tendance à cacher la mort que l’on observe dans notre culture conduit alors aussi à cacher ces très vieilles personnes qui nous la rappellent trop…
Autre phénomène engendré par l’augmentation de l’espérance de vie sans incapacité : l’intervalle entre la fin de l’activité professionnelle et le début de la vieillesse s’allonge. La perte d’autonomie n’apparaît généralement, quand elle survient, qu’à la fin de la vie. Les personnes qui meurent à 85 ou 90 ans ne vivent pas « dans la vieillesse » depuis leurs 60 ans ; du moins, pas dans la vieillesse biologique. Mais socialement ? Pour Mme Delaunay, aucun doute : « Il est temps pour la génération qui est la mienne de mesurer que la vieillesse va durer trente ans, voire davantage » (entretien au Monde déjà cité). Cette confusion serait-elle entretenue pour justifier certaines politiques ?
Pierre Bourdieu le disait, l’âge est une « donnée biologique socialement manipulée et manipulable (10) ». C’est flagrant pour la limite des 60 ans. Qui souhaite convaincre qu’il faut repousser l’âge de la retraite oublie les métiers pénibles, et insiste sur le fait qu’on est « encore jeune » à cet âge. Lorsque, en revanche, on cherche à exclure de certains dispositifs d’aide des personnes en situation de handicap et de perte d’autonomie, celles-ci deviennent des « personnes âgées » à 60 ans, et leur handicap se transforme officiellement en « dépendance » (moins indemnisée). Les sexagénaires seront donc jeunes ou vieux selon ce qu’on veut en faire : des actifs rentables ou des handicapés moins coûteux.
« Ce fait de parler des jeunes comme d’une unité sociale, d’un groupe constitué, doté d’intérêts communs, et de rapporter ces intérêts à un âge défini biologiquement, constitue déjà une manipulation évidente », estimait Bourdieu. La manipulation s’applique aussi à ces millions de personnes placées dans la catégorie floue des « personnes âgées ». Parle-t-on des plus de 60 ans ? Des plus de 80 ans ? Des actifs, des retraités ? Des enfants de 70 ans ou de leurs parents de 95 ans ? Il y a plus de points communs entre deux avocats parisiens de 30 ans et 70 ans qu’entre un avocat parisien de 30 ans et un paysan du même âge.
Les enquêtes ne nous en apprennent pas plus. D’une part, sur certains thèmes, les « plus de » ne sont tout simplement pas pris en compte : c’est le cas dans plusieurs grandes études réalisées ces dernières années, que ce soit sur la sexualité, la santé ou la sécurité. Seuls les adultes de moins de 60 ans sont interrogés dans une partie de l’enquête « Cadre de vie et sécurité » de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee, 2006-2007) ; de moins de 70 ans dans l’étude « Contexte de la sexualité en France » de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et de l’Institut national des études démographiques (INED, 2007). Nous n’avons pas non plus de données fiables concernant les violences faites aux femmes, la dernière enquête de l’lnsee se limitant aux moins de 60 ans (11).
D’autre part, les tranches d’âge s’étirent au fur et à mesure que l’âge augmente. Ainsi, les « plus de… » sont regroupés dans une catégorie tellement vaste qu’elle perd tout sens : on passe souvent des 18-24 ans (six ans d’intervalle) et des 40-49 ans (neuf ans)… aux « plus de 60 ou de 65 ans », qui peuvent avoir plus de trente ans d’écart et appartenir à des générations différentes. Vus avec de telles lunettes, tous les vieux sont gris…
Une fois cette fausse unité réalisée, on peut aisément généraliser à l’ensemble de ces personnes des caractéristiques, modes de vie, etc., propres seulement à certaines d’entre elles. Cette forme d’âgisme utilise un procédé qu’on retrouve par ailleurs dans le racisme ou le sexisme : « les étrangers », « les femmes », « les personnes âgées »… Autant de catégorisations qui véhiculent des idées reçues.
En politique, la rengaine est bien connue : les vieux sont immobilistes, réactionnaires. Les commentateurs ont recouru à cet effet d’unité, par exemple, lors de l’élection présidentielle de 2012. Ils ont insisté sur les 41 % des plus de 65 ans qui avaient voté en faveur de M. Nicolas Sarkozy (Union pour un mouvement populaire, UMP) pour minorer les 30 % d’entre eux qui avaient choisi M. François Hollande (Parti socialiste), et plus encore le fait que cette « classe d’âge » est celle qui a le moins voté pour l’extrême droite. Quant aux 54 % de retraités qui ont voté pour M. Sarkozy au second tour, ils ont souvent fait oublier les 46 % qui avaient effectué un choix différent !
Il s’opère une confusion entre l’effet d’âge, qui serait attaché à une caractéristique donnée — les vieux votent à droite parce qu’ils sont vieux —, et l’effet de génération : les électeurs ayant régulièrement voté à droite continuent de voter à droite en vieillissant, et les électeurs ayant régulièrement voté à gauche continuent de voter à gauche. Ainsi, ceux qui ont autour de 60 ans, et qui avaient donc 20 ans dans les années 1970, ont davantage voté pour M. Hollande ou pour M. Jean-Luc Mélenchon (Front de gauche) au premier tour que les électeurs âgés de 25-34 ans ou ceux de 35-49 ans. Les travaux sérieux tendent à montrer que les effets de génération et les aspects socio-économiques jouent un rôle important, tandis que les effets d’âge sont surtout fantasmés (12).
Cela n’empêche pas certains essayistes d’alimenter ces stéréotypes, et d’en tirer des conclusions pour le moins surprenantes. Ainsi, Yves Michaud, directeur de l’Université de tous les savoirs, estime qu’il faut « se poser la question d’une fin de la vie citoyenne. Je pense que tôt ou tard il faudra envisager qu’il y ait un âge de la retraite du citoyen. Je verrais bien des gens votant par exemple entre 16 et 80 ans. Et puis, à 80 ans, on arrête (13) ». Ce fantasme de dissolution de la démocratie s’exprime de manière encore plus radicale chez M. Martin Hirsch : « Il faut refaire le suffrage censitaire et donner deux voix aux jeunes quand les vieux n’en ont qu’une. Il faut donner autant de voix qu’on a d’années d’espérance de vie. (...) Quelqu’un qui a quarante ans devant lui devrait avoir quarante voix, quand celui qui n’a plus que cinq ans devant lui ne devrait avoir que cinq voix (14). »
On retrouve cette fausse unité des vieux dans le domaine des ressources et des modes de vie. Régulièrement dépeints comme aisés et privilégiés, les retraités se voient accusés du dénuement des jeunes. Tous sont assimilés aux plus riches et urbains d’entre eux, ceux des publicités pour voitures et montres de luxe. Or la moyenne des pensions de retraite se situe autour de 1 200 euros par mois, et de moins de 900 euros pour les femmes (lire « Et maintenant, faire payer la crise aux retraités »).
Certes, la pauvreté a constamment diminué depuis les années 1960. En 1970, le taux de pauvreté des plus de 65 ans était de 35 % (17 % pour l’ensemble de la population), tandis qu’il se situe actuellement autour de 10 % (14 % pour l’ensemble de la population). Les plus de 60 ans sont moins touchés que les moins de 30 ans. Mais, là encore, prudence : les plus de 75 ans restent plus frappés que toutes les tranches d’âge entre 30 et 65 ans (15). Or on sait que la pauvreté, l’isolement et la fragilité se cumulent pour créer des situations de grande vulnérabilité. En 2011, un tiers des personnes décédées par suicide étaient âgées de plus de 65 ans.
Le discours sur les « retraités aisés » construit une sorte d’écran destiné à décrire les divisions sociales dans les termes d’un simple conflit entre vieux (riches) et jeunes (pauvres). De quoi masquer les inégalités grandissantes au sein de chaque génération, comme les conséquences des effets conjoints du sexisme et de l’âgisme (femmes isolées, pauvres et souvent très âgées). Pourtant, bien souvent, jeunes et vieux sont, ensemble, les premières victimes des mêmes phénomènes. Dans le champ de l’emploi, par exemple : au prétexte de l’inexpérience des plus jeunes et de l’obsolescence des plus âgés, on élague des deux côtés d’un « âge d’employabilité idéal » qui se réduit à 25-45 ans. La durée moyenne d’inscription sur les listes de Pôle emploi double chez les plus de 50 ans par rapport aux autres demandeurs d’emploi (16).
C’est également vrai en matière de précarité. Si les jeunes sont touchés, les situations de fragilité en lien avec la vieillesse ont repris leur courbe ascendante après les réformes des retraites successives. Dans les difficultés vécues depuis deux décennies par les plus de 50 ans, l’isolement, la pauvreté, le handicap combinent leurs effets. Tout indique que les vieux pauvres de la France des années 1970 resurgiront dans la France des années 2030-2040 (17).
Tandis que les puissants se moquent bien de leur âge, pour les autres l’attention se focalise sur les générations, au point de négliger les questions de pouvoir et de classes sociales. N’y aurait-il plus qu’une jeunesse, à plaindre, et une vieillesse, à accabler ?
Lorsque l’image d’Epinal du senior aisé-oisif-égoïste, responsable des maux de la jeunesse, semble décidément trop usée, apparaît celle de la « personne âgée dépendante », avec son cortège de tares (lenteur, frilosité, inadaptation…), que l’on accuse, cette fois, de coûter cher. Comme l’annonçait dès les années 1960 le premier rapport officiel sur le sujet, les vieux vont « grever les conditions d’existence de la population française (18) ». Faute de s’attaquer aux vraies causes de la faillite de notre système économique, certains désignent de nouveaux coupables : les inactifs (retraités ou malades) qui vivent plus longtemps. Et tous ceux qui, passés sous la toise de normes comptables à courte vue, coûtent plus qu’ils ne rapportent : retraités, chômeurs, métiers du soin, de la culture, de l’éducation…
En termes économiques, le « problème » est posé et les solutions proposées depuis bien longtemps, comme en témoigne cette formule du ministre des finances japonais, en janvier dernier : « Le problème [du financement de la Sécurité sociale] ne sera pas résolu tant qu’on ne laissera pas les [vieux malades] mourir plus vite (19). » En France, « on ne laisse pas mourir les vieux », mais la pénurie de moyens conduit à délaisser beaucoup de personnes très âgées, qui auraient pu être soignées dans certains services d’urgence si elles avaient été prises en charge à temps, par exemple. Ou, comme dans certaines maisons de retraite, à ne pas les aider à vivre correctement.
Si les vieux pauvres sont surtout accusés de peser, les vieux riches font désormais l’objet de multiples attentions de la part des partisans de la silver economy (lire « Un marché qui excite le patronat japonais »), qui rêvent de vieux consommateurs mobiles, sportifs, technophiles et friands de « maisons intelligentes » (domotique et autres). Naissent alors des dispositifs destinés à entretenir leur capital-santé et leur capital intellectuel, à les « surcouvrir » d’assurances-dépendance qui, quand ils seront malades ou handicapés, permettront de créer des emplois non délocalisables. Des emplois souvent pénibles, avec des salaires bas et un manque criant de formation, généralement occupés par des travailleuses délocalisées...
En attendant, pour les personnes de 60 ou 70 ans, auxquelles on affirme, comme le fait Mme Delaunay, que leur vieillesse a commencé, un problème débute dès maintenant : la société les invite à un « bien vieillir » socialement et culturellement vide (20), et n’imagine pour elles qu’une série d’activités aussi peu excitantes que la stimulation cognitive sur console de jeu pour éviter l’Alzheimer, le tai-chi pour prévenir les chutes, ou la technologisation de leur logement pour « retarder la dépendance ». Sans oublier — car il ne faudrait pas jouer les « vieux égoïstes » — de nombreuses missions : garder leurs petits-enfants, aider financièrement leurs fils et leurs filles, soigner leurs vieux parents, animer les associations locales… Nombre de retraités participent déjà à ces activités de solidarité, familiales comme associatives. Mais le danger existe de transformer ces choix en injonctions, voire en condition pour être socialement aidé ou considéré.
Pour les personnes âgées dites dépendantes, un autre problème tourne au cauchemar. Si, dans certains pays (Allemagne, Pays-Bas, Danemark…), les handicaps et les maladies avec perte d’autonomie activent des aides quel que soit l’âge de la personne, en France, on cesse, à 60 ans, d’être une personne handicapée pour devenir une « personne âgée dépendante », avec, à handicap égal, un dispositif plafonné. Et donc des montants largement inférieurs aux besoins. Un système discriminatoire, maintenu de gouvernement en gouvernement au seul motif que « ça coûterait trop cher » d’aider les personnes handicapées de plus de 60 ans comme on aide celles de moins de 60 ans.
La « réforme de la dépendance » annoncée par le gouvernement socialiste de M. Jean-Marc Ayrault ne mettra pas fin à cette discrimination. Centrée sur le financement, à l’image de ce que M. Sarkozy et Mme Roselyne Bachelot avaient imaginé, la future loi risque de s’employer surtout à réduire les dépenses en supprimant les aides aux personnes les moins « dépendantes », ce qui, en langage ministériel, s’énonce ainsi : « Les aides publiques seront davantage orientées vers ceux qui en ont le plus besoin » (Mme Delaunay au Monde). Le but est aussi de « faire jouer la responsabilité individuelle » — expression également utilisée par M. Hollande lors de son intervention au congrès de l’Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés non lucratifs sanitaires et sociaux (Uniopss) le 29 janvier 2013, ce qui signifie en réalité : faire fortement appel aux assurances privées.
Le principe de solidarité nationale ne s’appliquerait-il pas aux citoyens âgés de plus de 60 ans, et plus particulièrement aux citoyennes ? Les vieilles femmes sont en effet les principales victimes de ce dispositif « dépendance ». Comme au temps où Simone de Beauvoir condamnait la manière dont la société les traitait (lire « Briser la conspiration du silence »), elles subissent un système qui, cumulant sexisme, âgisme et utilitarisme, considère qu’il y a des vies moins précieuses que d’autres. Et réalise ainsi la prédiction de Hannah Arendt : « Si nous nous obstinons à concevoir notre monde en termes utilitaires, des masses de gens en seront constamment réduites à devenir superflues (21). »
Jérôme Pellissier
Ecrivain et docteur en psychogérontologie, auteur notamment des essais Le temps ne fait rien à l’affaire..., Editions de l’Aube, La Tour-d’Aigues, 2012, et La Guerre des âges, Armand Colin, Paris, 2007.