mercredi 29 janvier 2014

Quand des multinationales du BTP imaginent la manière dont vous allez vivre demain...(basta)

BASTA !
Grenoble

Quand des multinationales du BTP imaginent la manière dont vous allez vivre demain...

par Le Postillon -
Des « hubs multimodaux », des « nœuds de mobilité décarbonnée », des Modul’air et des UrbanBridge : pour 286 000 euros, Eiffage a été chargée d’imaginer la ville durable à l’horizon 2030, par la communauté d’agglomération de Grenoble. Une ville où la mobilité serait reine, chaque déplacement contrôlé, et les évolutions techniques imposées. Reste à rendre tout cela « acceptable » pour les habitants. Voici le meilleur des mondes imaginé par Eiffage, raconté par le journal grenoblois Le Postillon, qui a assisté à la soirée de présentation des conclusions de l’étude.
Cela fait plusieurs années que l’entreprise de BTP Eiffage « imagine la ville durable à l’horizon 2030 » [1]. Depuis 2007, l’entreprise a monté un laboratoire de prospective en développement urbain durable, nommé Phosphore. Ce laboratoire avait besoin de « terrains de jeu virtuels » ou de « bac à sable », selon les propres mots d’Eiffage. C’est-à-dire des vraies villes avec de vrais habitants. Les programmes Phosphore 1 et 2 ont été élaborés sur le petit quartier d’Arenc à Marseille, Phosphore 3 a eu pour théâtre 200 hectares à Strasbourg. Depuis 2011, Phosphore 4 travaille sur l’agglomération grenobloise, un territoire autrement plus grand : « 31 000 hectares et plus de 400 000 habitants. Avec ce nouveau terrain de jeu virtuel, les défis et champs d’analyse de Phosphore 4 ont, une nouvelle fois, été largement renouvelés ».
En introduction de la soirée de présentation des conclusions de l’étude, le 17 septembre 2013, Marc Baietto, président de la Métro – la communauté d’agglomération de Grenoble – se félicite d’avoir eu le « courage » de confier cette étude à une entreprise privée, « pour nous permettre de réfléchir librement (sic). (…) Il nous faut sortir de nos ornières, de nos cercles, de nos habitudes de pensée. La réflexion est libre. Travailler avec un groupe comme Eiffage, c’est un gros avantage. »
Une étude à 286 000 euros mais un esprit « non mercantile »...
Pour Eiffage, travailler avec un groupe comme la Métro est un gros avantage, qui s’évalue, cette fois-ci, à 286 000 euros payés par la communauté de communes (le tarif initial était de 885 000 euros, revu ensuite à la baisse) [2]. A ce prix-là, Valérie David, directrice du développement durable chez Eiffage, s’extasie, lors de la soirée de présentation des conclusions de l’étude : « On a travaillé avec un esprit d’enfant, candide. (…) Trente-cinq professionnels tous différents, tous motivés ont travaillé pendant dix-huit mois, et ont laissé libre cours à leurs idées. » Avant d’assurer, sans rire : « L’objectif de ce laboratoire n’est pas mercantile. » Pour Phosphore 4, la boîte s’est donc associée avec des entreprises aussi désintéressées qu’elle : Poma, leader du transport par câble et Dassault Systèmes, qui s’est occupé de réaliser les maquettes.
Quelles sont donc ces fameuses idées [3] ? Pour résumer, Eiffage propose de réorganiser totalement les déplacements grenoblois, en installant à chaque entrée de l’agglomération des « hubs multimodaux » (hub signifiant plate-forme de correspondance en novlangue) qui seront des « filtres, plate-formes logistiques et nœuds de mobilité décarbonée ». Dans le projet, le plus grand d’entre eux est situé au nord-ouest de l’agglomération, sur la commune du Fontanil-Cornillon et occupe une surface de plusieurs dizaines de milliers de mètres carrés et plus de huit cent mètres de long. Il propose des commerces, des services et un « parking de 8 000 places ». On peut s’y garer et ensuite prendre un des « transports en commun non émissifs ou de déplacement ‘‘doux’’ (TER, transport urbain par câble, tramway, vélos et véhicules électriques en autopartage) » qui pourra nous mener un peu partout dans l’agglomération.

Dans chaque quartier sont implantées des « halles universelles », qui sont – attention langage technocratique – des « équipements multifonctionnels qui agissent comme relais locaux au sein de schéma de décongestion structuré dès l’entrée de ville par les hubs multimodaux ». Vous n’avez pas compris ? C’est pourtant limpide : elles seront « de nouvelles centralités rayonnantes qui apportent mixité et vitalité au sein des quartiers », implantées à moins de cinq minutes à pied de tous les habitants.
Breveter la Haute Qualité de Vie®
On passe rapidement sur les autres facettes de ce délire prospectif : les Modul’air (cabines pouvant aussi bien être utilisées en tant que téléphérique ou accrochées à l’arrière d’un tramway), les Urbanbridge (ponts montables et démontables rapidement), les panneaux solaires recouvrant entièrement la « voie tangentielle », les « services rendus » au voyageur pendant le temps de transport par le développement de gadgets entièrement connectés et « intelligents », et les quelques « must » écolos pour faire joli (toits végétalisés, ressourceries-recycleries). La plupart de ces idées, recyclées par ce laboratoire dont « l’objectif n’est pas mercantile » sont bien entendu déjà brevetées. Il faut donc écrire Modul’air®, Urbanbridge®, et surtout HQVie® : un des concepts centraux de Phosphore est en effet le référentiel Haute Qualité de Vie®, censé « définir un ensemble de principes directeurs applicables aux écomobilités ». Si les modalités restent très floues, au moins la marque est déposée !
En gros, les deux entreprises proposent un plan qui leur permettra de réaliser le maximum de bénéfices. Eiffage s’occupera des nouveaux immenses bâtiments, des parkings et de la requalification des routes ; Poma s’appropriera bien naturellement le juteux marché des transports par câble omniprésents. Résultat pas si mauvais pour un labo non « mercantile ».
D’ailleurs, les retombées économiques sont déjà là : Eiffage est parvenu à obtenir deux chantiers très importants sur la presqu’île scientifique, quartier en pleine mutation appelé à être le futur centre-ville de Grenoble. Le « leader européen du BTP » va construire l’ « îlot Cambridge », comprenant 140 logements, 344 m2 d’activités, 210 m2 de locaux partagés et une crèche. En plus de ce « premier prototype du référentiel Haute Qualité de Vie d’Eiffage », l’entreprise a également été lauréate d’un Partenariat public privé (PPP) conclu dans le cadre de la juteuse « opération Campus ». Eiffage s’occupera donc de la construction et de la gestion du futur « pôle mondial de l’énergie », répondant au doux nom de « GreEn-Er », situé également sur la presqu’île et dont la première pierre (qui était un arbre, pour faire plus « développement durable » – sans avoir peur du ridicule) a été posée début septembre par Geneviève Fioraso, ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche.
Un problème central : « l’acceptabilité sociale »
Au-delà de l’étude, les destins d’Eiffage, Poma et de la métropole grenobloise semblent donc très liés. Ce qui fait penser que beaucoup d’idées de Phosphore, jugées très « fantaisistes » par certains, ont quand même quelques solides chances de voir le jour. Eiffage assure que « tout ce qui est proposé est réalisable techniquement ». Le problème, c’est qu’il n’y a pas que la technique à prendre en compte, mais aussi cet affreux paramètre que sont les habitants. C’est pour ça que la question de « l’acceptabilité » est revenue plusieurs fois lors de la soirée de présentation du 17 septembre 2013.
Valérie David, directrice du développement durable chez Eiffage : « L’acceptabilité sociale de l’équipement aussi lourd qu’un hub – vous avez entendu les chiffres de dimensionnement – c’est pas rien. On fait le pari que d’ici une vingtaine d’années il y aura une prise de conscience suffisamment importante parmi les citoyens pour accepter l’idée d’infrastructures aussi importantes qui permettent de rendre un éventail de services économiques, sanitaires ou environnementaux. Le pari qu’on fait aussi, c’est l’augmentation dans la population de l’appétence forte pour des politiques publiques qui préservent d’avantage la santé des citoyens. »
L’immobilité n’est pas un business
Rappelons qu’avant de faire de la prospective, le groupe Eiffage – troisième groupe de BTP français derrière Vinci et Bouygues – est surtout connu pour avoir construit des autoroutes, des ponts (dont le viaduc de Millau) et même des centrales pétrolières. D’ailleurs, l’entreprise – en même temps qu’elle phosphore sur la « ville post-carbone » – continue de construire ce genre d’équipements ne préservant pas franchement « la santé des citoyens ». Encore récemment, Pierre Berger, le nouveau président d’Eiffage (qui est un homonyme du propriétaire du Monde) intriguait dans Les Echos (30/08/2013) pour « la relance du plan autoroutier », incluant notamment « la réalisation des contournements autoroutiers de villes comme Lyon et Grenoble ».
Le lancement de Phosphore est donc une stratégie du groupe pour jouer sur tous les tableaux. Et être perçu comme un précurseur quand les effets du réchauffement climatique se feront plus durement ressentir. Remarquons au passage que le meilleur des mondes selon Eiffage ne propose jamais de diminuer drastiquement les déplacements, seule solution évidente pour lutter contre le réchauffement climatique. Dans le livre Des villes et des hommes, distribué à l’ensemble des participants à la fin de la soirée, le chercheur Jean Viard, pape universitaire de la mobilité, assure que « la mobilité est notre nouvelle culture, comme hier la sédentarité ». Pour Eiffage et Poma, la sédentarité, c’est has been. Et surtout, l’immobilité n’est pas un business.
Des déplacements contrôlés, réglementés, enregistrés
Cette société de la « mobilité décarbonée » sera très réglementée, notamment grâce à une « gestion centralisée des déplacements ». En clair : tous les déplacements seront fliqués. Selon Fabrice Ollier, chef de centre chez APRR (Autoroutes Paris Rhin Rhône) – une filiale d’Eiffage, également présent à la soirée : « Le mode d’acheminement des marchandises devra répondre à un cahier des charges. (…) Comme une tournée de transports en commun est écrite et portée sur un plan, les tournées de marchandises doivent être aussi répertoriées, référencées, bien identifiées et bien cadrées. Dans le cas contraire si on ne rentre pas dans le cahier des charges, la marchandise est invitée à être arrêtée au silo-hub, à être reconditionnée en fonction de sa destination finale, à être ainsi acheminée par des moyens décarbonés dans les centralités, les halles universelles, qui assurent la logistique du dernier kilomètre. »
Sous prétexte d’inventer la société de la « mobilité décarbonée », Eiffage imagine donc une ville où il ne sera plus possible d’amener des marchandises sans que le voyage ait été « validé » par des techniciens. On peut raisonnablement supposer que ce contrôle ne s’arrêtera pas au transport des marchandises et qu’il concernera bientôt toutes les formes de déplacements, répertoriés et analysés grâce aux multiples puces RFID dont l’habitant lambda devra se servir pour emprunter les transports. C’est le monde de l’Enfer vert, du titre d’un livre de Tomjo [4], qui décrit à partir du cas de Lille-Métropole, l’instauration d’« une dictature technique au nom de l’urgence écologique. Laquelle utilise l’effondrement de la société, du lien social jusqu’à la biodiversité, pour justifier son emprise totale ».
Instaurer cette dictature technique ne se fera pas sans vague. Valérie David l’a bien compris et prévient : « Il faut inciter à entrer dans des logiques vertueuses de massification et réduire les possibilités de déroger ou de faire comme on veut. C’est un langage coercitif, mais bon. » Si on ne peut pas savoir aujourd’hui si les délires prospectifs d’Eiffage aboutiront en 2030, 2050 ou 2084, une chose est certaine : la métropole qui vient est bien partie pour se construire sur les mêmes logiques de contrôle total des déplacements.
Le Postillon (voir le site du journal local)
Photo : CC kopp38
Le journal Le Postillon ? : « Après avoir existé entre 1885 et 1886, Le Postillon a ressurgi depuis mai 2009, avec pour unique business plan d’occuper le créneau porteur et néanmoins complètement délaissé de la presse locale critique. Devant l’ampleur de la tâche, nous nous concentrons sur des sujets locaux et parlons presque exclusivement de Grenoble et sa cuvette. Aucune association, organisation ou parti politique n’est parvenu jusqu’ici à nous convaincre de devenir son journal de propagande. Et malgré les nombreuses sollicitations, nous avons refusé toute entrée dans notre capital : nous sommes donc complètement indépendants. Depuis peu, le Postillon a aussi un site Internet. »

Notes

[1] Toutes les citations non sourcées de ce texte sont issues du livre d’Eiffage Des villes et des hommes, contributions du laboratoire Phosphore d’Eiffage à la ville durable, 2013.
[2] Initialement la Métro devait subventionner Eiffage à hauteur de 885 000 euros pour réaliser l’étude Phosphore 4, qui devait durer un an, entre juin 2011 et juin 2012. Ce qui a fait pas mal grincer des dents à l’intérieur même de la communauté de communes, qui possède son propre service de « prospective ». Mais tout ne s’est pas déroulé comme prévu : l’étude a traîné en longueur et finalement la Métro a résilié une grande partie du contrat. Ce dernier s’est uniquement concentré sur « les systèmes des éco-mobilités douces et rapides » et n’a finalement coûté « que » 286 000 euros à la Métro.
[3] Sur son site, l’Association démocratie écologie solidarité (Ades) dénonce le « Pillage du public par le privé (PPP) » et déplore que cette étude soit « un pot-pourri de toutes les idées circulant depuis 30 ans autour de la ville durable, produites le plus souvent par des structures publiques, des universités, et même les services techniques de la Métro dont le capital culturel a été carrément siphonné par Eiffage pour réaliser cette étude. Le tout sans un mot sur la faisabilité financière de cette prospective. Donc sans utilité pour les élus décideurs ».
[4] Tomjo, L’Enfer vert, L’échappée, 2013.
Cet article vous a intéressé ? Basta ! a besoin de ses lecteurs pour poursuivre son travail, faites un don sur bastamag.net.
Basta ! (http://www.bastamag.net) est un site d’information indépendant sur l’actualité sociale et environnementale. Constitué d’une équipe de journalistes et de militants associatifs, Basta ! contribue à donner une visibilité aux enjeux écologiques, aux actions citoyennes, aux revendications sociales, aux mouvements de solidarité et aux alternatives mises en œuvre.