05 mars 2014 | Par Hélène Constanty
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Tout a commencé par une simple enquête pour fraude fiscale. Une petite entreprise de bâtiment niçoise, Export travaux du sud (ETTS), basée à l’Ariane, un quartier défavorisé du nord de la ville, effectue des travaux de rénovation des appartements HLM de l’Office public de l’habitat de Nice et des Alpes-Maritimes Côte d’Azur Habitat. Elle brasse des sommes suspectes d’argent non déclaré. Elle emploie du personnel au noir, ne paie pas ses cotisations à l’Urssaf, multiplie les comptes bancaires éphémères... Le détournement est estimé à 2 millions d’euros.
En juin 2013, au terme d’un an et demi d’investigations discrètes, les enquêteurs de la police judiciaire de Nice arrêtent plusieurs personnes gravitant autour de cette société. Une instruction judiciaire est ouverte, confiée à Alain Chemama, le doyen des juges d’instruction du tribunal de Nice, qui procède à quatre mises en examen pour fraude fiscale, travail clandestin et usage de faux.
En novembre 2013, la PJ procède à de nouvelles interpellations. Trois cadres de Gagneraud sont mis en examen et placés sous contrôle judiciaire. Cette entreprise familiale discrète est l’un des grands acteurs du BTP français, avec un chiffre d’affaires de 555 millions d’euros en 2012. Son président, Roger-François Gagneraud, se classe au 229e rang des grandes fortunes françaises selon l'hebdomadaire Challenges, qui estime la fortune familiale à 200 millions d’euros.
Les cadres sont soupçonnés d’avoir perçu des pots-de-vin de la part de plusieurs sous-traitants, à qui ils avaient confié des travaux de rénovation dans le parc HLM du quartier des Moulins, à Nice. Ils se seraient fait offrir des voyages au Mexique, aux États-Unis, à Cuba, et même une Porsche facturée comme camion-benne grâce à la complicité d’un loueur de véhicules !
Dès la parution du premier article de Nice Matin sur le coup de filet policier, le 20 novembre, Gagneraud fait appel à un communicant de crise, Jean de Belot, ancien directeur de la rédaction du Figaro, pour gérer les retombées médiatiques. Celui-ci explique que l’entreprise avait déjà pris les devants, suite à un audit interne, et licencié les trois cadres mis en examen.
Gagneraud s’est porté partie civile, tout en cherchant à minimiser la portée des détournements, estimant son préjudice à 200 000 € seulement. Objectif : créer un cordon sanitaire entre les salariés soupçonnés de corruption, le reste de la société... et l’office HLM. Car Gagneraud, qui a remporté de nombreux appels d’offres dans les Alpes-Maritimes (l'entreprise a notamment réalisé une partie des travaux du tramway) travaille beaucoup pour Côte d’Azur Habitat.
L’enquête, sur laquelle le parquet de Nice observe un mutisme absolu, pourrait logiquement s'orienter vers le premier bailleur social des Alpes-Maritimes. La cible est politiquement sensible, dans un domaine où la frontière entre la politique et l’affairisme est parfois poreuse, comme l’ont montré, dans le passé, les scandales des HLM de Paris et des Hauts-de-Seine. De Menton à Antibes, Côte d’Azur Habitat est incontournable : l’office possède 20 000 logements, dont 14 000 à Nice et gère un budget annuel de 258 millions d’euros. Le quartier des Moulins, où ont eu lieu les malversations présumées, construit dans les années 1970 à l’ouest de Nice, concentre des enjeux sociaux, économiques et politiques majeurs.
La rénovation des Moulins, dotée de 215 millions d’euros de crédits publics, s’est avérée très rentable politiquement. Fortement médiatisée, avec la destruction de plusieurs immeubles, elle a permis à Dominique Estrosi-Sassone d’être élue aux cantonales de mars 2011, dans ce canton détenu par la gauche depuis 14 ans. L’ex-épouse du maire de Nice, dont elle est l'une des adjointes, en plus du poste de présidente de Côte d’Azur Habitat qu'elle occupe depuis 2008, a fait de la politique de la ville sa spécialité, depuis ses premiers pas en politique, en 2001, comme adjointe au logement de l’ancien maire de Nice Jacques Peyrat.
Elle a notamment la haute main sur les attributions de logements, en tant que présidente de la commission d’attribution, qui se réunit deux fois par mois. C'est un poste de pouvoir clé, dans une ville aux loyers très élevés, où l’on manque cruellement de logements sociaux. En décembre 2011, un rapport de la Mission interministérielle d’inspection du logement social (Miilos) a sévèrement critiqué la procédure interne à l’office HLM : « Le règlement intérieur ne précise pas de critères objectifs d’attribution et ne met pas en place de processus rationnel de sélection des candidats. (...) Cela peut conduire à des attributions discrétionnaires. » Mais depuis la publication du rapport, rien n’a changé.
« Nous attendons le vote de la loi Duflot sur le logement », argumente Dominique Estrosi-Sassone, qui réfute toute accusation de clientélisme. « Nous recevons 8 000 demandes de logement par an et procédons à 1 200 attributions. Franchement, toutes les demandes se valent. Au final, le choix ne peut qu’être subjectif. » En ce qui concerne l’enquête judiciaire en cours, la présidente est tout aussi sereine. « Le marché passé avec Gagneraud est parfaitement légal. Côte d’Azur Habitat n’est en rien impliqué dans cette affaire. »
Le développement de l’enquête judiciaire pourrait cependant lui causer du souci. Un témoignage, recueilli par Mediapart, semble indiquer, en effet, que des agents de l’office HLM pourraient s’être, eux aussi, laissés aller à des comportements délictueux. Selon les déclarations de cet entrepreneur en bâtiment, qui tient à rester anonyme, par peur de représailles, un agent de Côte d’Azur Habitat aurait fait pression sur lui afin d’obtenir des avantages personnels, puis, devant son refus, aurait fait en sorte de l’écarter des appels d’offres.
Cathy Herbert, la directrice général de l’office, nommée en 2008 par Dominique Estrosi-Sassone, semble tomber des nues. « Rien ne nous permet de soupçonner une quelconque malversation de la part d’un de nos 560 salariés. L’office n’a eu jusqu’à présent aucun contact avec la police. Nous avons seulement été contactés par la direction des finances publiques afin de vérifier qu’ETTS était bien déclaré comme sous-traitant », explique-t-elle.
À l’intérieur de l’office HLM, pourtant, les langues commencent à se délier. Pourquoi la direction a-t-elle tout à coup décidé, en 2012, de permuter sept de ses huit chefs d’agence ? Fallait-il mettre fin à des dérives, en éloignant certains responsables de chefs d’entreprise dont ils seraient devenus trop proches ? « Pas du tout, rétorque Cathy Herbert. Il n’y a eu aucune mutation disciplinaire. Juste le besoin d’avoir un œil neuf dans les agences des quartiers les plus difficiles, notamment aux Moulins et à l’Ariane. » À la caserne Auvare, siège de la PJ niçoise, l’enquête est loin d’être close.
Une enquête de la police judiciaire sur des pots-de-vin dans le milieu du BTP niçois pourrait s'orienter vers le premier bailleur social des Alpes-Maritimes, Côte d’Azur Habitat, présidé par Dominique Estrosi-Sassone, ex-femme et adjointe de Christian Estrosi, le maire UMP de Nice.
Tout a commencé par une simple enquête pour fraude fiscale. Une petite entreprise de bâtiment niçoise, Export travaux du sud (ETTS), basée à l’Ariane, un quartier défavorisé du nord de la ville, effectue des travaux de rénovation des appartements HLM de l’Office public de l’habitat de Nice et des Alpes-Maritimes Côte d’Azur Habitat. Elle brasse des sommes suspectes d’argent non déclaré. Elle emploie du personnel au noir, ne paie pas ses cotisations à l’Urssaf, multiplie les comptes bancaires éphémères... Le détournement est estimé à 2 millions d’euros.
En juin 2013, au terme d’un an et demi d’investigations discrètes, les enquêteurs de la police judiciaire de Nice arrêtent plusieurs personnes gravitant autour de cette société. Une instruction judiciaire est ouverte, confiée à Alain Chemama, le doyen des juges d’instruction du tribunal de Nice, qui procède à quatre mises en examen pour fraude fiscale, travail clandestin et usage de faux.
Dominique Estrosi-Sassone, présidente de l'Office HLM Côte d'Azur Habitat. © DR
L’affaire aurait pu en rester là, si les policiers n’avaient mis la main sur une clé USB très compromettante, lors d’une perquisition au domicile du patron de la société. Celui-ci s’est lui-même filmé, au moyen d’une mini-caméra cachée dans sa chaussure de sport, en train de remettre des enveloppes garnies de billets au responsable de Gagneraud, une grande entreprise de bâtiment dont il est le sous-traitant. L’enquête monte d’un cran.En novembre 2013, la PJ procède à de nouvelles interpellations. Trois cadres de Gagneraud sont mis en examen et placés sous contrôle judiciaire. Cette entreprise familiale discrète est l’un des grands acteurs du BTP français, avec un chiffre d’affaires de 555 millions d’euros en 2012. Son président, Roger-François Gagneraud, se classe au 229e rang des grandes fortunes françaises selon l'hebdomadaire Challenges, qui estime la fortune familiale à 200 millions d’euros.
Les cadres sont soupçonnés d’avoir perçu des pots-de-vin de la part de plusieurs sous-traitants, à qui ils avaient confié des travaux de rénovation dans le parc HLM du quartier des Moulins, à Nice. Ils se seraient fait offrir des voyages au Mexique, aux États-Unis, à Cuba, et même une Porsche facturée comme camion-benne grâce à la complicité d’un loueur de véhicules !
Dès la parution du premier article de Nice Matin sur le coup de filet policier, le 20 novembre, Gagneraud fait appel à un communicant de crise, Jean de Belot, ancien directeur de la rédaction du Figaro, pour gérer les retombées médiatiques. Celui-ci explique que l’entreprise avait déjà pris les devants, suite à un audit interne, et licencié les trois cadres mis en examen.
Gagneraud s’est porté partie civile, tout en cherchant à minimiser la portée des détournements, estimant son préjudice à 200 000 € seulement. Objectif : créer un cordon sanitaire entre les salariés soupçonnés de corruption, le reste de la société... et l’office HLM. Car Gagneraud, qui a remporté de nombreux appels d’offres dans les Alpes-Maritimes (l'entreprise a notamment réalisé une partie des travaux du tramway) travaille beaucoup pour Côte d’Azur Habitat.
L’enquête, sur laquelle le parquet de Nice observe un mutisme absolu, pourrait logiquement s'orienter vers le premier bailleur social des Alpes-Maritimes. La cible est politiquement sensible, dans un domaine où la frontière entre la politique et l’affairisme est parfois poreuse, comme l’ont montré, dans le passé, les scandales des HLM de Paris et des Hauts-de-Seine. De Menton à Antibes, Côte d’Azur Habitat est incontournable : l’office possède 20 000 logements, dont 14 000 à Nice et gère un budget annuel de 258 millions d’euros. Le quartier des Moulins, où ont eu lieu les malversations présumées, construit dans les années 1970 à l’ouest de Nice, concentre des enjeux sociaux, économiques et politiques majeurs.
Dominique Estrosi-Sassone réfute tout clientélisme
En 2009, lorsqu’il était ministre de l’industrie, le maire (UMP) de Nice Christian Estrosi s’est démené pour obtenir les budgets de rénovation de ses 3 000 logements sociaux, tous propriété de Côte d’Azur Habitat, par le biais de l’agence nationale de rénovation urbaine (ANRU).La rénovation des Moulins, dotée de 215 millions d’euros de crédits publics, s’est avérée très rentable politiquement. Fortement médiatisée, avec la destruction de plusieurs immeubles, elle a permis à Dominique Estrosi-Sassone d’être élue aux cantonales de mars 2011, dans ce canton détenu par la gauche depuis 14 ans. L’ex-épouse du maire de Nice, dont elle est l'une des adjointes, en plus du poste de présidente de Côte d’Azur Habitat qu'elle occupe depuis 2008, a fait de la politique de la ville sa spécialité, depuis ses premiers pas en politique, en 2001, comme adjointe au logement de l’ancien maire de Nice Jacques Peyrat.
Elle a notamment la haute main sur les attributions de logements, en tant que présidente de la commission d’attribution, qui se réunit deux fois par mois. C'est un poste de pouvoir clé, dans une ville aux loyers très élevés, où l’on manque cruellement de logements sociaux. En décembre 2011, un rapport de la Mission interministérielle d’inspection du logement social (Miilos) a sévèrement critiqué la procédure interne à l’office HLM : « Le règlement intérieur ne précise pas de critères objectifs d’attribution et ne met pas en place de processus rationnel de sélection des candidats. (...) Cela peut conduire à des attributions discrétionnaires. » Mais depuis la publication du rapport, rien n’a changé.
« Nous attendons le vote de la loi Duflot sur le logement », argumente Dominique Estrosi-Sassone, qui réfute toute accusation de clientélisme. « Nous recevons 8 000 demandes de logement par an et procédons à 1 200 attributions. Franchement, toutes les demandes se valent. Au final, le choix ne peut qu’être subjectif. » En ce qui concerne l’enquête judiciaire en cours, la présidente est tout aussi sereine. « Le marché passé avec Gagneraud est parfaitement légal. Côte d’Azur Habitat n’est en rien impliqué dans cette affaire. »
Le développement de l’enquête judiciaire pourrait cependant lui causer du souci. Un témoignage, recueilli par Mediapart, semble indiquer, en effet, que des agents de l’office HLM pourraient s’être, eux aussi, laissés aller à des comportements délictueux. Selon les déclarations de cet entrepreneur en bâtiment, qui tient à rester anonyme, par peur de représailles, un agent de Côte d’Azur Habitat aurait fait pression sur lui afin d’obtenir des avantages personnels, puis, devant son refus, aurait fait en sorte de l’écarter des appels d’offres.
Cathy Herbert, la directrice général de l’office, nommée en 2008 par Dominique Estrosi-Sassone, semble tomber des nues. « Rien ne nous permet de soupçonner une quelconque malversation de la part d’un de nos 560 salariés. L’office n’a eu jusqu’à présent aucun contact avec la police. Nous avons seulement été contactés par la direction des finances publiques afin de vérifier qu’ETTS était bien déclaré comme sous-traitant », explique-t-elle.
À l’intérieur de l’office HLM, pourtant, les langues commencent à se délier. Pourquoi la direction a-t-elle tout à coup décidé, en 2012, de permuter sept de ses huit chefs d’agence ? Fallait-il mettre fin à des dérives, en éloignant certains responsables de chefs d’entreprise dont ils seraient devenus trop proches ? « Pas du tout, rétorque Cathy Herbert. Il n’y a eu aucune mutation disciplinaire. Juste le besoin d’avoir un œil neuf dans les agences des quartiers les plus difficiles, notamment aux Moulins et à l’Ariane. » À la caserne Auvare, siège de la PJ niçoise, l’enquête est loin d’être close.