mercredi 5 mars 2014

Rapport INRA : voilà comment il a été saboté par les partisans de l’agriculture productiviste (Reporterre)

Rapport INRA : voilà comment il a été saboté par les partisans de l’agriculture productiviste

Marie Astier (Reporterre)
mercredi 26 février 2014
 

Comment l’Institut national de recherche agronomique a-t-il pu publier un rapport sur l’agriculture biologique si médiocre qu’il a suscité la colère de 126 scientifiques ? Parce qu’un choix idéologique présidait à sa réalisation. Reporterre décrypte la cuisine interne de ce rapport pseudo-scientifique.

C’est un rapport qui a réussi à indigner plus d’une centaine de scientifiques, les représentants des professionnels de l’agriculture biologique et un bon nombre de parlementaires écologistes.
Lundi dernier, Reporterre publiait la lettre signée par désormais 126 chercheurs et ingénieurs au PDG de l’INRA François Houllier, lui demandant de retirer la grande étude de son institut sur l’intérêt économique de l’agriculture biologique, publiée en octobre 2013.
Aujourd’hui, ces 126 signataires acceptent de dévoiler leurs noms, parmi lesquels ont peut trouver plusieurs salariés de l’INRA elle-même, ainsi que quelques chercheurs reconnus (lire et télécharger lettre et liste ici). Une mobilisation inédite de la part de scientifiques, qui dans ce courrier de 11 pages détaillent les raisons de leur malaise face à ce travail d’une qualité "très discutable" selon eux (courrier à télécharger dans notre article précédent).
Mais comment un organisme scientifique aussi réputé de l’INRA a pu produire un rapport aussi contesté ? Pour comprendre, il faut remonter aux origines de cette étude. Décryptage en trois questions.
L’impact sur l’environnement a été écarté de l’analyse
C’est d’abord la question posée par ce rapport qui ne semble pas pertinente aux scientifiques qui contestent le rapport : "Comment rendre l’agriculture biologique plus productive et plus compétitive ?"
Une problématique purement économique, formulée par le CGSP, alias Commissariat général à la stratégie et à la prospective. Cet organisme rattaché au Premier Ministre est chargé de mener des études, notamment pour imaginer la France dans dix ans, une France qui aurait retrouvé la croissance...
"Pour l’agriculture biologique, nous sommes partis du constat que le Grenelle de l’environnement a échoué à la développer et que ses produits sont trop chers. C’est pour cela que nous avons posé cette question", explique Dominique Auverlot, responsable du département développement durable au CGSP.
Un point de vue qui est tout de suite apparu "biaisé" à Catherine Experton. En tant qu’experte de l’ITAB (Institut technique de l’agriculture biologique), elle a pris connaissance de la commande du CGSP lors de la première réunion de suivi du rapport : "Si on se demande comment rendre la bio plus productive et compétitive, on sous-entend qu’elle ne l’est pas assez... Alors que cela dépend de la façon dont on présente les données. Par exemple l’agriculture bio crée plus d’emplois : de ce point de vue elle est donc plus productive."
"Mais la question n’est toujours posée que sous l’angle des prix", déplore Stéphanie Pageot. En tant que présidente de la FNAB (Fédération nationale de l’agriculture biologique), elle était aussi invitée à ce comité de pilotage du rapport.
Résultat, le rapport reproduit le "biais" de la question initiale. Il analyse la performance économique des exploitations essentiellement sous l’angle du rendement. Les questions sociales et environnementales sont traitées dans des parties séparées.
Selon Dominique Auverlot, par ailleurs ingénieur des Ponts et Chaussées, le raisonnement suivi relève de "l’économie classique" : "Nous sommes dans un système concurrentiel. Si nous produisons des produits locaux plus chers, certes cela crée de l’emploi local. Mais cela rebondit aussi sur le pouvoir d’achat des ménages, qui dépensent plus en alimentation donc moins dans d’autres domaines. Au final, du point de vue macroéconomique, on aboutit à une croissance plus lente."
Plus grave encore, cela justifie que l’analyse ne tienne pas compte des "externalités", c’est-à-dire des conséquences secondaires, positives ou négatives, de certaines activités économiques. "Certains chiffres ne rentrent pas dans le prix des produits", explique cet ingénieur des Ponts et Chaussées. Ainsi pour l’agriculture biologique, les effets positifs sur la qualité de l’eau, la santé ou la vie en milieu rural ne sont pas crédités au titre de sa compétitivité. Pour l’agriculture conventionnelle, les conséquences délétères sur la biodiversité ou sur la pollution de l’eau ne sont pas plus considérés comme diminuant sa rentabilité. Tout le raisonnement est bâti sur le fait que l’impact sur l’environnement n’a aucun intérêt économique. Comme une priorité de l’agriculture biologique est précisément de réduire les nuisances sur l’environnement, elle est forcément désavantagée par le raisonnement suivi.
Les critiques émises durant l’élaboration du rapport n’ont pas été prises en compte
Mais ce point de vue d’économie classique aurait pu être modifié au cours de la rédaction du rapport. Ses auteurs ont plusieurs fois rendu compte de leurs travaux au comité de pilotage. Celui-ci était composé de représentants du ministère et du monde agricole : le principal syndicat agricole avec la FNSEA, l’agriculture biologique à travers l’Agence bio, la FNAB et l’ITAB, et enfin différents réseaux d’agriculteurs.
Les débats ont permis de soulever des questions polémiques dès la première réunion. Catherine Experton énumère : "Comment définir la bio ? Qu’est-ce qu’être productif ou compétitif ? L’agriculture biologique doit-elle raisonner en terme de productivité ou d’exportation ? Faut-il assouplir le cahier des charges de la bio ?"
Des discussions qui n’ont pas convaincu Stéphanie Pageot. Elle rappelle que ces réunions traitaient des deux parties du rapport : celle sur l’agriculture biologique et celle sur la durabilité de l’agriculture conventionnelle. "L’étude sur la bio n’a été abordée qu’à la fin de la réunion en un quart d’heure... Nous n’avons pas eu le temps de donner notre avis." Elle n’a assisté qu’à une seule réunion du comité de pilotage.
Paysan bio, membre de la Confédération paysanne et du comité d’administration de l’ITAB, Philippe Guichard a quant à lui participé à tous les rendez-vous : "Après la première réunion, je ne voulais plus y aller mais on m’a demandé de continuer..." Il en a profité pour exprimer à plusieurs reprises son désaccord.
Par exemple pour comparer les performances économiques entre agriculture conventionnelle et biologique, Philippe Guichard demande "que le coût de la dépollution de l’eau soit pris en compte en agriculture conventionnelle". Mais la majorité des membres du comité a refusé...
Quand il prend connaissance du questionnaire sur la compétitivité de l’agriculture biologique, fortement contesté par les agriculteurs bios, il demande avec d’autres membre du comité des corrections. On lui refuse. Rebelote lors de la réunion qui présente les résultats du questionnaire. La moitié des agriculteurs qui ont commencé à répondre ne sont pas allés jusqu’au bout : "J’ai donc demandé à ce que l’avis des agriculteurs en désaccord avec ce questionnaire soit pris en compte. On nous a répondu que ce n’était pas possible statistiquement", regrette ce représentant des paysans bios.
Pour lui, les représentants du monde bio ont toujours été en minorité dans le comité de pilotage. Même si a première vue, sa composition garantissait une bonne représentation de tous les points de vue... Peut-être certains représentants de l’agriculture biologique n’ont-ils pas été assez assidus aux réunions ? "Ce comité n’était qu’une chambre d’enregistrement !", tranche Philippe Guichard. "Nous étions entendus mais par forcément écoutés", ajoute un autre membre du comité, sous couvert d’anonymat.
Vite fait : mille pages en un an !
Le curriculum vitae du coordinateur du rapport illustre également cette forte orientation d’économie libérale : Hervé Guyomard est directeur scientifique agriculture à l’INRA, économiste et statisticien de formation et ne travaille pas spécifiquement sur l’agriculture biologique. "La sphère des économistes à l’INRA a du mal à prendre l’agriculture biologique au sérieux", témoigne Yvan Gautronneau. Ce retraité a été un des experts appelé par l’INRA à la fin des années 90, précisément pour initier les recherches sur l’agriculture biologique.
Enfin, si ce rapport présente des faiblesses, c’est peut-être aussi que l’INRA a manqué de temps. Le travail a démarré mi-2012, le rapport a été publié en octobre 2013 et rassemble au final plus de mille pages, donc plus de trois cents consacrées à l’agriculture biologique.
Et maintenant, que va-t-il se passer ?
L’INRA va probablement être interpelé dès ce mercredi. L’institut organise avec l’ITAB un séminaire au salon de l’agriculture. L’ITAB, qui conteste la pertinence du rapport, devrait donc demander des comptes à cette occasion.
Le ministre de l’agriculture Stéphane Le Foll a lui une occasion de sortir de son silence sur le sujet demain jeudi : il parlera au Salon devant les représentants de l’agriculture biologique, qui devraient lui demander sa position sur ce rapport. Jusqu’ici, le cabinet du ministre déclare simplement soutenir l’initiative de la réunion du 20 mars, proposée par l’INRA.
Le rendez-vous doit mettre autour de la table les auteurs du rapport controversé et les scientifiques signataires de la lettre au PDG de l’institut (les 63 premiers signataires sont bien invités, les 65 autres ayant signé depuis ne le sont pas encore). Bertrand Hervieu, ancien président de l’INRA et personnage consensuel présidera les débats.
Le collectif de chercheurs demande toujours le retrait du rapport, ainsi qu’une expertise scientifique collective. Pour être réussie, elle doit respecter trois principes, explique l’un des signataires :
- D’abord, reformuler la question posée, afin de "ne pas évaluer l’agriculture biologique uniquement sur des critères de productivité et de compétitivité" ;
- ensuite, revoir "les procédures de coordination et confier le pilotage de l’expertise à un panel plus large de scientifiques, dont ceux reconnus pour leur connaissance de l’agriculture biologique" ;
- enfin, "mieux utiliser les compétences de l’INRA et d’autres instituts, pour qu’un ensemble large d’experts issus de plusieurs disciplines puissent interagir et discuter... Notamment sur les dimensions qui ne sont pas encore stabilisées dans la littérature scientifique".

L’INRA AVOUE QUE LES CRITIQUES DE SON RAPPORT SONT FONDEES
Dans un document de cinquante pages (déjà repris sur Reporterre, l’INRA répond au collectif de scientifiques critiquant le rapport. Paragraphe par paragraphe, les auteurs du rapport reprennent la lettre des chercheurs et explicitent leur démarche.
"De façon générale, ils ne remettent pas en cause nos critiques, bien au contraire. On se félicite qu’ils nous donnent raison à ce point là", note l’un des signataires. Par exemple, la réponse de l’INRA reconnaît que le rapport n’évoque pas suffisamment les risques des pesticides pour la santé. Il admet aussi qu’il aurait dû parler des problèmes de résistance aux antibiotiques dans les élevages en conventionnel, qui n’existent pas en agriculture biologique. Sur la question de la qualité de l’eau, les auteurs du rapport reconnaissent que l’agriculture biologique permet de mieux protéger les ressources.
En même temps, l’INRA se réfugie plusieurs fois derrière la question posée par le CGSP pour expliquer pourquoi le rapport n’a pas plus parlé de certains avantages de l’agriculture biologique. Par exemple sur la santé des agriculteurs, la réponse de l’INRA indique : "Il est vrai que cet aspect positif de l’agriculture biologique n’est pas pris en compte dans les recommandations finales, dans la mesure où elles visent à répondre à l’interrogation à l’origine de ce travail, à savoir comment rendre l’agriculture biologique française plus productive et plus compétitive."

Source : Reporterre.
Photo : Mazagan.