[Régis Debray & Gabriel Robin 1] À droite des voyous, à gauche des médiocres : la classe dirigeante reçoit la monnaie de sa pièce…
Un débat de haut vol sur France Culture le 29/05 – ça change tout de suite quand on n’a pas les “experts” médiatiques classiques… Aujourd’hui, la partie sur l’Europe…
Marc Voinchet – Après le résultat des élections européennes en France, les commentaires qu’il suscite de par le monde, de la presse internationale, de nos amis étrangers, l’heure est à l’analyse, à l’analyse aussi pour savoir ce qui se passe tout bonnement en Europe aujourd’hui. Une Europe qui serait menacée à l’est par le conflit ukrainien avec toutes ses questions : l’Europe est-elle encore une union ? A-t-elle encore un sens ? La démocratie européenne fonctionne-t-elle encore face à l’épreuve du conflit armé ? Est-elle assez solide ? Pour parler de tout cela aujourd’hui, nous avons décidé en ce jour de l’Ascension de prendre de la hauteur avec Régis Debray.
Bonjour Régis Debray et Bonjour monsieur l’ambassadeur
Régis Debray – Bonjour.
Gabriel Robin – Bonjour.
Marc Voinchet – Ambassadeur de France, ancien directeur des affaires politiques au ministère des affaires étrangères, ancien conseiller de Valéry Giscard d’Estaing quand il était président de la République, à l’Elysée, pendant cinq ans et ancien ambassadeur auprès de l’OTAN. Nous vous écouterons, vous avez beaucoup de choses à nous dire et à livrer quelques-unes de vos analyses sur notamment la situation ukrainienne aujourd’hui. Mais peut-être pour commencer, et disais-je prendre et tenter de prendre de la hauteur, avec vous Régis Debray, comme nous aimons le faire dans les Matins de France Culture quand une actualité est riche, est aussi chargé que celle-ci tout de même : les élections européennes, le score du Front National, dans la foulée l’explosion en plein vol, en tout cas l’actualité compliquée autour de l’UMP, du financement de la campagne de Nicolas Sarkozy, l’affaire Bygmalion et puis de l’autre, après tout, un Parti Socialiste qui semble ne pas se porter très bien non plus. Comment analysez-vous ce moment-là dont certains disent qu’il est le signe, peut-être, d’un déclin ? Certains se souviennent de cette phrase de Paul Valéry, au début des années 1930 : « Le corps social perd tout doucement son lendemain ».
Régis Debray – Oui, d’abord ne dramatisons pas trop, le Front National c’est 10% des inscrits et puis n’en faisons pas trop vite, ce serait de la paresse intellectuelle, un repaire de fascistes ou même d’extrême droite, les choses sont plus compliquées. Non, moi je crois que ce qui se passe aujourd’hui, c’est que la classe dirigeante reçoit la monnaie de sa pièce. C’est-à-dire qu’elle a démissionné de ses missions fondamentales et je trouve ça un peu bête de vitupérer les conséquences sans envisager les causes de cette victoire relative du Front National. Je dirais que la classe dirigeante, et j’entends par là la classe politico-médiatique, je devrais d’ailleurs dire la classe médiatico-politique puisqu’en démocratie de l’opinion, c’est l’opinion qui dirige et la fabrication de l’opinion dirige non seulement la perception des choses mais le gouvernement des hommes. En tout cas, il y une classe…
Marc Voinchet – Enfin vous nous mettez dans le même sac quoi, si j’ai bien compris…
Régis Debray – Non, je ne vous mets pas dans le même sac, la preuve c’est que vous voulez bien m’écouter et que vous voulez bien écouter Gabriel Robin, ce qui est tout à fait exceptionnel. Non, si vous voulez, c’est vrai que le personnel politique n’est pas très enthousiasmant, c’est lui qui disons, c’est lui qui tient le crachoir, à droite des voyous à gauche des médiocres, je ne parle pas des électeurs. Mais au-delà de ces considérations personnelles, voyons les choses en face, et c’est d’ailleurs pour ne pas se regarder dans un miroir que la classe dirigeante commence à, je dirais brandir le spectre du fascisme etc… La droite a bazardé le gaullisme, avocats d’affaires qui font du business, la gauche elle, elle a bazardé et le socialisme et la République. Qu’est-ce que la gauche ? C’est l’union du populaire et du régalien, le régalien c’est la puissance publique, l’Etat. On sait bien qu’avec l’Europe telle qu’elle est, machine à déréguler, machine à privatiser, la puissance publique est à quia comme on dit. Quant au peuple, écoutez le peuple, en 2005 il vote contre un traité intereuropéen, trois mois après la dite classe dirigeante considère que tout cela est nul et non avenu donc c’est plus en bas que ça se passe…
Marc Voinchet – Vous savez que c’est un anniversaire aujourd’hui ? 29 mai 2014, le 29 mai 2005, à la question : ‘’Approuvez-vous le projet de loi qui autorise la ratification du traité établissant une constitution pour l’Europe ?’’, les français avaient répondu majoritairement non, à 55%.
Régis Debray – Oui mais ça n’a pas empêché…
Marc Voinchet – Jour pour jour…
Régis Debray – Oui, c’est intéressant effectivement cet anniversaire. Non, si vous voulez, moi je ne peux pas trop parler de la droite, c’est pas ma boutique. La gauche me navre je dois avouer, elle était mariée avec l’Histoire et avec les idées, elle aujourd’hui est mariée avec Voici et avec la com’, mariée même pacsée au sens conjugal du mot souvent. Alors il faudrait peut-être incriminer le mode de recrutement, le mode de vie, le mode de formation, je ne sais pas mais il est certain qu’elle a perdu ses fondamentaux. Les fondamentaux, tant de la droite que de la gauche, ont été perdus, en sorte qu’on a laissé la Nation, idée de gauche, aux nationalistes et on a laissé le Peuple, idée motrice, aux démagogues. Le Peuple aux deux sens du mot, le peuple comme singularité collective, c’est-à-dire une nation, et le peuple comme classe, en gros exploitée ou déshéritée puisque dès qu’on parle du peuple, on est un populiste. Voilà ! La nature et l’Histoire, les sociétés ont horreur du vide…
Marc Voinchet – Est-ce que ça suffit…
Régis Debray – un certain nombre d’emblèmes, de drapeaux, de symboles étaient laissés par terre, vient une formation née à l’extrême droite, qui se développe avec intelligence et qui ramasse tout ça qui était laissé tomber, voilà. Nous n’avons que ce que nous méritons.
Marc Voinchet – Mais tout de même, c’est comme ça que vous expliquez donc ce vote Front National. Si je puis me permettre Régis Debray, quand vous dites : ‘’à droite des voyous, à gauche des médiocres’’, ça pourrait être un slogan, une formule qu’emploierait Marine Le Pen ?
Régis Debray – Ecoutez, je ne les mets pas tous dans le même sac et il y a des exceptions. Enfin avouez que ce qui se passe tout de même depuis quelques temps est un peu navrant. Je n’ai jamais vu tant d’inconsistance à la tête de l’Etat, je n’ai jamais vu…
Marc Voinchet – Et vous avez bien connu la tête de l’Etat puisqu’à une époque vous aviez vos bureaux, vous avez eu votre badge pour rentrer à l’Elysée.
Régis Debray – Oui mais à l’époque, la gauche était encore la gauche, elle n’était pas francophobe, elle ne craignait pas le peuple, elle avait un mode de vie, elle habitait un peu partout, elle fréquentait les ouvriers, les employés, ce n’était pas encore une fraction de la jetset. Donc effectivement, c’est au nom de ce passé là qu’il m’arrive de regretter cette sorte de trou noir dans laquelle la France se trouve, avec l’Europe d’ailleurs qui est un trou noir dans le monde, et la France est un peu l’homme malade de ce trou noir. Cela ne veut pas dire que l’on ne se reprendra pas ! Mais je voudrais simplement rappeler puisque vous aviez parlé tout à l’heure de (Paul) Valéry, non ? Un autre mot de Valéry : « La pire faute en politique consiste à laisser en l’état ce qui doit disparaître alors même qu’on s’attache à détruire ce dont la permanence est la raison d’être, est la marque d’une civilisation ». Détruire, détruire effectivement le principe d’indépendance d’une politique, détruire l’institution militaire, détruire l’institution scolaire, avoir honte de ce qu’on est, ne plus enseigner l’histoire dans les lycées, les collèges, abandonner la chronologie, se livrer aux sondages d’opinion et obéir aux marchés en tout. Alors voilà, un jour tout ça va reparaître.
Marc Voinchet – Mais quand vous dites : ne dramatisons pas, le Front National c’est 10% des inscrits, n’en faisons pas un repaire de fascistes. Le fait que tout de même, les observateurs, notamment étrangers, s’inquiètent et ça ou là, ici et là on s’inquiète tout de même de ce que pourrait devenir au fond une politique menée par le Front National à plus grande échelle. Regardez une des premières décisions du maire de Béziers est de vouloir réintroduire la blouse grise à l’école.
N.B. Amusant, il y a plein de choses à reprocher aux nouveaux maires FN, mais enfin, je n’aurais pas cité ça en premier quand même… Mais bon, on ne peut pas non plus attendre d’un présentateur de France Culture un début de réflexion sur “il fait comment le fils d’ouvrier quand il n’a pas les sous pour acheter le polo Nike” ? (sans que ceci soit peut-être la meilleure réponse non plus, mais je pense que ça peut mériter débat..)Régis Debray – Ils ont raison de s’inquiéter bien sûr mais je répète que 10% des inscrits, ce n’est pas le Peuple français, voilà. Le Peuple français mérite mieux.
Marc Voinchet – Je voudrais avoir le sentiment de Gabriel Robin qui après tout n’est pas sur le même échiquier politique que vous, Régis Debray, qui lui ayant fréquenté l’Elysée beaucoup du temps du Valéry Giscard d’Estaing, comment il observe et partagez-vous l’analyse de Régis Debray sur au fond ce qui serait, vient de dire Régis Debray, une déperdition des élites ?…
Régis Debray – Une démission !…
Marc Voinchet – Une démission des élites.
Gabriel Robin – Mon analyse n’est pas tellement éloignée mais moi je constate simplement qu’au cours des dix dernières années, on a eu alternance de gauche, de droite, de gauche et les français constatent que c’est plus ou moins la même chose et qu’en tout cas le résultat est le même. Le résultat étant le même, ils vont chercher une troisième solution qui se trouve être le Front National parce qu’elle est là !
Marc Voinchet – Mais c’est une solution ?
Gabriel Robin – Je n’en sais rien ! Mais elle est là et elle demande ce qui manque. Elle est pour la Nation, et peut-être qu’en effet ils sont mal pour la Nation, mais en tout cas ils disent qu’ils sont pour la Nation et ils commencent à montrer qu’ils sont aussi pour le peuple donc moi je ne sais pas ce qu’ils feraient au gouvernement, on ne les a jamais testés. Mais ce qu’ils disent convient, rempli un manque alors nous verrons bien mais moi je crois à un certain avenir, je ne crois pas que ce soit un feu de paille.
Marc Voinchet – On a le sentiment quand vous parlez de tout cela Régis Debray, que vous parlez peut-être de personnes, de gens, d’un peuple qui serait orphelin de quelque chose ?
Régis Debray – Oui, je crois oui, bien sûr.
Marc Voinchet – Mais de quoi ?
Régis Debray – Il est orphelin…
Gabriel Robin – De lui-même !…
Régis Debray – de lui-même. Il est orphelin de son histoire, il est orphelin de sa géographie, on l’a privé de ses attributs fondamentaux. Un peuple, c’est une singularité collective, il ne ressemble pas à n’importe quel autre. Quand vous supprimez, encore une fois, toute profondeur de temps, quand vous supprimez…quand vous avez honte d’être ce que vous êtes et quand vous vous alignez systématiquement sur, en l’occurrence les Etats-Unis d’Amérique puisqu’on va parler de politique étrangère avec Gabriel Robin, évidemment vous avez un peuple qui est désillusionné auquel on a vendu dans les années 1980 ce qu’on peut appeler un mythe de substitution qui était la construction européenne, qui pour les socialistes a représenté comme une bouée de sauvetage en renonçant au socialisme. Or il se trouve que cette construction européenne est une déconstruction et de la République et…
Gabriel Robin – Et de la Nation oui…
Régis Debray – des Nations et des Etats et donc reparaissent des féodalités, reparaissent des corporations, des égoïsmes, reparaissent tout un puzzle d’intérêts particuliers qui laissent l’Etat en l’air. Et donc oui, effectivement je crois qu’il faudra réfléchir non pas sur ce qu’on appelle une réorientation de l’Europe, ce qui est un peu comique quand on a simplement la vingt-septième partie d’un capital collectif, on est un tout petit actionnaire, on ne va en tapant du poing sur la table modifier un cours qu’on ne maîtrise pas. Donc il va falloir simplement repenser peut-être ce qu’est l’Europe, moi je crois que le problème actuel…
Marc Voinchet – Est-ce qu’il faut repenser les frontières ? Vous avez écrit Eloge des frontières il n’y a pas si longtemps. Est-ce que c’est cette question-là entre autres qu’il faut résoudre ? C’est la question des frontières de l’Europe ?
Régis Debray – Il va falloir sauver l’idée d’Europe de la fin de l’Union Européenne, pour moi c’est ça le problème. Puisque cette Union Européenne qui n’en finit pas de finir, il ne faut pas qu’elle compromette l’idée de l’Europe, je parle de l’idée d’une Europe européenne. Donc ça, c’est le vrai problème. Quant aux frontières, oui on peut leur faire dire tout ce qu’on veut aux frontières. Qu’est-ce que c’est qu’une frontière ? C’est quelque chose qui distingue mais pour relier car quand vous ne distinguez pas ce que vous reliez, vous annexez. Donc vous n’êtes plus dans une logique de réciprocité, de reconnaissance de l’autre, vous êtes dans une logique impériale. Donc la frontière oui, c’est le maintien des singularités et des reconnaissances mutuelles, c’est ainsi que je l’ai appris et la frontière est un fait vital pour pas la considérer seulement au point de vue spatial, frontière territoriale. La frontière c’est ce qui fait qu’un individu collectif peut exister, que ce soit aussi bien une religion, une région, une nation, qu’une classe…
Marc Voinchet – Elle est aussi synonyme de clôture, quand le mot frontière est employé par le Front National, il est question tout de même de dire qu’il faut faire fermer une frontière, c’est la notion de repli et de clôture. Vous écrivez que le mot clôture tire plutôt vers le haut : « Il n’y a pas que les amoureux fervents et les savants austères que la clôture tire vers le haut », mais êtes-vous bien sûr d’avoir la même définition de la clôture et de la frontière que celle de Marine Le Pen, Régis Debray ?
Régis Debray – Non mais celle du cloitre, le cloitre est un lieu fermé qui élève généralement vers le haut, la cellule de prison aussi d’ailleurs mais…ou les cours de lycée, à l’ancienne. Mais ne confondons pas la frontière et le mur, la frontière c’est ce qui empêche le mur, le mur c’est une frontière qui ne reconnaît pas l’autre. La frontière c’est une…c’est l’absence du mur, c’est ce qui permet, je dirais, de vous faire respecter de l’autre et de respecter l’autre, la frontière est le remède au mur. Allez en Palestine et vous comprendrez que la frontière c’est l’antithèse du mur, il y a un mur entre Israël et la Palestine parce qu’il n’y a pas de frontière. Quand il y en aura une, on pourra défaire ce mur, c’est dans ce sens que j’entends l’idée de frontière. Je ne sais pas ce que Gabriel Robin…
Gabriel Robin – Oui, moi je partage tout à fait votre sentiment sur les frontières qui n’est pas simplement une séparation, une liaison, mais qui est aussi une limitation opportune. Mais pour revenir à la France, je crois qu’elle est orpheline d’elle-même en ce sens aussi que les français se rendent bien compte qu’il y a une espèce de déclassement de leur pays en ce moment. Ils sont bien obligés de constater qu’ils comptent de moins en moins en Europe, qu’ils comptent de moins en moins en Occident, qu’ils comptent de moins en moins dans le monde.
N.B. lire aussi l’excellente intervention de Gabriel Robin sur l’Europe précédemment reprise sur ce blog.