lundi 2 juin 2014

La « France d’en bas » sombre dans la pauvreté et personne ne s’en soucie…(Les moutons enragés)

La « France d’en bas » sombre dans la pauvreté et personne ne s’en soucie…



Les 40% des ménages les plus modestes ont vu leurs revenus diminuer de 300 à 400 euros depuis 2008. Dans le même temps, les 10% les plus riches ont vu leurs revenus augmenter de 1800 euros en moyenne annuelle. Les inégalités économiques fonctionnent donc dans les deux sens : les pauvres s’appauvrissent alors que les riches ont largement profité des politiques fiscales et budgétaires. Les classes moyennes, elles, ont vu leurs revenus stagner, et ont donc perdu du pouvoir d’achat. Ce décrochage inédit de la « France d’en bas » s’explique avant tout par la hausse du chômage mais aussi par le creusement des inégalités scolaires. Le taux de chômage des non-diplômés est passé de 12.6 à 17 % entre 2008 et 2012 et la moitié des décrocheurs scolaires ont un père ouvrier. Le système scolaire est devenu plus que jamais une machine à reproduire et renforcer les inégalités et personne ne s’en soucie. Au lieu de cela le gouvernement continue ses cadeaux au patronat, notamment par le biais du Pacte de responsabilité
Depuis 2008, le niveau de vie des plus démunis diminue. Une crise qui alimente les tensions sociales, mais n’inquiète pas plus que ça les couches favorisées, dont les revenus continuent à augmenter. Par Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités.
+ 1 800 euros annuels pour les 10 % les plus riches, – 400 euros pour les 10 % les plus pauvres. Le bilan de l’évolution des revenus sur la période 2008-2011 [1] est sombre pour les milieux populaires. La « baisse généralisée du pouvoir d’achat » [2], tant médiatisée, est une imposture : le pouvoir d’achat augmente pour les plus riches et diminue pour les plus pauvres.
 
Bien des catégories sont à l’abri de la crise. Elle ne frappe qu’une partie de la population : les plus modestes, déjà fragilisés par des décennies de chômage. Les jeunes, les ouvriers et les employés, la main d’œuvre peu qualifiée travaillant dans les petites entreprises du secteur privé et les immigrés sont en première ligne. Et pourtant, on entend essentiellement le bruit des couches aisées qui continuent d’oser se plaindre d’être matraquées par les impôts. Le gouvernement, dont l’action est formatée par les sondages, a entendu le « ras-le-bol-fiscal ». Il a perdu le sens de la réalité sociale. Les politiques mises en œuvre sont totalement décalées par rapport à la hauteur de l’enjeu.
Trois France se distinguent. Parmi les 30 % les plus riches, les revenus ont continué à progresser entre 2008 et 2011 : + 500 euros gagnés par an pour ceux de la tranche située entre les 70 et les 80 % les plus aisés, jusqu’à + 1 800 euros pour ceux des 10 % supérieurs. La crise, les 20 % du haut ne la connaissent pas vraiment. Entre 2008 et 2009 les cours de la bourse ont été divisés par deux, mais le rattrapage a été rapide. A ce niveau de vie (au moins 2 200 euros par mois pour une personne seule), on vit bien et surtout on continue à gagner plus, même si on est loin des sommets. Mais il est vrai que les gains demeurent beaucoup plus faibles que ceux qu’on observe chez les 0,1 % les plus riches, qui ont gagné (au minimum) 36 000 euros (avant impôts) de plus en 2010 qu’en 2004 (lire notre article Comment évoluent les très hauts revenus en France).
Les trois dixièmes de la population situés entre les 40 % les plus pauvres et les 30 % les plus riches ont vu leur situation stagner. Les classes moyennes ne sont pas « étranglées », selon l’adage médiatique, leur situation n’est pas la plus difficile, mais cette stagnation constitue une rupture pour des catégories au cœur d’une société où l’on consomme toujours plus. Pour cela, il faut gagner davantage et ce n’est plus le cas. Enfin, parmi les 40 % du bas de la hiérarchie sociale, les revenus diminuent de 300 à 400 euros (données annuelles). Cette France qui décroche a un visage : c’est celle des employés et des ouvriers, qui ont perdu respectivement 500 et 230 euros sur l’année entre 2008 et 2011, quand les cadres ont gagné 1 000 euros, soit un mois de travail d’un Smicard.
Le visage de la France qui décroche à l’écoleA l’école, la moitié des décrocheurs ont un père ouvrier, 5 % un père cadre. 54 % des enfants en retard en troisième ont des parents non diplômés, 14 % ont des parents diplômés du supérieur. La France qui ne suit pas le rythme du système scolaire est dans son immense majorité issue des catégories défavorisées. L’intérêt porté aux filières prestigieuses fait oublier son image inverse : les moins renommées qui rassemblent les enfants issus pour l’essentiel des catégories populaires. Dans les filières pour les élèves les plus en difficulté au collège, les Sections d’enseignement général et professionnel adapté (Segpa), on trouve 84 % d’enfants issus des milieux populaires (ouvriers, employés, sans profession) et moins de 2 % d’enfants de cadres. Le constat d’un système scolaire reproduisant les inégalités sociales est désormais partagé. Les données de l’enquête internationale Pisa de l’OCDE [3] – auprès des élèves âgés de 15 ans – ont été largement diffusées, parfois jusqu’à l’excès. Mais l’hypocrisie règne : derrière les discours de justice, aucune mesure n’est mise en œuvre pour réformer l’école sur le fond, dans sa structure, ses programmes et sa pédagogie.
Un changement social inédit
Ce décrochage de la France d’en bas est inédit. Jusqu’au milieu des années 2000, les inégalités s’accroissaient par le haut, tirées par la progression des revenus des plus aisés. Pas uniquement des très riches, mais de toute la frange des 10 % les plus aisés. Les moins favorisés continuaient à voir leurs revenus augmenter, notamment au début des années 2000 du fait de l’importante hausse du Smic liée au passage aux 35 heures.« Après tout », nous expliquait-on, « peu importent les inégalités si les plus démunis continuent à récupérer les miettes du progrès ». L’argument ne tient plus quand une part de la population décroche. Et encore, la réalité de 2014 est plus dégradée mais elle n’est pas encore visible dans les statistiques de l’Insee, connues avec deux années de retard. Depuis 2011, tout porte à croire que les plus pauvres se sont encore appauvris et les plus riches enrichis.
La hausse du chômage est à l’origine de ce basculement. A la mi-2008, on comptait trois millions de chômeurs inscrits à Pôle emploi [4]. Ils sont désormais 4,9 millions, une augmentation de 63 %. Il faut remonter à la fin des années 1970 et au début des années 1980 pour trouver une telle progression. Parmi eux, on trouve 5,5 % de cadres, 6,6 % d’agents de maîtrise et techniciens et 88 % d’ouvriers ou d’employés. En matière d’emploi, il existe une fracture dans la fracture, masquée par les moyennes, et qui ne date pas de 2008. A l’intérieur de l’ensemble du monde ouvrier, les moins qualifiés sont beaucoup plus fragilisés que le reste des actifs. Dès le milieu des années 1990, leur taux de chômage a atteint 17 %. Revenu à 13 % en 2001, il a ensuite grimpé et dépassé 20 % en 2012. Le statut de l’emploi et le type d’employeur comptent de plus en plus. Une partie importante des salariés est à l’abri, soit du fait de leur statut de fonctionnaire (environ 4,5 millions de personnes), soit du fait de leur haut niveau de diplôme qui leur assure de retrouver du travail dans de brefs délais pour l’immense majorité des cas. La taille et le secteur d’activité constituent aussi un clivage majeur : l’avenir d’un salarié d’une grande banque privée a peu à voir avec celui qui est employé dans une PME industrielle.
La France qui trinque est d’abord celle qui n’a pas eu la chance d’être estampillée bonne élève par le système éducatif (voir encadré sur le décrochage). Même si quelques diplômés ont du mal à s’insérer rapidement, les jeunes en difficulté sont massivement ceux qui n’ont pas eu la chance de faire des études. Le taux de chômage des sans diplôme est passé de 12,6 à 17,1 % entre 2008 et 2012, celui de ceux qui disposent d’un diplôme supérieur à bac + 2 de 4,7 à 5,6 %. Et encore, ces données ne prennent pas en compte les décrocheurs de l’emploi, notamment des femmes peu qualifiées, qui, devant la dégradation des conditions d’emploi (précarité et bas salaires), ne postulent même plus. Dans un pays où la croyance dans les titres scolaires est démesurée, le clivage social le plus profond porte sur le diplôme. Même périmé après des années de travail, il marque ensuite le parcours des salariés tout au long de leur vie professionnelle.
Le chômage frappe les jeunes et fragilise les plus âgésLes plus jeunes sont aux premières loges de la crise. Le taux de chômage des moins de 25 ans a atteint un niveau record de 25,4 % fin 2012 et se situe à 22,8 % fin 2013. Il était de 17 % en 2008. Le nombre de chômeurs de plus de 50 ans reste faible, mais il a doublé entre 2008 et 2013 et leur taux de chômage est passé de 4 à 6,4 %. Si l’on observe le taux, le manque d’emploi pénalise bien plus les jeunes que les plus âgés. Mais ce taux peut être un indicateur trompeur : il faut aussi tenir compte de la durée de chômage [5]. Pour les plus âgés, retrouver un emploi est souvent plus difficile. Le licenciement peut déboucher sur une très forte baisse de niveau de vie, et parfois une fin de carrière prématurée.
Qui s’inquiète de cette fracture ?
Durant des années, on a expliqué aux Français que le pays n’était plus composé que d’une vaste classe moyenne. La plupart des sociologues nous expliquait que les catégories sociales ne servaient à rien pour comprendre la société, que nous n’avions plus que des individus agglomérés [6]. L’amplification de la crise de l’emploi ne fait que dévoiler la fonction de ce discours : effacer le poids du social, des hiérarchies et des rapports de domination. Si tout le monde est frappé, personne ne l’est en particulier. Personne ne peut être mis à contribution. Faire comme si la crise touchait tous les milieux est une façon d’exonérer les couches aisées d’une solidarité nécessaire ou de la reporter sur une minorité d’ultra-riches.
Qui s’inquiète vraiment de cette fracture ? La France qui va mal est populaire et celle dont on entend la plainte est aisée. Elle croule sous l’« assommoir fiscal », paraît-il. En réalité, les impôts ont augmenté entre 2011 et 2013, dans une proportion très inférieure à la baisse enregistrée entre 2000 et 2010 [7].
L’opération de construction du ras-le-bol fiscal a réussi au-delà des espérances de ses promoteurs. La démagogie des baisses d’impôts n’a pas attendu longtemps avant de faire son retour, faisant passer au second plan la réponse aux besoins sociaux [8].
Toute une partie des catégories favorisées s’intéresse aux « questions sociétales » comme on dit, au « social business » ou aux sympathiques chartes de la diversité. Cela ne mange pas de pain. Elle se préoccupe de l’orientation de ses enfants, de ses futurs congés ou de son alimentation bio, plus que de la situation des immigrés, des ouvriers qui travaillent à la chaîne, des caissières, ou du fonctionnement de l’entreprise ou de l’école. Reste à attendre le moment où la contestation sera telle que ces milieux se sentiront vraiment contraints de redistribuer, un peu, les cartes.
La France appauvrie n’est pas périurbaine
La France qui subit le plus lourdement les effets de la crise est bien loin d’être la France pavillonnaire du périurbain. La pauvreté et les inégalités se concentrent dans les grandes villes. Le taux de pauvreté [9] atteint son maximum – 18% – dans les villes de 100 000 à 200 000 habitants. Dans les communes des banlieues défavorisées ou les quartiers populaires des grandes villes, le taux de pauvreté dépasse souvent les 40 %. Les quartiers les plus en difficulté – parfois présentés comme bénéficiaires du dynamisme des métropoles – ne sont pas des ghettos à l’abandon, mais paient un tribut beaucoup plus lourd à la crise que la campagne ou la France pavillonnaire. Le taux de pauvreté y atteint 36 %, trois fois plus que le reste du territoire urbain. Entre 2006 et 2011, ce taux a augmenté de 6 points, contre 0,8 hors des zones urbaines sensibles.
Louis Maurin,
directeur de l’Observatoire des inégalités.