Droit du travail
Répression syndicale : comment les directions d’entreprises entravent l’action collective des salariés
En matière de respect des droits des
travailleurs, la France est plutôt bien placée, comparé aux États-Unis
ou à d’autres pays européens, comme la Grèce ou le Royaume-Uni. Mais
l’exercice du droit syndical y semble de plus en plus compliqué :
discriminations salariales à l’encontre de syndicalistes, licenciements
abusifs de grévistes, pressions ou censures se multiplient. Un salarié
sur cinq ne dispose pas de représentant du personnel, alors que le
gouvernement envisage de remettre en cause les seuils de
représentativité. Et plus de 40% des salariés estiment que le fait
d’être syndiqué est un inconvénient. Décryptage avec le chercheur
Étienne Pénissat.
Basta ! : Qu’entend-on par répression ou discrimination syndicales ?
Etienne Pénissat [1] : La discrimination consiste à pénaliser un salarié par rapport aux autres, par un salaire inférieur, l’absence de promotion ou un licenciement, parce qu’il est syndiqué. Elle fait partie d’un répertoire d’actions patronales qui vise à dissuader l’engagement syndical. On peut parler de répression lorsque les directions d’entreprises entravent l’action collective des salariés : restreindre, voire empêcher, l’exercice du droit de grève, ne pas organiser d’élections professionnelles, ne pas réunir les différentes instances de représentation du personnel, interdire la diffusion de l’information syndicale ou refuser d’accorder les moyens requis par la loi (heures de délégations, panneau d’affichage syndical...). Cette répression peut aussi prendre la forme de pressions, voire de menaces, à l’encontre de syndicalistes ou de personnes sollicitées pour se présenter sur une liste. Ce type de pressions se développe en particulier depuis la loi de 2008 sur la représentativité syndicale.
Comment mesurer ces entraves à l’action syndicale ?
Ces pratiques, souvent illégales, sont difficiles à mesurer. Et malheureusement, l’appareil statistique est assez lacunaire. Il n’y a aucun rapport officiel en France sur ce type de discrimination. Avant, nous connaissions le nombre de salariés protégés [délégué du personnel, délégué syndical, ndlr] qui faisaient l’objet d’une demande de licenciement, ainsi que le nombre de recours des employeurs auprès de l’inspection du travail et les arbitrages du ministère. Depuis 2003, nous ne disposons plus de ces données. Excepté pour les condamnations pénales, nous n’avons pas de chiffres sur l’activité des tribunaux en matière de traitement des infractions aux droits syndicaux et de représentation des salariés. Toutefois, on sait, par exemple, que 25% des établissements de plus de 20 salariés ne disposent pas d’instances représentatives du personnel (IRP). Cela signifie qu’en France, près d’un salarié sur cinq – 17% exactement – n’est pas représenté dans son entreprise ! C’est encore le cas dans 10% des établissements de 50 à 100 salariés. Soit l’employeur n’y a pas organisé d’élections – ce qui est illégal –, soit aucune liste ne s’est présentée. Dans ce dernier cas, l’absence de candidats pour devenir élu du personnel est souvent liée à la peur de représailles [ndlr : à la demande du patronat, le ministre du travail François Rebsamen envisage également la suspension de ces seuils (lire notre article)].
Comment ces pressions s’exercent-elles ?
Quand nous menons des enquêtes qualitatives, des monographies sur des entreprises, certains témoignages reviennent assez souvent. L’étude menée pour la Direction générale du travail sur l’impact des nouvelles règles de représentativité syndicale est assez révélatrice [2]. Dans une grande entreprise d’intérim, une déléguée syndicale CFDT évoque ainsi des adhérents qui « ont peur de prendre un mandat [syndical] et de ne plus avoir de travail ». Dans une entreprise de distribution de prospectus, un délégué CFTC raconte que les salariés qui se présentent sur la liste d’un syndicat plutôt favorable à la direction voient leur temps de travail, et donc leur salaire, augmenter. Ceux qui se présentent sur d’autres listes passent à temps partiel.
Le secteur privé est-il pire que le secteur public ?
Il existe un baromètre sur les discriminations au travail réalisé pour le compte du Défenseur des droits et de l’Organisation internationale du travail (OIT). En 2013, 48% des salariés du privé et 37% des agents de la fonction publique considèrent comme un inconvénient le fait d’être syndiqué. En 2012, ils étaient 34% dans le privé et 25% dans le public. La discrimination syndicale est perçue comme moins importante que celle liée au handicap ou au fait d’être étranger. Mais elle l’est presque autant que le fait d’être une personne de couleur et plus que l’orientation sexuelle. Et parmi les salariés qui déclarent avoir été victime d’une discrimination (près d’un salarié sur trois), plus d’un sur dix considèrent qu’ils ont été discriminés parce qu’ils sont syndiqués.
Dans la fonction publique, la taille des administrations, les règles d’avancement de carrière différentes de celles du privé et l’ancrage des syndicats, ont pendant longtemps freiné la répression anti-syndicale. C’est différent aujourd’hui. Le développement des contrats précaires et le tournant managérial ouvrent la voie à des pratiques de discrimination et de répression plus fréquentes. On l’a vu notamment dans l’Éducation Nationale.
Amazon en Allemagne, ArcelorMittal en Belgique, Ikea en Italie… Dans son rapport sur la violation des droits syndicaux, la Confédération syndicale internationale pointe plusieurs entreprises. Cette répression est-elle plus fréquente à certains endroits ?
Le BTP et le secteur du commerce sont marqués par une attitude relativement anti-syndicale. Dans les entreprises de service où la main d’œuvre est peu qualifiée et très précaires – grande distribution, nettoyage, logistique… –, les directions patronales sont également plus répressives. Proposer une somme d’argent ou un avantage à des syndicalistes pour qu’ils cessent leur activité est une pratique régulière dans la restauration rapide. Nous observons un autre phénomène : dans les anciennes entreprises publiques privatisées ou en voie de privatisation – EDF, La Poste, la SNCF –, le management devient assez agressif vis-à-vis des syndicats. La Poste a, par exemple, entamé en janvier sept procédures disciplinaires visant des militants du syndicat Sud et une responsable CGT. Il y a aussi eu l’affaire du fichage des salariés et des syndicalistes d’Ikea en France. Ou la répression du mouvement de grève à l’usine Peugeot d’Aulnay l’année dernière. Des syndicalistes de la CGT et de Sud impliqués dans le mouvement ont été mis à pied en vue d’un licenciement. En parallèle, des cabinets spécialisés dans la gestion de conflits se développent. Ils proposent des actions de médiations, mais aussi de repérages et de surveillances. Les DRH sont désormais formés aux techniques d’observation et de contournement de l’action syndicale dans les entreprises. Cela constitue un véritable marché aux États-Unis, et émerge en France.
Certains représentants du personnel et syndicats sont-ils plus touchés que d’autres ?
Les délégués syndicaux sont plus concernés que les élus : ce sont souvent les plus militants et ils sont habilités par leur fédération à négocier des accords au sein de l’entreprise. Les autorisations de licenciement touchent davantage les délégués de la CGT. La répression s’intensifie aussi contre les syndicalistes de Sud. Les délégués syndicaux sont aussi les plus frappés par les discriminations salariales. En moyenne, un délégué syndical perçoit un salaire 10% inférieur à ses collègues. Neuf militants CGT travaillant dans une entreprise aéronautique viennent ainsi d’obtenir gain de cause dans le Lot. Après 15 ans de procédures, la société vient d’être condamnée en appel à leur verser un million d’euros [entre 30 000 et 160 000 euros par plaignant, ndlr (lire ici)] pour rattraper le préjudice financier causé par une discrimination liée à leur activité syndicale. C’est un mécanicien de Peugeot et militant de la CGT, François Clerc, qui a mis au point une méthode permettant de prouver une discrimination syndicale en comparant les carrières et les profils au sein d’une même entreprise. Une méthode qui commence à porter ses fruits devant les tribunaux. Ces victoires imposent aux directions d’entreprises un peu de retenue.
Le contexte de crise et de discours sur la « compétitivité » a-t-il un impact sur l’exercice du droit syndical ?
Dans les enquêtes que nous menons en Nord-Pas-de-Calais, nous constatons un fort chantage à l’emploi auprès des salariés : « Ne menez pas d’actions sinon le site va disparaître », leur dit-on. Mais ce chantage fonctionne également auprès des administrations : les services du ministère du Travail ferment les yeux sur des pratiques anti-syndicales et plus généralement sur la mise en souffrance des salariés au nom de la préservation de l’emploi. Nous avons aussi observé une forte augmentation de la répression après le mouvement des retraites de 2010. Il y a également un effet lié à la loi de 2008 sur la représentativité. Pour les directions d’entreprises, l’intérêt est moins d’empêcher l’apparition de syndicats, dont l’existence est nécessaire pour signer des accords d’entreprise, que de disposer de syndicats plutôt conciliants. La répression touche donc davantage les syndicats qui mènent des actions collectives et ne signent pas forcément tous les accords. On assiste d’ailleurs à une résurgence des syndicats « maison », proches des directions. Enfin, avec les refus du fichage ADN, la criminalisation de syndicalistes par l’État est aussi plus forte.
Comment les syndicalistes répondent-ils à cette répression ?
Il n’existe pas encore d’actions concertées et coordonnées entre les confédérations. La CGT et la CFDT ont cependant entamé un gros travail sur les discriminations salariales ; la CGT en s’appuyant sur la méthode de François Clerc. La mise en place de l’Observatoire de la discrimination et de la répression syndicale montre aussi que plusieurs organisations et confédérations [3] considèrent le sujet comme médiatiquement important, dans un contexte où il est difficile de parler de démocratie sociale et de droits des salariés.
Recueilli par Ivan du Roy
Photos CC Kevin Vanden / Alain Bachellier / Ivan du Roy
Etienne Pénissat [1] : La discrimination consiste à pénaliser un salarié par rapport aux autres, par un salaire inférieur, l’absence de promotion ou un licenciement, parce qu’il est syndiqué. Elle fait partie d’un répertoire d’actions patronales qui vise à dissuader l’engagement syndical. On peut parler de répression lorsque les directions d’entreprises entravent l’action collective des salariés : restreindre, voire empêcher, l’exercice du droit de grève, ne pas organiser d’élections professionnelles, ne pas réunir les différentes instances de représentation du personnel, interdire la diffusion de l’information syndicale ou refuser d’accorder les moyens requis par la loi (heures de délégations, panneau d’affichage syndical...). Cette répression peut aussi prendre la forme de pressions, voire de menaces, à l’encontre de syndicalistes ou de personnes sollicitées pour se présenter sur une liste. Ce type de pressions se développe en particulier depuis la loi de 2008 sur la représentativité syndicale.
Comment mesurer ces entraves à l’action syndicale ?
Ces pratiques, souvent illégales, sont difficiles à mesurer. Et malheureusement, l’appareil statistique est assez lacunaire. Il n’y a aucun rapport officiel en France sur ce type de discrimination. Avant, nous connaissions le nombre de salariés protégés [délégué du personnel, délégué syndical, ndlr] qui faisaient l’objet d’une demande de licenciement, ainsi que le nombre de recours des employeurs auprès de l’inspection du travail et les arbitrages du ministère. Depuis 2003, nous ne disposons plus de ces données. Excepté pour les condamnations pénales, nous n’avons pas de chiffres sur l’activité des tribunaux en matière de traitement des infractions aux droits syndicaux et de représentation des salariés. Toutefois, on sait, par exemple, que 25% des établissements de plus de 20 salariés ne disposent pas d’instances représentatives du personnel (IRP). Cela signifie qu’en France, près d’un salarié sur cinq – 17% exactement – n’est pas représenté dans son entreprise ! C’est encore le cas dans 10% des établissements de 50 à 100 salariés. Soit l’employeur n’y a pas organisé d’élections – ce qui est illégal –, soit aucune liste ne s’est présentée. Dans ce dernier cas, l’absence de candidats pour devenir élu du personnel est souvent liée à la peur de représailles [ndlr : à la demande du patronat, le ministre du travail François Rebsamen envisage également la suspension de ces seuils (lire notre article)].
Comment ces pressions s’exercent-elles ?
Quand nous menons des enquêtes qualitatives, des monographies sur des entreprises, certains témoignages reviennent assez souvent. L’étude menée pour la Direction générale du travail sur l’impact des nouvelles règles de représentativité syndicale est assez révélatrice [2]. Dans une grande entreprise d’intérim, une déléguée syndicale CFDT évoque ainsi des adhérents qui « ont peur de prendre un mandat [syndical] et de ne plus avoir de travail ». Dans une entreprise de distribution de prospectus, un délégué CFTC raconte que les salariés qui se présentent sur la liste d’un syndicat plutôt favorable à la direction voient leur temps de travail, et donc leur salaire, augmenter. Ceux qui se présentent sur d’autres listes passent à temps partiel.
Le secteur privé est-il pire que le secteur public ?
Il existe un baromètre sur les discriminations au travail réalisé pour le compte du Défenseur des droits et de l’Organisation internationale du travail (OIT). En 2013, 48% des salariés du privé et 37% des agents de la fonction publique considèrent comme un inconvénient le fait d’être syndiqué. En 2012, ils étaient 34% dans le privé et 25% dans le public. La discrimination syndicale est perçue comme moins importante que celle liée au handicap ou au fait d’être étranger. Mais elle l’est presque autant que le fait d’être une personne de couleur et plus que l’orientation sexuelle. Et parmi les salariés qui déclarent avoir été victime d’une discrimination (près d’un salarié sur trois), plus d’un sur dix considèrent qu’ils ont été discriminés parce qu’ils sont syndiqués.
Dans la fonction publique, la taille des administrations, les règles d’avancement de carrière différentes de celles du privé et l’ancrage des syndicats, ont pendant longtemps freiné la répression anti-syndicale. C’est différent aujourd’hui. Le développement des contrats précaires et le tournant managérial ouvrent la voie à des pratiques de discrimination et de répression plus fréquentes. On l’a vu notamment dans l’Éducation Nationale.
Amazon en Allemagne, ArcelorMittal en Belgique, Ikea en Italie… Dans son rapport sur la violation des droits syndicaux, la Confédération syndicale internationale pointe plusieurs entreprises. Cette répression est-elle plus fréquente à certains endroits ?
Le BTP et le secteur du commerce sont marqués par une attitude relativement anti-syndicale. Dans les entreprises de service où la main d’œuvre est peu qualifiée et très précaires – grande distribution, nettoyage, logistique… –, les directions patronales sont également plus répressives. Proposer une somme d’argent ou un avantage à des syndicalistes pour qu’ils cessent leur activité est une pratique régulière dans la restauration rapide. Nous observons un autre phénomène : dans les anciennes entreprises publiques privatisées ou en voie de privatisation – EDF, La Poste, la SNCF –, le management devient assez agressif vis-à-vis des syndicats. La Poste a, par exemple, entamé en janvier sept procédures disciplinaires visant des militants du syndicat Sud et une responsable CGT. Il y a aussi eu l’affaire du fichage des salariés et des syndicalistes d’Ikea en France. Ou la répression du mouvement de grève à l’usine Peugeot d’Aulnay l’année dernière. Des syndicalistes de la CGT et de Sud impliqués dans le mouvement ont été mis à pied en vue d’un licenciement. En parallèle, des cabinets spécialisés dans la gestion de conflits se développent. Ils proposent des actions de médiations, mais aussi de repérages et de surveillances. Les DRH sont désormais formés aux techniques d’observation et de contournement de l’action syndicale dans les entreprises. Cela constitue un véritable marché aux États-Unis, et émerge en France.
Certains représentants du personnel et syndicats sont-ils plus touchés que d’autres ?
Les délégués syndicaux sont plus concernés que les élus : ce sont souvent les plus militants et ils sont habilités par leur fédération à négocier des accords au sein de l’entreprise. Les autorisations de licenciement touchent davantage les délégués de la CGT. La répression s’intensifie aussi contre les syndicalistes de Sud. Les délégués syndicaux sont aussi les plus frappés par les discriminations salariales. En moyenne, un délégué syndical perçoit un salaire 10% inférieur à ses collègues. Neuf militants CGT travaillant dans une entreprise aéronautique viennent ainsi d’obtenir gain de cause dans le Lot. Après 15 ans de procédures, la société vient d’être condamnée en appel à leur verser un million d’euros [entre 30 000 et 160 000 euros par plaignant, ndlr (lire ici)] pour rattraper le préjudice financier causé par une discrimination liée à leur activité syndicale. C’est un mécanicien de Peugeot et militant de la CGT, François Clerc, qui a mis au point une méthode permettant de prouver une discrimination syndicale en comparant les carrières et les profils au sein d’une même entreprise. Une méthode qui commence à porter ses fruits devant les tribunaux. Ces victoires imposent aux directions d’entreprises un peu de retenue.
Le contexte de crise et de discours sur la « compétitivité » a-t-il un impact sur l’exercice du droit syndical ?
Dans les enquêtes que nous menons en Nord-Pas-de-Calais, nous constatons un fort chantage à l’emploi auprès des salariés : « Ne menez pas d’actions sinon le site va disparaître », leur dit-on. Mais ce chantage fonctionne également auprès des administrations : les services du ministère du Travail ferment les yeux sur des pratiques anti-syndicales et plus généralement sur la mise en souffrance des salariés au nom de la préservation de l’emploi. Nous avons aussi observé une forte augmentation de la répression après le mouvement des retraites de 2010. Il y a également un effet lié à la loi de 2008 sur la représentativité. Pour les directions d’entreprises, l’intérêt est moins d’empêcher l’apparition de syndicats, dont l’existence est nécessaire pour signer des accords d’entreprise, que de disposer de syndicats plutôt conciliants. La répression touche donc davantage les syndicats qui mènent des actions collectives et ne signent pas forcément tous les accords. On assiste d’ailleurs à une résurgence des syndicats « maison », proches des directions. Enfin, avec les refus du fichage ADN, la criminalisation de syndicalistes par l’État est aussi plus forte.
Comment les syndicalistes répondent-ils à cette répression ?
Il n’existe pas encore d’actions concertées et coordonnées entre les confédérations. La CGT et la CFDT ont cependant entamé un gros travail sur les discriminations salariales ; la CGT en s’appuyant sur la méthode de François Clerc. La mise en place de l’Observatoire de la discrimination et de la répression syndicale montre aussi que plusieurs organisations et confédérations [3] considèrent le sujet comme médiatiquement important, dans un contexte où il est difficile de parler de démocratie sociale et de droits des salariés.
Recueilli par Ivan du Roy
Photos CC Kevin Vanden / Alain Bachellier / Ivan du Roy