Démocratie
Dans un village de la Drôme, la révolution participative est en marche !
A Saillans, dans la Drôme, une liste
collégiale a remporté les municipales. Les habitants ont entièrement
repensé le fonctionnement de la mairie, en s’appuyant sur les méthodes
d’animation de l’éducation populaire. Depuis six mois, ils mettent en
place des groupes action projet où se retrouvent élus et habitants, pour
débattre des principales questions de la vie du village. Une petite
révolution participative !
Cet article a initialement été publié dans le journal L’âge de faire.
Mardi 20 mai. Ce soir, l’ambiance est studieuse chez Joachim Hirschler. Attablés dans son salon, six villageois planchent sur un projet de réduction de l’éclairage public : pour éviter le gaspillage d’électricité et la pollution lumineuse, les lampadaires ne resteront plus allumés toute la nuit. Alain a conçu des graphiques permettant de visualiser les horaires – différents selon les saisons et les quartiers. Anne-Laure prend des notes pour l’affiche qui sera placardée dans le village. Il est décidé qu’après six mois de test, des ajustements seront possibles en fonction des retours des habitants.
Fonctionnement collégial plutôt qu’organisation pyramidale
« Si j’avais géré seul l’éclairage public, j’aurais choisi des horaires standards », confie Joachim avec son accent allemand. Les citoyens vont beaucoup plus loin. » C’est en vertu de ce principe que le collectif avait préparé, bien avant les élections, sa petite révolution. Désormais, les habitants sont invités à prendre part aux décisions avant que les projets ne soient ficelés. Sur chaque grand domaine fixé par les élus, une commission thématique est ouverte à tous les habitants une ou deux fois par an. C’est lors de ces commissions que naissent les Gap, qui réunissent un petit nombre de citoyens autour d’un élu pour travailler sur un sujet précis. Plusieurs fois par mois, un comité de pilotage réunit les élus et les habitants volontaires pour rendre compte des travaux en cours, prendre des décisions, et valider les propositions des Gap. Un conseil des sages, constitué de personnes non élues qui ont soutenu la démarche, veille à ce que la gestion reste participative. Et le conseil municipal dans tout ça ? Il sert essentiellement aux votes et délibérations officiels.
Cette organisation a été élaborée par le collectif avant les élections. « On a fait un travail de fond, pendant deux mois, sur ce que c’est qu’un fonctionnement collégial », indique Fernand Karagiannis. C’est finalement à grand renfort de gommettes, de collages et de redécoupages, que les participants ont construit des institutions locales correspondant à leur projet.
« Tu t’attends à une discussion PMU… Et tac tac tac, gommettes ! »
Mercredi 21 mai. J’ai rendez-vous avec Vincent Beillard. En général, quand ses concitoyens l’appellent « M. le Maire », c’est une boutade : le collectif s’en serait bien passé, de maire. Mais il en fallait un, ainsi qu’un premier adjoint, par obligation légale. « J’étais au boulot quand ils m’ont désigné comme tête de liste, raconte Vincent. La décision a été prise en fonction des disponibilités de chacun. » Vincent a 42 ans et travaille deux ou trois nuits par semaine dans un établissement pour handicapés. Il est en binôme avec la première adjointe, Annie Morin, une enseignante à la retraite. A eux deux, ils gèrent les affaires du quotidien. « Mais on n’a pas plus de délégations que les autres élus », souligne Vincent.
On est au sous-sol de L’oignon, le bar associatif qu’il a contribué à lancer il y a quelques années. Des caves comme celles-ci, humides et voutées, il y en a plein le centre-ville, sous les maisons de pierres reliées par des ruelles. Assis dans un vieux fauteuil de cinéma, Vincent raconte comment Saillans s’est pris au jeu de la réflexion collective. C’était il y a un peu plus d’un an. Quelques personnes ont commencé à parler de la gestion communale. « Au fil des réunions, on s’est retrouvés une bonne quarantaine, se souvient Vincent. On voulait que les gens s’impliquent vraiment dans les décisions, et, pour tester nos idées, on a organisé une première réunion publique en novembre. »
Soigneusement préparée, cette soirée a marqué les esprits. Quelques membres du collectif connaissaient les méthodes d’animation de l’éducation populaire, et ont formé les autres. « On a expliqué la démarche pendant 10 minutes, puis on a fait de petits groupes pour que tout le monde puisse s’exprimer, raconte Vincent. A chaque table, un animateur était là pour poser un cadre et éviter les guerres de chapelles. Les groupes désignaient ensuite un représentant pour faire remonter leurs propositions, et chaque participant disposait de gommettes à placer sur les actions qui lui semblaient prioritaires. On s’est retrouvés, un peu dépassés, avec 120 personnes… . » Joachim Hirschler en rigole encore : « Tu t’attends à une discussion PMU, et là, tac-tac-tac, gommettes ! »
« Néo » et « anciens »
L’efficacité de la démarche a séduit à la fois des « anciens » du village, et des néo-ruraux de 30-40 ans. Lassés de la politique traditionnelle, tous ont contribué au score de la liste collégiale – plus de 56 % – et on les retrouve aujourd’hui dans les commissions thématiques, que les élus continuent d’animer selon les mêmes méthodes. « C’est très bien mené, remarque Anne-Laure Mangou, institutrice venue de région parisienne, qui fait partie du Gap "éclairage public". Il n’y a pas d’engueulade. Les animateurs nous disent : "Ok, vos beaux rêves, on les écoute aussi, on fera un tri dans les idées, mais on les garde quelque part". Il y a une sorte d’exaltation à travailler ensemble. Ça rejoint nos expériences personnelles : on est venus pour construire du neuf. »
Annie Morin, la première adjointe, est née là. A 67 ans, elle connaît bien l’histoire de Saillans : l’élevage du vers à soie qui faisait autrefois affluer des bataillons de jeunes ouvrières ; les affres de la désertification à partir des années 60 ; maintenant, ce bol d’air apporté par les « néo », qui viennent souvent s’installer à la faveur du télétravail. Elle est ravie de ce mélange. « J’ai le passé du village, et eux apportent un regard neuf. Mais on se rejoint : les anciens ont envie de garder l’identité de Saillans, et les néo ont choisi la vie de village. On a tous dépassé le stade du développement forcé. »
« Il existe des lieux qu’il faut investir »
Mais si l’on veut bien comprendre ce qu’il se passe à Saillans, il faut remonter plus loin que l’année dernière. Membre du Gap « éclairage public », Maddy Royer est aussi adhérente de l’association Pays de Saillans vivant. Elle raconte comment, dès 2010, des habitants se sont questionnés sur le rôle qu’ils avaient à jouer dans les décisions locales. « Un jour, on a appris qu’il y avait un projet de supermarché sur la zone artisanale de Saillans. C’est une chevrière d’un autre village, élue à la communauté de communes, qui nous a avertis. On s’est dit que c’était de notre faute si on n’était pas informés : il existe des lieux pour savoir, et il faut les investir. »
Les membres de l’association décident de se relayer aux réunions de la communauté de communes. Ils publient un journal, Quèsaquo, dans lequel ils décortiquent le projet de supermarché et critiquent le fonctionnement de l’intercommunalité : des « élus sous-informés » qui votent les dossiers sans aucun recul. Suite à une forte mobilisation locale, le projet de supermarché est abandonné. Mais l’association poursuit son travail, publie une « grande enquête citoyenne », appelle les habitants à assister aux conseils municipaux…
Ni programme ni étiquette
Pour Fernand Karagiannis, élu et membre de Pays de Saillans vivant, l’association a joué le rôle de déclencheur. « Nous n’avons pas pris position contre les élus sortants, mais plutôt appelé les gens à se prendre en charge. Si les gens ont adhéré, c’est aussi parce que nous ne leur avons pas imposé de programme, ni d’étiquette politique : c’est la manière de faire qui montre ce qu’on est vraiment. Quand des élus acceptent de laisser du pouvoir aux citoyens, ça va plus loin que la politique. »
Jeudi 22 mai. La salle de réunion de la mairie est tout juste assez grande pour accueillir le comité de pilotage : les élus et une quinzaine d’habitants. Présenté par Joachim, le travail du Gap « éclairage public » est validé. Vincent fait le bilan de la commission « vie culturelle » qui a constaté le manque de salles disponibles, notamment pour les jeunes. Puis, la discussion s’anime autour de l’avenir d’un gîte délabré, que la commune n’a pas les moyens de rénover. Faut-il le confier à l’intercommunalité ? Une jeune femme demande la parole : pourquoi ne pas imaginer un chantier impliquant les jeunes, pour remettre le lieu en état et en faire un espace qui leur serait ouvert ?
« Avant, aller dans une réunion, c’était rébarbatif. Maintenant, les gens viennent, et c’est valorisant de les sentir prêts à travailler », se réjouit Fernand. Avant d’enfourcher son vélo, Joachim se tourne vers le perron avec un petit sourire : « Il y avait deux dames, ce soir, qui nous étaient farouchement opposées. Maintenant, elles participent. » Comme dit Maddy, « travailler ensemble sur quelque chose de précis, ça redonne de l’énergie ».
Lisa Giachino, L’âge de faire
L’âge de faire est partenaire de Basta ! Retrouvez son descriptif sur notre page partenaires.
Cet article est tiré du numéro d’été de L’âge de faire. Au sommaire : plaisance populaire, pêche artisanale, aquaculture bio, initiatives de solidarité, navisport, amap poissons… Grâce à la mer, les liens se tissent.
Mardi 20 mai. Ce soir, l’ambiance est studieuse chez Joachim Hirschler. Attablés dans son salon, six villageois planchent sur un projet de réduction de l’éclairage public : pour éviter le gaspillage d’électricité et la pollution lumineuse, les lampadaires ne resteront plus allumés toute la nuit. Alain a conçu des graphiques permettant de visualiser les horaires – différents selon les saisons et les quartiers. Anne-Laure prend des notes pour l’affiche qui sera placardée dans le village. Il est décidé qu’après six mois de test, des ajustements seront possibles en fonction des retours des habitants.
- « Et si on faisait un achat en gros de lampes de poche à manivelle, que la mairie revendrait à petit prix aux habitants ? »
- « On pourrait le proposer, mais il faut voir le budget », commente Joachim, l’« élu référent » du Gap « éclairage public ».
Fonctionnement collégial plutôt qu’organisation pyramidale
« Si j’avais géré seul l’éclairage public, j’aurais choisi des horaires standards », confie Joachim avec son accent allemand. Les citoyens vont beaucoup plus loin. » C’est en vertu de ce principe que le collectif avait préparé, bien avant les élections, sa petite révolution. Désormais, les habitants sont invités à prendre part aux décisions avant que les projets ne soient ficelés. Sur chaque grand domaine fixé par les élus, une commission thématique est ouverte à tous les habitants une ou deux fois par an. C’est lors de ces commissions que naissent les Gap, qui réunissent un petit nombre de citoyens autour d’un élu pour travailler sur un sujet précis. Plusieurs fois par mois, un comité de pilotage réunit les élus et les habitants volontaires pour rendre compte des travaux en cours, prendre des décisions, et valider les propositions des Gap. Un conseil des sages, constitué de personnes non élues qui ont soutenu la démarche, veille à ce que la gestion reste participative. Et le conseil municipal dans tout ça ? Il sert essentiellement aux votes et délibérations officiels.
Cette organisation a été élaborée par le collectif avant les élections. « On a fait un travail de fond, pendant deux mois, sur ce que c’est qu’un fonctionnement collégial », indique Fernand Karagiannis. C’est finalement à grand renfort de gommettes, de collages et de redécoupages, que les participants ont construit des institutions locales correspondant à leur projet.
« Tu t’attends à une discussion PMU… Et tac tac tac, gommettes ! »
Mercredi 21 mai. J’ai rendez-vous avec Vincent Beillard. En général, quand ses concitoyens l’appellent « M. le Maire », c’est une boutade : le collectif s’en serait bien passé, de maire. Mais il en fallait un, ainsi qu’un premier adjoint, par obligation légale. « J’étais au boulot quand ils m’ont désigné comme tête de liste, raconte Vincent. La décision a été prise en fonction des disponibilités de chacun. » Vincent a 42 ans et travaille deux ou trois nuits par semaine dans un établissement pour handicapés. Il est en binôme avec la première adjointe, Annie Morin, une enseignante à la retraite. A eux deux, ils gèrent les affaires du quotidien. « Mais on n’a pas plus de délégations que les autres élus », souligne Vincent.
On est au sous-sol de L’oignon, le bar associatif qu’il a contribué à lancer il y a quelques années. Des caves comme celles-ci, humides et voutées, il y en a plein le centre-ville, sous les maisons de pierres reliées par des ruelles. Assis dans un vieux fauteuil de cinéma, Vincent raconte comment Saillans s’est pris au jeu de la réflexion collective. C’était il y a un peu plus d’un an. Quelques personnes ont commencé à parler de la gestion communale. « Au fil des réunions, on s’est retrouvés une bonne quarantaine, se souvient Vincent. On voulait que les gens s’impliquent vraiment dans les décisions, et, pour tester nos idées, on a organisé une première réunion publique en novembre. »
Soigneusement préparée, cette soirée a marqué les esprits. Quelques membres du collectif connaissaient les méthodes d’animation de l’éducation populaire, et ont formé les autres. « On a expliqué la démarche pendant 10 minutes, puis on a fait de petits groupes pour que tout le monde puisse s’exprimer, raconte Vincent. A chaque table, un animateur était là pour poser un cadre et éviter les guerres de chapelles. Les groupes désignaient ensuite un représentant pour faire remonter leurs propositions, et chaque participant disposait de gommettes à placer sur les actions qui lui semblaient prioritaires. On s’est retrouvés, un peu dépassés, avec 120 personnes… . » Joachim Hirschler en rigole encore : « Tu t’attends à une discussion PMU, et là, tac-tac-tac, gommettes ! »
« Néo » et « anciens »
L’efficacité de la démarche a séduit à la fois des « anciens » du village, et des néo-ruraux de 30-40 ans. Lassés de la politique traditionnelle, tous ont contribué au score de la liste collégiale – plus de 56 % – et on les retrouve aujourd’hui dans les commissions thématiques, que les élus continuent d’animer selon les mêmes méthodes. « C’est très bien mené, remarque Anne-Laure Mangou, institutrice venue de région parisienne, qui fait partie du Gap "éclairage public". Il n’y a pas d’engueulade. Les animateurs nous disent : "Ok, vos beaux rêves, on les écoute aussi, on fera un tri dans les idées, mais on les garde quelque part". Il y a une sorte d’exaltation à travailler ensemble. Ça rejoint nos expériences personnelles : on est venus pour construire du neuf. »
Annie Morin, la première adjointe, est née là. A 67 ans, elle connaît bien l’histoire de Saillans : l’élevage du vers à soie qui faisait autrefois affluer des bataillons de jeunes ouvrières ; les affres de la désertification à partir des années 60 ; maintenant, ce bol d’air apporté par les « néo », qui viennent souvent s’installer à la faveur du télétravail. Elle est ravie de ce mélange. « J’ai le passé du village, et eux apportent un regard neuf. Mais on se rejoint : les anciens ont envie de garder l’identité de Saillans, et les néo ont choisi la vie de village. On a tous dépassé le stade du développement forcé. »
« Il existe des lieux qu’il faut investir »
Mais si l’on veut bien comprendre ce qu’il se passe à Saillans, il faut remonter plus loin que l’année dernière. Membre du Gap « éclairage public », Maddy Royer est aussi adhérente de l’association Pays de Saillans vivant. Elle raconte comment, dès 2010, des habitants se sont questionnés sur le rôle qu’ils avaient à jouer dans les décisions locales. « Un jour, on a appris qu’il y avait un projet de supermarché sur la zone artisanale de Saillans. C’est une chevrière d’un autre village, élue à la communauté de communes, qui nous a avertis. On s’est dit que c’était de notre faute si on n’était pas informés : il existe des lieux pour savoir, et il faut les investir. »
Les membres de l’association décident de se relayer aux réunions de la communauté de communes. Ils publient un journal, Quèsaquo, dans lequel ils décortiquent le projet de supermarché et critiquent le fonctionnement de l’intercommunalité : des « élus sous-informés » qui votent les dossiers sans aucun recul. Suite à une forte mobilisation locale, le projet de supermarché est abandonné. Mais l’association poursuit son travail, publie une « grande enquête citoyenne », appelle les habitants à assister aux conseils municipaux…
Ni programme ni étiquette
Pour Fernand Karagiannis, élu et membre de Pays de Saillans vivant, l’association a joué le rôle de déclencheur. « Nous n’avons pas pris position contre les élus sortants, mais plutôt appelé les gens à se prendre en charge. Si les gens ont adhéré, c’est aussi parce que nous ne leur avons pas imposé de programme, ni d’étiquette politique : c’est la manière de faire qui montre ce qu’on est vraiment. Quand des élus acceptent de laisser du pouvoir aux citoyens, ça va plus loin que la politique. »
Jeudi 22 mai. La salle de réunion de la mairie est tout juste assez grande pour accueillir le comité de pilotage : les élus et une quinzaine d’habitants. Présenté par Joachim, le travail du Gap « éclairage public » est validé. Vincent fait le bilan de la commission « vie culturelle » qui a constaté le manque de salles disponibles, notamment pour les jeunes. Puis, la discussion s’anime autour de l’avenir d’un gîte délabré, que la commune n’a pas les moyens de rénover. Faut-il le confier à l’intercommunalité ? Une jeune femme demande la parole : pourquoi ne pas imaginer un chantier impliquant les jeunes, pour remettre le lieu en état et en faire un espace qui leur serait ouvert ?
« Avant, aller dans une réunion, c’était rébarbatif. Maintenant, les gens viennent, et c’est valorisant de les sentir prêts à travailler », se réjouit Fernand. Avant d’enfourcher son vélo, Joachim se tourne vers le perron avec un petit sourire : « Il y avait deux dames, ce soir, qui nous étaient farouchement opposées. Maintenant, elles participent. » Comme dit Maddy, « travailler ensemble sur quelque chose de précis, ça redonne de l’énergie ».
Lisa Giachino, L’âge de faire
L’âge de faire est partenaire de Basta ! Retrouvez son descriptif sur notre page partenaires.
Cet article est tiré du numéro d’été de L’âge de faire. Au sommaire : plaisance populaire, pêche artisanale, aquaculture bio, initiatives de solidarité, navisport, amap poissons… Grâce à la mer, les liens se tissent.