mardi 23 septembre 2014

Le grand abandon (Le grand soir)

Le salarié vu comme un nom à radier dans un fichier, un fraudeur, un fainéant à réprimer

Le grand abandon

Plus personne ne regrette vraiment ce que l’on nommait autrefois « la rentrée sociale ». Plus personne ne la regrette car plus personne n’a gardé le souvenir de ce qu’elle signifiait profondément. Après l’été des « congés payés – autre vocable à l’usage aujourd’hui désuet – le temps du retour aux réalités nécessairement conflictuelles du monde du travail revenait comme un rituel Légitime
. Quand les « classes laborieuses » commencèrent de baisser leur garde face au patronat revanchard un vocabulaire et une rhétorique plus conformes à l’air du temps apparurent. On ne parla plus que de « partenaires sociaux » car désormais nous devons tous admettre que « nous sommes tous dans le même bateau ». Nous avions donc tous oublié la rentrée sociale depuis longtemps lorsque les calendriers du Gouvernement et du patronat coïncidèrent brutalement à la fin du mois d’août dernier pour nous offrir une terrible rentrée.
Après avoir promptement écartés ceux de ses ministres qui s’étaient autorisés à douter publiquement de la pertinence de sa politique, Manuel Valls se rendit presqu’illico à l’université d’été du Medef. Il y déclara sa flamme sans ambages. Son « j’aime l’entreprise » est déjà passé à la postérité. Une déclaration d’amour qui réussit même à surprendre, par la violence apparente du sentiment qui la porta, nombre de citoyens déjà sans illusion aucune quant à la psychologie profonde du personnage. Manuel Valls n’a pas dit « j’aime les entreprises », ce qui aurait laissé ouverte la porte sur la grande diversité du monde de la production. Il n’a pas dit qu’il aimait certaines entreprises, ce qui nous aurait permis de supposer qu’il ne les confond pas toutes dans un grandiose blanc-seing délivré à l’encontre de leur action. Nous comptons pourtant plus de deux millions d’entreprises en France, la plupart de taille modeste, dans des branches aux réalités économiques et sociales fort contrastées. Et voilà que notre Premier Ministre les embrasse toutes au comble d’une étreinte virile que tous les grands médias surent relayer. Il aime l’entreprise, point barre ! Même le célèbre Raymond, en son temps « premier économiste de France », ne s’était jamais risqué à afficher une aussi impudique conduite. C’est sans doute qu’il avait le sens du ridicule dont son successeur est à l’évidence fièrement dépourvu. C’est l’entreprise, entité abstraite recouvrant le sort – trop souvent peu enviable – de millions de salariés, qui émoustille l’amoureux transi. On cherchera vainement le mot travail dans son discours à l’aréopage patronal rassemblé sur le campus d’HEC. Le mot capital, en revanche, y figure plus qu’à son tour. Un discours de droite prononcé par un homme de… droite. La messe est dite ! Toute honte bue.
Le drame est bien celui-là : les hommes et les femmes qui sont la substance vivante du monde du travail et sans lesquels l’on se demande bien ce que deviendrait « l’entreprise » sont définitivement abandonnés aux forces incontrôlées d’une économie de prédation au service de plus en plus exclusif des propriétaires du capital. Ce sont ces derniers qui donnent l’orientation des réformes à conduire, le pouvoir politique ne faisant que retarder plus ou moins longtemps leur mise en œuvre. Et l’on attend de moins en moins longtemps ! Pourquoi le Medef se priverait-il d’en rajouter ? Avec un Président de la République et un Premier Ministre aussi serviles il aurait tort de se gêner. Il demande maintenant la réduction du nombre de jours fériés, la création d’un salaire inférieur au SMIC, l’ouberture généralisée des commerces le soir et le dimanche. « On n’a pas encore tout essayé. En France, on a essayé ce qui a échoué partout mais pas ce qui marche ailleurs. » Un million d’emplois est à la clé, vous dit-on. On ne va tout de même pas passer à côté de cette promesse mirobolante. Le nombre d’emplois promis est devenu depuis longtemps un fétiche tout comme la Croissance qui lui sert de prétexte. Cette fois c’est carrément l’escalade : un million ! Ils faut frapper les esprits qui cependant sont occupés ailleurs. Le citoyen avisé n’a-t-il pas compris depuis longtemps qu’il ne faut pas confondre emploi et travail, que l’on parle d’autant plus fort du premier que l’on veut ignorer les réalités dégradées du second. L’emploi n’est qu’une enveloppe cachant tant de mépris pour la « ressource humaine ». Il faut faire grimper le nombre d’emplois coûte que coûte. Peu importe ce que contiennent ces emplois. La politique du chiffre a pris toute la place. Ainsi, c’est au service de cette politique honteuse que l’on durcit le contrôle des chômeurs inscrits à « pôle emploi » dont la « mission » répressive » remplace progressivement toute les autres. Oui, il est bien là le grand abandon de la Gauche de gouvernement : ne plus voir en chaque salarié qu’un dossier dans un fichier à exploiter, un nom sur une liste de radiés potentiels, un candidat permanent à la fraude ou à la fainéantise. L’abandon tutoie ici l’indécence. Il est probable que nous ne soyons pas au bout de nos peines ! D’autres idéaux de la gauche vont assurément valser dans les temps qui viennent.
Pour obtenir la confiance de l’Assemblée nationale le 16 septembre dernier, le Premier Ministre a fait quelques vagues promesses, notamment que l’on ne toucherait pas aux 35 heures. La confiance obtenue est cependant de pacotille, les « frondeurs » à la petite fronde sont en fait plus nombreux que le vote de circonstances ne le laisse voir. La classe politique supérieure est désormais si étrangères aux réalités profondes de la société civile qu’il est devenu presque impossible d’espérer une réconciliation à brève échéance. L’entêtement de la première ira à son comble, alimentant le drame de la seconde. La Reconstruction pourra alors commencer. Décidément, l’Histoire n’est pas finie !
Yann Fiévet
Les Zindignés - No 18 – Octobre 2014
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