jeudi 30 octobre 2014

La banque BRICS opérationnelle - Une sortie du Consensus de Washington ? (investig'action)

La banque BRICS opérationnelle - Une sortie du Consensus de Washington ?
Chems Eddine CHITOUR

Une bonne nouvelle passée pratiquement inaperçue dans les médias occidentaux. Les cinq pays du Brics ont créé au début de l’été 2014 une banque de développement qui aura comme capital 100 milliards de dollars et qui aura comme siège Shanghaï. Contrairement au FMI et à la Banque mondiale, les prêts faits ne seraient pas assortis de conditions contraignantes (ajustement structurel). Les rares informations occidentales présentent cela comme une agression contre l’ordre établi par l’Occident. Le fameux Consensus de Washington mis en place pour figer l’architecture financière internationale selon les vœux du grand capital.

Les potentialités des pays du Brics

Pour François Houtart, les cinq pays composant les pays dits « émergents », c’est-à-dire, la Chine, l’Inde, la Russie, le Brésil et l’Afrique du Sud, forment un bloc important à l’échelle mondiale. Leur poids démographique atteint 3 milliards de personnes, soit 42% de la population mondiale et leur PIB représentait en 2010, quelque 14.000 milliards d’USD, ou 18,5% du PIB mondial. Leur réserve de devises est estimée à 5000 milliards d’USD, dont 3.200 milliards pour la seule Chine.
Cependant, malgré leur poids, tous ces pays, et en particulier les BRIC’S, sont fermement arrimés à l’économie capitaliste dominante.
Il suffit de citer quelques faits. Leurs réserves monétaires sont en majorité constituées par le dollar, au point de détenir une part importante de la dette extérieure des Etats-Unis et donc indirectement de contribuer à maintenir le système.
La « ré-primarisation » de continents tels que l’Afrique et l’Amérique latine, toujours plus producteurs de matières premières et de produits agricoles, place ces derniers en position de faiblesse dans la division internationale du travail, même si la conjoncture des prix leur a été favorable au cours des 15 dernières années » (1).
« Sur le plan financier, la dépendance est aussi très nette. Ainsi, la politique de la Réserve fédérale américaine visant à augmenter les taux d’intérêt à long terme, entre janvier et août 2012, a eu pour effet une diminution de la valeur de la monnaie de plusieurs pays émergents : l’Afrique du Sud,-20%, Inde,-17,2%, Brésil, -17,4%, Russie,-8,4%. Seule la Chine, avec sa capacité productive énorme et l’importance de ses exportations, a mieux résisté au phénomène. Cependant, ce pays a augmenté sa participation aux bons du Trésor des Etats-Unis, c’est-à-dire comme détenteur de la dette américaine, passant de 1 268 milliards de dollars en août 2013 à 1 293 milliards en septembre de la même année, soit 27,8% de l’ensemble de la participation étrangère. »(1)

Le long chemin vers l’indépendance réelle

Ecoutons ce qu’en pense le journaliste de Asia Times, Pepe Escobar : « Le Bric’s, groupe des pouvoirs émergents (le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine, l’Afrique du Sud) lutte contre le (Des) Ordre du Monde (Néolibéral) à travers une nouvelle banque de développement et un fonds de réserve mis sur pied pour compenser les crises financières. Le diable, évidemment, est dans les détails de comment ils y parviendront. Cela fut une route longue et sinueuse depuis Yekaterinburg en 2009, lors de leur premier sommet, jusqu’à la contre-attaque, longtemps attendue, du Brics contre le consensus de Bretton Woods - le FMI et la Banque mondiale - mais aussi l’Asian Development Bank (ADB). dominée par le Japon, (mais répondant en grande partie aux priorités US). » (2)
« La Banque de développement Brics - investira dans les projets d’infrastructure et de développement durable à une échelle mondiale. Dans quelques années, il atteindra une capacité de financement allant jusqu’à 350 milliards de dollars. Avec un surplus de financement, notamment de Pékin et de Moscou, la nouvelle institution pourrait faire mordre la poussière à la Banque mondiale. Comparez l’accès à l’épargne réelle au papier vert imprimé du gouvernement US sans garantie [dollar]. Et ensuite il y a l’accord établissant un fonds de réserves de devises de 100 milliards de dollars - le Contingent Reserve Arrangement (CRA) Pour le fonds, la Chine contribuera à hauteur de 41 milliards de dollars, le Brésil, l’Inde et la Russie avec 18 milliards chacun, et l’Afrique du Sud avec 5 milliards.
Au-delà de l’économie et de la finance, c’est essentiellement de la géopolitique- comme ces pouvoirs émergents offrant une alternative au Consensus de Washington qui a échoué. La stratégie arrive aussi à être un des noeuds clés de l’alliance Chine-Russie progressivement consolidée, récemment dessinée lors du « deal du gaz du siècle » et du forum économique de Saint-Pétersbourg ». (2)
« En Amérique du Sud, Poutine ne rencontre pas seulement le président de l’Uruguay, Pepe Mujica - discutant parmi d’autres sujets, de la construction d’un port en eau profonde - mais aussi Nicolas Maduro du Venezuela et Evo Morales de la Bolivie. Xi Jinping est aussi en tournée, se rendant en dehors du Brésil, en Argentine, Cuba et au Venezuela. Ce que Pékin dit (et fait) complète Moscou ; l’Amérique latine est vue comme extrêmement stratégique. Cela devrait se traduire par plus d’investissement chinois et augmenter l’intégration Sud-Sud.
Cette offensive commerciale et diplomatique russo-chinoise correspond à la poussée concertée vers un monde multipolaire L’Argentine est un exemple de premier ordre. Pendant que Buenos Aires, déjà vue dans la récession, lutte contre les fonds de vautour US - épitomé de la spéculation financière - dans les palais de justice de New York, Poutine et Xi viennent en offrant d’investir dans tout, des chemins de fer au secteur énergétique ».(2)
« Ce que les Brics essaient de présenter au Sud mondial écrit Pepe Escobar, est maintenant un choix ; d’un côté, spéculation financière, fonds de vautour et l’hégémonie des Maîtres de l’Univers ; de l’autre côté, le capitalisme productif (...) Il est toujours instructif de revenir à l’Argentine. L’Argentine est emprisonnée dans une crise chronique de dettes extérieures principalement déclenchée par le FMI depuis plus de 40 ans - et maintenant perpétuée par les fonds vautour. La banque Brics et le fonds de réserve comme alternative au FMI et à la Banque mondiale offrent la possibilité pour des dizaines d’autres nations d’échapper à la difficile situation à l’Argentine. Sans parler de la possibilité que d’autres nations émergentes telles que l’Indonésie, la Malaisie, l’Iran et la Turquie contribuent bientôt aux deux institutions. »(2)

Les réactions occidentales, entre la condescendance et les pronostics sombres

Les réactions occidentales vont tous dans le sens d’une impossibilité de cohésion dans la durée : « Ce n’est pas étonnant poursuit Pepe Escobar, que les Maîtres hégémoniques du gang universel soient inconfortables sur leurs chaises de cuir du Financial Times résume avec soin le point de vue de la City de Londres - paradis notoire du capitalisme de casino. Ce sont des jours passionnants en Amérique du Sud sur plusieurs aspects. L’hégémonie d’Atlantiste fera partie du décor, évidemment, mais c’est la stratégie du Brics qui montre la voie plus loin en bas de la route. Et la roue multipolaire continue à rouler dessus ».(2)
Dans le Monde de l’économie on nous explique pourquoi la banque : « Objectif : permettre à ses membres de se protéger en cas de nouvelle tempête sur leurs devises, comme celle déclenchée mi-2013 après l’annonce du changement de cap de la politique monétaire américaine. Les Brics avaient alors dû affronter de violentes sorties de capitaux.(...) Certains experts doutent néanmoins que 100 milliards de dollars suffisent à contrer de telles attaques. « L’efficacité du fonds serait préventive et symbolique : c’est déjà beaucoup », juge M.Zlotowski. (...) (3)
Insidieusement, le Monde de l’économie s’interroge : « Les inconnues sont nombreuses. Les pays aidés accepteront-ils de se mettre sous la tutelle officieuse de la Chine, qui sera le principal contributeur financier ? Comment se situera la banque de développement des Brics face aux institutions similaires, notamment la nouvelle banque asiatique d’investissements en infrastructures que Pékin lance en parallèle ? La cohésion entre les pays membres sera-t-elle suffisante pour mener ces projets à bien ? « J’en doute : tous poursuivent des objectifs politiques et économiques très différents », assène M.Lehmann Jean-Pierre Lehmann, spécialiste de politique économique internationale. Avant d’ajouter, non sans ironie : « Entre les Brics, il a toujours manqué le ciment. » (3)
Selon le South China Morning Post, « le président de la Banque mondiale Jim Yong-kim a salué cette initiative, déclarant qu’elle ne serait pas une menace pour les institutions de Washington [Banque mondiale et FMI], et qu’elle aiderait à combattre la pauvreté ». Jim Yong-kim aurait ajouté que « notre compétition est la lutte contre la pauvreté, notre ennemi est le manque de croissance ou encore une croissance non inclusive ». (4) (5) « L’Hindustan Times écrit également que « le sommet prendra en compte le refus du Congrès américain de ratifier les propositions donnant plus de poids aux pays émergents au sein du FMI ». Outre-atlantique, l’inquiétude est parfois de mise. En témoigne cette étude publiée par Forbes, qui titre : « Plus qu’une alliance antidollar, un nouvel outil de stabilisation du commerce qui constitue un risque réel pour la dominance du dollar américain ». (5)
Justement lassés d’attendre que le Congrès des États-Unis autorise la réforme du FMI qui leur donnerait une représentation plus conforme au poids qu’ils ont acquis dans l’économie mondiale, les Brics créent l’embryon d’un système parallèle qui se pose en contrepoids, si ce n’est en alternative, à celui dont les bases avaient été jetées pendant la Seconde Guerre mondiale, à un moment où les équilibres étaient très différents de ceux d’aujourd’hui.(5)
Les Brics et la construction d’un nouveau monde L’importance du sommet Brics annonce un nouveau monde en train de naître. D’autres pays pourront rejoindre les Brics actuels qui seraient bientôt rejoints par l’Iran et l’Indonésie. L’Iran est un chef de file pilier politique technologie important. Il dispose d’énormes ressources naturelles. Il fait d’extraordinaires progrès technologiques.
Il y aura bientôt un membre Bric’s. Et il en sera de l’Indonésie, qui a la quatrième plus grande population, une économie en développement rapide (environ 7% par an) et, encore une fois, d’énormes ressources naturelles. Déjà, les Brics actuels ont 40% de la population mondiale, 30% de sa masse terrestre, et 25% de son PIB, et ce dernier étant un chiffre en forte augmentation. Le raisonnement sous-jacent est simple : les Brics sont déterminés à défier l’Ouest, domination politique et économique et, en particulier, de briser la domination du Fonds monétaire international et la Banque mondiale qui n’ont pas servi les besoins de développement des pays pauvres et ont généralement servi que de les mettre dans de plus en plus, non remboursable de la dette. (6)
« Peut-être le résultat le plus important du sommet Brics est le projet de création d’un câble à fibre optique reliant les cinq États (avec des extensions relativement faciles à l’Iran et l’Indonésie). En effet, il se pourrait que les Brics soient la construction d’un système mondial indépendant optique Internet fibre ou au moins un étendue sur laquelle ils auront un contrôle complet. »
La coopération Sud-Sud pourra trouver des objectifs nombreux, la déconnection du Sud vis-à-vis du Nord ne sera complète que par l’abandon du paradigme capitaliste et, en contrepartie, de la construction commune d’une option alternative pour la vie de l’humanité sur la planète. En fait, la crise structurelle que vit l’ensemble du globe ne laisse pas de choix et une coopération Sud-Sud peut contribuer à établir les nouveaux objectifs et à définir les transitions. »(6)
Il est vrai cependant que les Brics sont effectivement très différents en termes de système politique, de niveau de croissance économique et autres indicateurs de développement, de culture et de démographie. Il est à espérer que les pays du Brics fassent réellement de cette banque la plaque tournante du développement sans demander aux pays demandeurs d’aide de sacrifier les fondamentaux de la vie, l’éducation, la santé, les droits à l’alimentation, à l’eau et à posséder un toit. De plus, le vertige de puissance pourrait amener les grands pays du Brics à monopoliser les décisions. Nous l’avons vu avec la difficulté de choisir le siège. C’est, en définitive, la Chine qui l’a récupéré. (7)
Source : Le Journal de l’Afrique n°3, Investig’Action