Papier intéressant de Lordon de 2013 – même si je ne le suis pas sur tous les points, en particulier sur les régularisations (il y a des choses qu’une corps social accepte en période de croissance et ne peut accepter en période de crise, il faut aussi en tenir compte).--------------------------------------------------------------------
En hommage aussi à tous les petits Fouquier-Tinville aux tous petits pieds faisant des procès en extremedroitisme dès qu’on n’est pas d’accord avec eux…
(N.B. Pour les mal-comprenants, non, je n’ai aucune complaisance avec “l’extrême-droite“, arrêtez de me harceler avec ça, merci d’avance – cela devient lourd)
[Exemple, je trouve qu'il faut juger à la CPI tout État attaquant un État, bombardant et tuant des civils, cela va donc des USA à la Syrie, de l'État Islamique à l'Ukraine et d'Israël à la France (Libye) - c'est bien la preuve que je suis humaniste me semble t-il...]
La colorimétrie des demi-habiles ne connaissant que deux teintes,
toute mise en cause de l’Europe, fût-elle rendue au dernier degré du
néolibéralisme, est le commencement d’une abomination guerrière, toute
entrave au libre-échange est la démonstration manifeste d’une xénophobie
profonde, toute velléité de démondialisation l’annonce d’un
renfermement autarcique, tout rappel au principe de la souveraineté
populaire la résurgence d’un nationalisme du pire, tout rappel au
principe de la souveraineté populaire en vue d’une transformation sociale,
la certitude (logique) du… national-socialisme, bien sûr ! Voilà sur
quel fumier intellectuel prospère le commentariat européiste quand, à
bout d’argument, il ne lui reste plus que des spectres à brandir.
Le pire cependant tient au fait que ces imputations, où le grotesque
le dispute à l’ignoble, font sentir leurs effets d’intimidation jusque
dans la gauche critique, terrorisée à l’idée du moindre soupçon de
collusion objective avec le FN, et qui se donne un critère si bas de cet
état de collusion que le moindre regard jeté sur une de ses idées par
les opportunistes d’extrême droite conduit cette gauche à abandonner
l’idée – son idée – dans l’instant : irrémédiablement souillée. A ce
compte-là bien sûr, la gauche critique finira rapidement dépossédée de
tout, et avec pour unique solution de quitter le débat public à poil
dans un tonneau à bretelles. Comme on sait, sous couleur de ne pas
donner prise aux accusations de « repli national », elle a laissé tomber
de fait toute idée de mettre quelque entrave que ce soit au
libre-échange puisque toute restriction à la libre circulation des
conteneurs est une offense égoïste faite aux peuples des pays
exportateurs – et la démondialisation y a été vue comme une inacceptable
entorse à un internationalisme de principe. En bonne logique ne
faudrait-il pas, à cette partie de la gauche, renoncer également à la
critique de la déréglementation financière internationale au motif que
l’extrême droite, elle aussi, en fait l’un de ses thèmes de
prédilection, en conséquence de quoi la chose ne pourrait plus être dite
?
Souverainisme de droite, souverainisme de gauche
« Repli national », en tout cas, est devenu le syntagme-épouvantail,
générique parfait susceptible d’être opposé à tout projet de sortie de
l’ordre néolibéral. Car si cet ordre en effet se définit comme
entreprise de dissolution systématique de la souveraineté des peuples,
bien faite pour laisser se déployer sans entrave la puissance dominante
du capital, toute idée d’y mettre un terme ne peut avoir d’autre sens
que celui d’une restauration de cette souveraineté, sans qu’à aucun
moment on ne puisse exclure que cette restauration se donne pour
territoire pertinent – n’en déplaise à l’internationalisme abstrait, la
souveraineté suppose la circonscription d’un territoire – celui des
nations présentes… et sans exclure symétriquement qu’elle se propose
d’en gagner de plus étendus !
Prononcer le mot « nation », comme l’un des cas possibles de cette
restauration de la souveraineté populaire, peut-être même comme l’un de
ses cas les plus favorables ou du moins les plus facilement accessibles à court terme
– précision temporelle importante, car bien sûr le jacquattalisme du
gouvernement mondial, lui, a le temps d’attendre… –, prononcer le mot «
nation », donc, c’est s’exposer aux foudres de l’internationalisme, en
tout cas de sa forme la plus inconséquente : celle qui, soit rêve un
internationalisme politiquement vide puisqu’on en n’indique jamais les
conditions concrètes de la délibération collective, soit qui, les
indiquant, n’aperçoit pas qu’elle est simplement en train de réinventer
le principe (moderne) de la nation mais à une échelle étendue !
En ce lieu de la souveraineté, qui donne naissance à toutes les
confusions politiquement intéressées, il pourrait être utile de
commencer par montrer en quoi un souverainisme de gauche se distingue
aisément d’un souverainisme de droite, ce dernier se concevant
généralement comme souveraineté « de la nation », quand le premier
revendique de faire droit à la souveraineté « du peuple ». Les tenants
de la « souveraineté nationale » en effet ne se posent guère la question
de savoir qui est l’incarnation de cette souveraineté, ou plutôt, une
fois les évocations filandreuses du corps mystique de la nation mises de
côté, ils y répondent « tout naturellement » en tournant leurs regards
vers le grand homme, l’homme providentiel – l’imaginaire de la
souveraineté nationale dans la droite française, par exemple, n’étant
toujours pas décollé de la figure de de Gaulle. L’homme providentiel
donc, ou tous ses possibles succédanés, comités de sages, de savants, de
compétents ou de quelque autre qualité, avant-gardes qualifiées, etc.,
c’est-à-dire le petit nombre des aristoi (« les meilleurs ») à qui
revient « légitimement » de conduire le grand nombre.
La souveraineté vue de gauche, elle, n’a pas d’autre sens que la souveraineté du peuple, c’est-à-dire l’association aussi large que possible
de tous les intéressés à la prise des décisions qui les intéressent. Le
souverainisme de droite n’est donc rien d’autre que le désir d’une
restauration (légitime) des moyens de gouverner mais exclusivement
rendus à des gouvernants qualifiés en lesquels « la nation » est invitée
à se reconnaître – et à s’abandonner. Le souverainisme de gauche est
l’autre nom de la démocratie – mais enfin comprise en un sens tant soit
peu exigeant.
Faute de ces élémentaires distinctions, une partie de la gauche en
est venue à ostraciser l’idée de souveraineté quand elle prétend par
ailleurs lutter pour une extension de la démocratie… qui n’en est que le
synonyme ! Démocratie, souveraineté populaire : une seule et même idée,
qui est celle de la maîtrise par une communauté de son propre destin.
On mesure donc les effets de captation et de terrorisme intellectuels de
l’extrême droite, et les effets de tétanie de la gauche critique, à
cette aberration d’auto-censure et d’intoxication qui a conduit cette
dernière à abandonner l’idée de souveraineté, faute d’être simplement
capable de se souvenir que, sous l’espèce de la souveraineté populaire, elle est l’une de ses propres boussoles idéologiques depuis la Révolution française !
Contre l’« armée de réserve » des sans-papiers : la régularisation !
Il est bien vrai cependant que le FN se montre d’une redoutable
habileté dans le pillage éhonté des idées de la gauche critique. Il
aurait tort de se gêner puisqu’il ne vient personne pour lui rappeler
les orientations foncièrement reaganiennes de sa « pensée économique »
jusqu’au début des années 2000, ni lui faire observer les légères traces
de pneu qui résultent d’un tête-à-queue idéologique aussi parfait –
mais les journalistes politiques qui disent déplorer le dépérissement du
« débat d’idées » ne sont visiblement pas très intéressés par ce genre
d’idées… Le terrain de l’imposture intellectuelle ainsi grand ouvert, le
FN s’avance gaiement, sans le moindre complexe ni la moindre vergogne,
se goinfrant de thèmes de gauche pour mieux semer une réjouissante
confusion, mais affinant également son art de couler ses obsessions
xénophobes de toujours dans une critique du néolibéralisme de fraîche
date.
Ainsi, dans cette veine, sa nouvelle empathie pour les travailleurs
revient-elle périodiquement souligner que l’immigration irrégulière
constitue une « armée de réserve » prête à s’employer aux pires
conditions, et vouée par là à faire une concurrence déloyale aux
salariés réguliers (on est invité à comprendre nationaux), notamment à
tirer vers le bas les salaires. Il n’y aurait pas pire objection que
celle qui se réfugierait dans le pur et simple déni de tout effet de
cette sorte. Car il est hautement vraisemblable que l’entretien d’une
armée de réserve, et même d’une « sous-armée de réserve », constituée de
travailleurs rendus au dernier degré de la précarité pour être exclus
de toute protection légale, offre au patronat une formidable masse de
main d’œuvre corvéable à merci avec, oui, pour effet de tirer vers le
bas tous les standards sociaux, en tout cas de faire une concurrence
directe aux salariés « réguliers » du niveau juste au dessus.
Le MEDEF, lui, ne s’y trompe pas qui défend l’immigration avec des accents que ne renierait pas Harlem Désir : « Restons un pays ouvert, qui accueille de nouvelles cultures et profite du métissage » déclare la main sur le cœur Laurence Parisot [1], inquiète des tours de vis de l’équipe Guéant-Sarkozy en 2011 qui pourrait bien tarir la source miraculeuse aux exploitables. « Je ne crois pas qu’il faille faire de l’immigration un problème »,
ajoute-t-elle avec un humanisme criant de sincérité. Bien sûr – il ne
s’agit tout de même pas de se mettre le gouvernement d’alors à dos –,
Parisot ne manque pas de préciser que l’immigration à laquelle elle
pense est l’immigration de travail légale – mais c’est celle dont Guéant
se propose de réduire les volumes… Il suffirait cependant de pas
grand-chose pour imaginer que Parisot étendrait volontiers le métissage
et l’accueil de toutes les cultures à une immigration moins légale,
celle, précisément qui fait les meilleures (sous-)armées de réserve.
On remarquera au passage que, dans une asymétrie caractéristique,
l’endos enthousiaste de l’immigration par le MEDEF est un de ces
rapprochements bizarres qui pose curieusement moins de problème que la
récupération de la démondialisation par le FN… Mais l’essentiel est
ailleurs. Il est dans l’instrumentation éhontée de l’immigration par le
patronat telle qu’elle donne symétriquement sa matière à la xénophobie
d’extrême droite, qui trouve ici le moyen idéal de se rendre présentable
en se ripolinant de critique sociale. Vu de loin, on admirera
l’habileté tactique, car c’est indéniablement une manœuvre très réussie
que de faire cheminer ainsi un fond inaltérable de racisme sous les
dehors les plus honorables de la préoccupation pour la condition
ouvrière, la seconde, protestée de bonne foi, permettant alors de faire
vibrer implicitement toutes les cordes du premier sans avoir l’air d’y
toucher – parfois aussi sans prendre la peine de ne pas avoir l’air…
Rien n’oblige cependant à tomber dans des stratagèmes aussi
grossiers, et ceci d’autant plus que les capacités de récupération
idéologique de l’extrême droite atteignent assez vite leur limite, en
tout cas ici on va les leur faire atteindre, et rapidement. Car, au-delà
de l’immigration légale à laquelle Laurence Parisot affecte de s’en
tenir, on fera observer à Marine Le Pen qu’on règle très facilement le
problème de la sous-armée de réserve des clandestins : par la
régularisation intégrale ! Plus de clandestinité, plus de vulnérabilité ;
plus de vulnérabilité, plus de chantage patronal, donc plus de salaires
de misère ni de traitement de quasi-esclaves. Les régularisés auront
les mêmes salaires et les mêmes droits que les nationaux et les
résidents légaux – auxquels ils appartiendront –, cessant par là même de
créer cette poche de sous-salariat dépressionnaire qui produit
objectivement tous ses effets de dumping social intérieur, et ceci
d’autant plus violemment qu’on a poussé plus loin la déréglementation du
marché du travail.
Faucher la nation au FN
Mieux encore : s’il est évident que l’abandon de toute régulation des
flux de population est une aberration indéfendable, il n’est pas moins
évident que les résidents et les régularisés qui le souhaitent ont
pleinement vocation à être intégrés dans la nationalité française. Ce
sont des femmes et des hommes qui travaillent, qui contribuent à la vie
matérielle et sociale de la collectivité, qui payent leurs cotisations
et leurs impôts – eux.
Au lieu de se laisser défaire en rase campagne et de tout abandonner
sans même combattre, la gauche critique ferait mieux non seulement de se
tenir un peu fermement mais aussi de songer à quelques contre-mesures,
manière de retourner contre le FN ses propres procédés. Cette question
de l’immigration et de la régularisation offre peut-être l’occasion
idéale de lui faucher la nation, dont elle s’est fait le monopole et
qu’elle a constitué en pôle toxique du débat public, mais au prix bien
sûr d’en avoir défiguré l’idée. Par un effet de tétanie aussi navrant
que caractéristique, la gauche critique n’a pas même fait l’effort de
s’y attaquer et, là encore, comme à propos de la souveraineté dont elle
est évidemment profondément solidaire, la nation s’est trouvée de fait
rendue à l’idée que s’en fait l’extrême droite – et à ses seuls usages.
Là contre, il faut dire que la nation n’est en aucun cas le fantasme
ethnique que propage le FN, et qu’on ne voit pas au nom de quoi la
gauche devrait abandonner l’idée de la nation ouverte, jouant le sol
contre le sang, assise sur la citoyenneté et sur elle seule, qui lui a
été, elle aussi, léguée par la Révolution. S’il est vrai que, sous
couleur de « République », on a longtemps bourré les crânes avec « nos
ancêtres les Gaulois », ce temps-là est révolu. A quelque chose malheur
étant bon, l’époque de crise profonde est on ne peut plus propice à
expliquer, et dès l’école !, qu’appartenir à la nation s’apprécie en tout premier lieu par le respect de ses devoirs fiscaux,
que cette appartenance n’est pas une affaire de naissance, encore moins
de lignée (pour ne pas dire de souche…), mais d’une démonstration
simple et permanente de citoyenneté comprise comme participation à une
forme de vie commune dont la reproduction emporte naturellement des
sujétions contributives. A ce compte-là, pour parler comme Le Pen, et
aussi pour parler très différemment d’elle, on voit très vite qui est «
vraiment français » et qui ne l’est pas – et c’est un nouveau crible qui
va sans doute lui faire tout drôle, on attend de voir si elle va le
récupérer celui-là.
Car voilà le nouveau paysage de la nationalité : Bernard Arnault ?
Pas français. Cahuzac ? Pas français. Johnny et Depardieu qui se
baladent dans le monde comme dans un self-service à passeports ? Pas
français. Les Mamadou et les Mohammed qui triment dans des ateliers à
sueur, font les boulots que personne d’autre ne veut faire, et payent
leurs impôts sont mille fois plus français que cette race des seigneurs.
Le sang bleu évadé fiscal, dehors ! Passeport et bienvenue à tous les
basanés installés sur le territoire, qui, eux contribuent deux fois, par
leur travail et par leurs impôts, à la vie collective, double
contribution qui donne son unique critère à l’appartenance de ce qui,
oui !, continue de s’appeler une nation – mais pas la même que celle du
Front « National ».
Immigration et chômage ?
Il y a peu de crainte que le FN vienne nous chercher sur ce
terrain-là. Davantage que, dans sa comédie de néo-macroéconomiste, il
vienne nous objecter que si la régularisation fait disparaître le «
dumping interne » et la concurrence intra-salariale déloyale, elle ne
règle rien à la concurrence intra-salariale « ordinaire », et même
l’intensifie en faisant grossir une population active déjà confrontée à
une pénurie objective d’emplois. Mais d’où vient cette pénurie elle-même
? Il faut toute l’emprise du biais xénophobe pour refuser de poser
cette simple question et, par défaut – en fait par propos délibéré –
faire des immigrés la cause générale, voire unique, du problème du
chômage.
Or on ne répond à ce genre de question qu’en commençant par remarquer
combien les liens entre démographie et emploi sont autrement plus
complexes que ne le supposent ceux dont l’outillage intellectuel
s’arrête aux quatre opérations de l’arithmétique élémentaire, pour
conclure que si la démographie augmente alors le chômage aussi «
puisqu’il y a plus de gens pour le même nombre d’emplois »… Il faudrait
d’ailleurs que le FN finisse par arrêter une position car ce même
argument qui cherche à singulariser les immigrés s’appliquera tout
autant aux bonnes familles françaises, invitées par lui à croître et à
se multiplier… Petits français de souche, ou immigrés, ça ne va pas
changer grand-chose à ses équations simplistes du chômage…
En vérité il n’y a aucune détermination univoque aussi rudimentaire
entre démographie et chômage. On le sait bien depuis le fordisme qui a
connu simultanément une démographie salariale galopante, notamment du
fait du mouvement de salarisation des femmes, et un plein-emploi
éclatant… au point d’ailleurs que le patronat français n’a pas manqué
d’aller faire de massives campagnes de recrutement en Afrique du Nord.
Dans cette affaire, loin de se combattre, croissance démographique et
emploi se soutiennent : l’afflux de nouveaux salariés employés injecte
plus de revenu dans l’économie, donc plus de consommation, plus de
demande… et plus d’offres d’emploi. La croissance démographique vient
donc intensifier les propriétés vertueuses, établies par ailleurs, du
régime d’accumulation fordien.
Le régime qui succède au fordisme est tout autre. A l’exact opposé de
ce que soutient la doctrine néolibérale, la déréglementation
généralisée ne produit aucune croissance : il suffit de comparer en
longue période le taux de croissance moyen en Europe sur les périodes
1945-75 et 1985-2013 pour que l’affaire soit vite entendue. Les
mondialisateurs libéraux répondent en général à ce genre d’objection en
préférant détourner le regard vers les BRICS et autres pays émergents… à
ceci près, comme l’a montré Rodrik [2],
que le succès de ces pays doit tout ou presque… au fait qu’ils ont pris
bien soin de n’appliquer aucune des recettes que leur préconisait le
FMI, la Banque mondiale et l’ensemble des prescripteurs autorisés du
néolibéralisme !
Dans le dispositif néolibéral tel qu’il s’est appliqué aux pays les
plus industrialisés, un élément s’est révélé particulièrement nuisible,
il s’agit du pouvoir actionnarial qui est l’un des « charmes » de la
déréglementation financière. Les exigences de rentabilité des fonds
propres en constant relèvement ont en effet conduit à passer à la trappe
tous les projets d’investissement qui ne passent plus la barre des 15
%, et forcent les entreprises à se saigner en dividendes ou en buy-back
pour rétrocéder leur cash « oisif » aux actionnaires – forcément il est «
oisif » puisqu’on lui interdit de travailler à moins de 15 %… Le
néolibéralisme est donc un régime d’accumulation dépressionnaire par
inhibition actionnariale de l’investissement.
Il suffit d’y ajouter toutes les pertes d’emploi liées à la large
ouverture aux délocalisations et à la concurrence très distordue du
libre-échange, plus les politiques économiques aberrantes d’austérité en
période de crise, pour avoir toute les données structurelles de la
pénurie d’emploi – dont on voit alors qu’elle est le propre des
orientations profondes de l’accumulation du capital en régime
néolibéral, et qu’elle n’a pas grand-chose à voir avec la présence des
immigrés sur notre sol. Toutes choses égales par ailleurs, l’occupation
des emplois par des immigrés nourrit la boucle macroéconomique «
revenu-consommation-demande » et contribue à la création d’emplois pour
tout le monde – raison pour quoi, en passant, le renvoi instantané de
tous les immigrés que fantasme le FN n’améliorerait en rien la situation
de l’emploi, au contraire !
Mais toutes choses ne sont pas égales par ailleurs. Diffèrentes,
donc, les caractéristiques structurelles du régime d’accumulation en
vigueur. C’est de ce côté-là, et de ce côté-là seulement, qu’il faut
aller chercher les causes du chômage, et non du côté de la couleur de
peau de ceux qui occupent les postes. C’est la forme dépressionnaire
prise par l’accumulation du capital en régime néolibéral qui donne toute
l’explication de la pénurie d’emploi. Et ce sont ces structures-là le problème de première instance – pas l’immigration.
Le FN ou la « réconciliation nationale »… sous l’égide du capital
Mais ce problème-là, le FN a-t-il quelque envie sérieuse de s’y
attaquer ? Tout à son nouveau rôle, il clame vouloir faire la peau à la
mondialisation et à la finance. Voire. Comme l’attestent ses revirements
de longue période, le FN est un invertébré idéologique quand il s’agit
d’économie, où il n’a d’autre boussole que l’opportunisme. Il se trouve
qu’il peut compter avec une paire d’effrayés et d’éditorialistes
décérébrés pour que tout lui profite. Mais on n’est pas forcés de s’y
laisser prendre. Ni d’oublier de rappeler ce que sont les grands
invariants de l’extrême droite en France (et sans doute ailleurs) : loin
d’être, comme une lobotomie médiatique en entretient l’idée, l’apanage
du peuple affreux, sale et méchant, l’extrême droite est un projet qui
plaît beaucoup à une certaine fraction de la bourgeoisie, et dont
d’autres, la bourgeoisie d’affaire notamment, s’accommoderaient très
bien s’ils ne font pas œuvre de soutien manifeste.
L’histoire a suffisamment montré que la bourgeoisie avait le
libéralisme politique qui s’arrêtait là où commence sa liberté de
valoriser le capital. Rien ne permet d’exclure formellement une remise
au goût du jour du « Hitler plutôt que le Front populaire » si la
situation « l’exigeait ». Mais surtout rien ne permet de douter que la
sociologie de ses élites dirigeantes, et de celles qu’elles
recruteraient dans l’hypothèse d’une arrivée au pouvoir, conduirait le
FN à mener une politique conforme aux intérêts du capital, ou disons à
passer avec le capital un compromis politique, sans doute différent de
celui de la mondialisation néolibérale, mais tout à fait satisfaisant
pour la préservation de ses intérêts.
Lire le dossier « Les extrêmes droites à l’offensive », Le Monde diplomatique, janvier 2011
L’extrême droite prête à défier le capital pour les travailleurs est
une fable qui ne résiste pas un instant à l’analyse. Ni encore moins aux
enseignements de l’histoire. Car très loin de tout anticapitalisme,
l’extrême droite est plutôt un rêve de « réconciliation nationale »…
autour d’un ordre social dominé de fait par le capital. Aucun des
fascismes n’a jamais cherché la confrontation avec le capital, tout au
contraire : ils n’ont cessé de poursuivre la chimère d’un corps national
fondu dans l’unité affective d’une appartenance mystique, cette fusion
étant d’ailleurs explicitement conçue comme le moyen d’un dépassement de
toutes les (inutiles) divisions « secondaires » – au premier rang
desquelles le conflit de classes bien sûr…
C’est peut-être le Metropolis de Fritz Lang qui en donne la
représentation la plus frappante, puisque, commençant à la manière d’un
Marx cinéaste, campant la lutte des classes entre le sous-sol des
prolétaires asservis et la surface de la bourgeoisie jouisseuse, il
finit dans l’exaltation pré-nazie [3]
de la réconciliation du capital et du travail, dont les personnages
représentatifs finissent par triompher de leurs animosités respectives
et se donner la main… sous le porche de la cathédrale !, soit exactement
la trajectoire prévisible d’une Marine Le Pen qui tiendrait presque le
discours de la lutte des classes, et emprunte tout ce qu’elle peut au
discours de la gauche critique, mais finira à coup sûr dans le plus
complet déni du conflit capital-travail – dont on sait qu’il est bien
fait pour garantir et la domination et la tranquillité du capital –, et
ceci au nom du « rassemblement » dans la « communauté nationale unanime
».
Récupérations lepénistes et braiements médiatiques
Faute de ces rectifications élémentaires, les erreurs intellectuelles
et politiques s’enchaînent les unes aux autres. La gauche critique
abandonne la souveraineté populaire et la nation-citoyenne à l’extrême
droite qui les défigure en souveraineté du chef et nation ethnique ; et
l’incapacité à qualifier, c’est-à-dire à affirmer le
qualificatif pertinent – populaire pour la souveraineté, citoyenne pour
la nation – suffit à rabattre ces deux idées sur les usages qu’en fait
l’extrême droite, qui ne les fait plus exister implicitement que sous
ses propres qualificatifs à elle – où l’on retrouve incidemment que les
entreprises de récupération trouvent aussi leur possibilité dans la
passivité de ceux qui se laissent dépouiller.
Or la souveraineté du peuple inscrite dans une citoyenneté élective,
constituée dans et par le consentement fiscal, est cela-même qui ne
cesse d’être attaqué par le néolibéralisme, comme l’attestent et les
confiscations technocratiques (augmentées du pur et simple pouvoir des
marchés…), et la généralisation de l’évasion fiscale des possédants. Il
est certain que la lutte contre le néolibéralisme s’en trouve
singulièrement compliquée lorsqu’on abandonne à l’ennemi les deux thèmes
à la fois les plus centraux politiquement et les plus susceptibles de
faire, à raison, levier dans l’opinion publique…
On comprend mieux alors, dans ce vide créé par une désertion
intellectuelle, que des militants, voire des publicistes, sincèrement de
gauche, finissent par s’égarer sérieusement en louchant du mauvais côté
– mais le seul restant qui fasse vivre, quoique pour le pire, des
thèmes qui leur sont chers, mauvais côté auquel ils cèdent sous
l’habileté captieuse d’une extrême droite qui, comme toujours en période
de grande crise, sait s’habiller des oripeaux de la révolution sociale.
Il leur suffirait pourtant d’aller creuser sous ces convergences
trompeuses, et d’interroger ceux qu’ils envisagent de se donner pour
nouveaux compagnons de route sur la régularisation des sans-papiers, sur
leur intégration entièrement justifiée dans la nationalité, sur la
profonde bêtise de la « théorie » qui lie chômage et immigration, pour
recueillir des réactions qui leur montreraient le primat de la
compulsion xénophobe, la manière dont elle ordonne et même dont elle
subordonne toute la « doctrine », et pour voir combien ce qu’on pourrait
appeler le délire de l’homogène nourrit un fantasme de « communauté
nationale », littéralement parlant le fantasme d’une communauté et non d’une société,
c’est-à-dire d’une fusion qui impose son principe (mystique) à tous les
clivages, à tous les dissensus… à commencer bien sûr par celui qui
oppose le capital et le travail.
Le voile est bien mince qui sépare cet arrière-plan de toujours de
l’extrême droite de la comédie « sociale » qu’il nous joue à
l’avant-scène. La stratégie de la récup’ est à coup sûr d’une grande
habileté ; elle n’a cependant rien d’irrésistible, il est même assez
simple de remettre quelques pendules à l’heure, pour peu qu’à gauche, on
n’ait pas le désir de se laisser contraindre à un strip-tease intégral.
La chose n’est pas seulement simple : elle est de la plus urgente
nécessité. Elle l’est pour conserver des éléments de fond pertinents de
la critique du néolibéralisme, elle l’est au moins autant pour ôter leur
fourrage aux braiements médiatiques intéressés, trop content de se
précipiter – « ah ! vous voyez bien ! » – sur la dernière récupération
lepéniste, et dont l’empressement opportuniste à l’amalgame est le
symétrique de celui du FN, l’un et l’autre également obstacles objectifs
à la perspective de la transformation sociale.
Notes
[1] « Immigration : Parisot s’oppose à Guéant », Le Figaro, 16 avril 2011.↩
[2] Dani Rodrik, Nations et mondialisation. Les stratégies nationales de développement dans un monde globalisé, La Découverte, 2008.↩
[3] Le scénario de Metropolis a été co-écrit par Fritz Lang et par son
épouse Thea von Arbou que ses inclinations nazies ont fini par faire
adhérer au NSDAP.↩
Source : Le Monde Diplo