Je partage avec vous aujourd’hui l’introduction du “GlobalEurope Anticipation Bulletin”, qui est pour moi de loin une des meilleures sources d’information sur la Crise…
Cet intitulé est inspiré du titre du premier livre de Franck Biancheri
(inédit) rédigé en 1992 et dans lequel l’auteur montrait que les
principes fondateurs du projet européen conçu à la fin de la Deuxième
Guerre mondiale (soit une communauté de pays se donnant les moyens de
bâtir ensemble une paix durable et un continent prospère) pouvaient, si
l’on n’y prenait garde, se retrouver marginalisés et les réflexes bien
connus d’Europe-empire (colonisation européenne, Napoléon, Hitler,…)
reprendre le dessus. En l’occurrence, Franck Biancheri estimait que ce
qui devait permettre au projet de construction européenne de rester sur
la voie de la communauté, c’était sa démocratisation.
Quelques années plus tard, avec le Traité de Maastricht
qui rebaptisait la Communauté européenne en « Union européenne »,
Franck Biancheri, avec sa méfiance des « unions » de toutes natures,
avaient estimé que ce choix n’était pas de très bon augure. Vingt-trois
ans plus tard, rien n’a avancé sur le front de la démocratisation de
l’Europe et la crise fournit le contexte propice au déraillement complet
du projet de communauté. Nous allons montrer quels indicateurs
permettent de dire que cette tendance (qui a toujours été là bien sûr,
mais était encadrée dans une mécanique de garde-fous relativement
efficace) est en train de resurgir. Mais nous nous refuserons à en faire
encore une vraie anticipation, préférant mettre également l’accent sur
les autres indicateurs, ceux qui permettent encore d’espérer un
retournement de tendance (1).
Si nous parlons de « retournement de tendance », c’est que, après
avoir passé près d’une année à voir une Europe à la « croisée des
chemins » (2), nous estimons que cette rentrée marque son engagement sur
la mauvaise voie, celle qui emmène vers le « scenario tragique » décrit
par Franck Biancheri dans son ouvrage visionnaire « Crise mondiale : En route vers le monde d’après »
publié en 2010 (3), dans lequel il mettait en avant les atouts
considérables de l’Europe face à la crise et son potentiel de
participation à l’émergence d’un « monde d’après » souhaitable ; mais
aussi le risque majeur pesant sur l’Europe et les Européens dont les
élites dirigeantes, non démocratiques (à Bruxelles) ou non européennes
(dans les capitales), s’avèrent incapables de s’appuyer sur la crise
pour parachever ce projet positif de construction européenne, toujours
inabouti (4).
Comme nos fidèles lecteurs le savent, nous avons analysé la crise
ukrainienne comme une opération dirigée par les États-Unis, et mise en
œuvre par une poignée d’affidés bien placés dans les circuits
décisionnels européens, dans le but, pour résumer, de sceller le destin
de l’Europe à celui d’un camp occidental, emmené par les Américains.
Cette opération a été menée comme une blitzkrieg dans une
absence totale de capacité de réaction de la part du camp européen qui
s’est brutalement retrouvé quasiment en guerre contre la Russie sans
avoir compris pourquoi. Lorsque les Européens se sont réveillés de ce
premier choc, une autre bataille, assez difficile à suivre, a eu lieu
parmi les classes dirigeantes, entre les États européens et au sein des
opinions publiques, entre les « anti-russes » et les « pro-russes », ou
plutôt entre les « pro-américains » et les « anti-américains », mais en
fait surtout entre les idéologues de l’Occident et les défenseurs de
l’indépendance du continent européen.
Dans les deux derniers numéros du GEAB, nous avons mis l’accent sur
le fait que les « conditions d’un sursaut » étaient réunies, relevant
les indicateurs d’une reprise en main européenne des affaires. Mais
l’été est passé par là, avec la perte de vigilance qui caractérise cette
période de l’année. Et la rentrée nous fait découvrir un paysage a
priori assez désolant, notamment sur trois points : le nouveau
remaniement gouvernemental français, le projet de Commission de Juncker,
et la grand-messe de l’OTAN à Newport. Nous tenterons une lecture de
ces trois événements de rentrée. Puis nous passerons en revue d’autres
thèmes importants de la rentrée (Irak, élections générales au Brésil,
remaniement gouvernemental au Japon) que nous lirons à l’aune de la
grande reconfiguration géopolitique globale, sachant que nous nous
attachons désormais à repérer les indicateurs de précipitation d’une
bipolarisation du monde – ou ceux de progrès dans l’émergence du monde
multipolaire. Nous verrons ainsi que ce n’est pas seulement l’Europe qui
risque de glisser vers la tentation de l’empire.
L’Europe joue son rôle dans cet accouchement pénible du monde de
demain, mais il est certain que l’augmentation du risque de
bipolarisation globale nourrit et est nourrie par la résurgence d’une
idéologie de puissance (Europe-empire) au sein de ses élites (5).
L’hypothèse que nous faisons est que l’explosion de l’UE (6) peut donner lieu à deux types de réaction :
- s’en réjouir et reprendre le projet de construction européenne là où il en était quand il a déraillé (lors de la chute du Mur), en repartant d’un noyau réduit et ultra-intégré d’États membres (l’Euroland) pour bâtir l’étape d’union politique et démocratique qui a été bloquée à l’époque (Europe-communauté) ;
- ou bien s’en effrayer et bloquer le processus d’explosion en cours en renforçant tous les ressorts fondateurs de la deuxième période de construction (1989-2014) : ultra-libéralisme, endettement, élargissement, occidentalisme (Europe-empire).
Dans les deux cas, nous estimons que le politique est en train de
faire son retour en Europe. Mais selon que c’est le premier ou le second
scenario qui se met en place, ce politique n’aura bien entendu vraiment
pas les mêmes caractéristiques.
Ces deux camps s’affrontent actuellement dans les couloirs
décisionnels de l’UE, tant au niveau national qu’au niveau européen.
Nous estimons que la piste de l’Europe-empire est en train de prendre le
dessus mais ne désespérons pas encore de voir l’Europe-communauté
gagner in fine.
Explosion de l’UE : referendum écossais, intégration ratée des pays d’Europe de l’Est
Oui l’UE explose. Nous avons déjà abondamment décrit les remises en
question de nombreuses politiques par les États membres, en particulier
la libre-circulation des biens et des personnes de l’espace Schengen
(7) ; ou encore le projet de sortie de l’UE du Royaume-Uni, puissance
structurante de l’UE depuis sa naissance en 1992.
Referendum écossais : Il nous faut désormais ajouter à cette
liste le probable éclatement du Royaume-Uni causé par le referendum
écossais. Nous avions pris le risque d’anticiper une victoire du oui il y
a de nombreux mois déjà. Aujourd’hui, nous faisons une anticipation
complémentaire : que le oui gagne ou non, de toute façon, ce referendum
transforme le Royaume Uni. Londres avait dû espérer qu’une victoire
retentissante du non renforcerait la cohésion de l’Union du Royaume.
Mais, avec une certitude de résultat extrêmement serré, Cameron a déjà
dû faire de telles concessions aux Écossais (8) que les autres membres
de l’Union (Pays de Galle, Irlande du Nord) sont déjà sur les
starting-blocks pour obtenir les mêmes avancées en matière d’autonomie
(9).
Cela dit, en cohérence avec le principe de l’anticipation politique
selon lequel les grandes tendances ne doivent pas être bloquées mais
exploitées, nous estimons que le Royaume-Uni aurait tout à gagner à une
évolution vers une structure fédérale. Nous avons souvent répété que les
pays centralisés ne sont plus adaptés aux enjeux du monde du XXIe
siècle.
Sans compter que les Anglais sont opportuns et savent rebondir. Pour
preuve, le retournement de leur place financière vers les sukuks et le
yuan (10), qui sauve la City. Une fédéralisation du Royaume-Uni
donnerait à ses élites une belle occasion de montrer comment elles sont
capables de tirer parti d’un tel coup du sort.
Quoiqu’il en soit une fédéralisation du Royaume-Uni change considérablement la donne pour l’UE.
Intégration ratée des pays de l’Est : L’UE est menacée de délitement également sur son front oriental.
Aujourd’hui en effet, l’UE en crise apparaît de moins en moins
attractive pour les pays de l’Est et certains, sans remettre en question
leur appartenance européenne, commencent à regarder avec intérêt ce
qu’il se passe du côté du précédent envahisseur, la Russie. La Hongrie
de Victor Orban est la plus avancée sur cette voie et l’on ferait bien
de regarder plus en détail les idées de ce politique qui n’a rien d’un
dictateur, même s’il a tout d’un homme fort, soucieux de l’indépendance
de son pays… Mais, dans l’Europe de ces dernières années, regarder vers
l’Est est passible de haute trahison.
D’autres, face à l’évidente faiblesse politique européenne, notamment
en matière de politique de sécurité et de défense, ont entrepris par
exemple de réfléchir entre eux à un système de défense qui leur soit
propre. C’est ainsi que le groupe de Visegrad
(d’ailleurs composé entre autres de la Hongrie, mais aussi de la
Slovaquie qui a récemment déclaré ne pas vouloir de troupes étrangères
sur son sol (11)), depuis plusieurs années, travaille à mettre en place
un système de défense et de sécurité qui, d’une certaine manière, les
autonomise (12). Nous sommes là clairement sur une conséquence directe
de l’incapacité de l’UE à avoir pu proposer le moindre projet d’Europe
de la Défense susceptible de rassurer les pays des confins de l’Europe.
La Bulgarie quant à elle exprime désormais son souhait de pouvoir
coopérer avec la Russie dans le cadre de la construction du gazoduc de
contournement de l’Ukraine qu’est la ligne South-Stream. Mais depuis la
crise ukrainienne, Bruxelles lui interdit de construire son tronçon
(13). Pourtant, la Bulgarie a un double intérêt à cette construction :
d’une part, cela lui garantit son approvisionnement en énergie ; et
d’autre part, cela lui ajoute une source non-négligeable de financement
grâce au prélèvement d’un droit de péage sur le gaz russe.
Les taux de participation des pays de l’Est de l’Europe aux dernières
élections européennes sont un indicateur clair du degré de ratage de
l’intégration de ces pays. L’intégration s’est faite trop vite sur des
considérations purement mercantiles et non politiques, ces pays ont
souvent mélangé l’objectif d’intégration à l’UE avec celui d’intégration
à l’OTAN ; quant à l’union économique, ils l’ont souvent vécue, à juste
titre, comme une invasion d’entreprises occidentales ayant détruit leur
économie locale.
Si la crise ukrainienne fournit peut-être l’occasion de mettre en
place une Europe de la Défense dont il resterait à espérer qu’elle se
fasse en concertation et non en opposition avec la Russie, tout échec
sur ce point nous projette sur une perspective de défection de certains
de ces pays à l’horizon 2020, ce qui serait encore un bel échec de cette
UE qui n’a eu de cesse que d’élargir l’Europe en rejetant tout projet
d’approfondissement de l’intégration, notamment politique et
démocratique.
Notes :
(1) C’est ainsi que, contrairement à notre habitude, nous ne faisons
pas un choix de scenario. Libre à nos lecteurs de se faire une idée par
eux-mêmes.
(2) Une expression qui est souvent revenue dans les lignes du GEAB, en 2013 surtout.
(3) Et qui mérite une réédition à mi-chemin de la période anticipée
(2010-2020), réédition à laquelle l’éditeur, Anticipolis, a accepté de
se prêter. La relecture de cet ouvrage à la lumière des événements
dramatiques qui dominent l’actualité en 2014 n’incite pas à l’optimisme.
(4) En fait, la construction européenne est à l’arrêt à peu près
complet depuis le Traité de Maastricht : l’union économique réalisée, le
seul projet d’avenir qui ait vu le jour depuis, c’est l’union monétaire
dont la mise en place imposait de poursuivre le travail vers la
gouvernance économique, l’union fiscale, l’union politique et la
démocratisation. Mais nous nous sommes arrêtés au milieu du gué… et la
crue arrive.
(5) Les parallèles historiques sont faciles. Parallèle avec l’Union
soviétique : des puissances occidentales qui ne sont plus les meilleures
dans la course économique mondiale et qui, telles l’URSS dans les
années 50, préfèrent monter un mur entre elles et cette concurrence
jugée déloyale ; mais aussi parallèle avec la montée du nazisme : un
système économico-politique capitaliste dont les excès créent un rejet
profond et qui peu à peu développe une idéologie de puissance justifiant
la concentration de pouvoir et d’argent caractéristique de leur
fonctionnement. De même que l’idéologie nazie était en effet bien
partagée dans tous les circuits de pouvoir européens et pas seulement en
Allemagne, l’idéologie de puissance véhiculée par les États-Unis séduit
de nombreux Européens proches ou à l’intérieur des cercles de pouvoir,
en particulier à Bruxelles (mais pas seulement). Après tout, ce genre
d’idéologie a été européenne avant d’être américaine et les personnes
qui la portent estiment que les État-Unis ne sont qu’une extension de
l’Europe et que les deux doivent s’unir indissolublement pour faire
échec à l’émergence de la Chine, en particulier, qui les effraie plus
que tout. C’est ainsi qu’on peut suspecter certains technocrates
européens de voir dans la signature d’un Traité de libre-échange avec
les États-Unis un élargissement naturel de l’Europe aux États-Unis… vers
une Europe des Rocheuses aux Balkans !
(6) Dans plusieurs numéros antérieurs du GEAB, nous avons anticipé
cette explosion de l’UE, tout en montrant que l’UE n’était pas l’Europe,
qu’elle était une forme d’organisation, née du Traité de Maastricht,
qui avait échoué, et que l’on pouvait saluer positivement la naissance
de l’Euroland dans la fin de l’UE. Cette émergence d’un projet européen
alternatif à l’UE s’est mise en route dans le cadre de la gestion de la
crise de l’Euro qui a en effet accéléré la structuration d’une
gouvernance de la zone Euro. Mais si une crise de l’Euro renforçait
naturellement la zone Euro, une crise géopolitique comme celle générée
par la crise euro-russe renforce l’UE… et tous ses défauts.
(7) Par exemple : Deutsche Welle, 22/10/2012
(8) Source : DailyAdvance, 14/09/2014
(9) Source : BBC, 09/09/2014
(10) Source : Forbes, 14/09/2014
(11) Source : Reuters, 04/06/2014
(12) Source : Premier Ministre polonais, 14/10/2013
(13) Source : Financial Times, 25/08/2014
Abonnement : pour ceux qui en ont les moyens, en particulier en entreprise, je ne peux que vous recommander l’abonnement à cette excellente revue de prospective sur la Crise, qui avait annoncé dès 2006 la crise actuelle.
Je rappelle que LEAP ne reçoit aucune subvention ni publique, ni
privée, ni européenne, ni nationale et que ses ressources proviennent
uniquement des abonnements au GEAB.