Business ou idéologie ?
Élections aux États-Unis : quand des champions du CAC 40 financent des extrémistes
Les États-Unis votent ce 4 novembre pour
renouveler leur Chambre des représentants et une partie du Sénat. Comme
pour les précédentes campagnes électorales, l’argent coule à flots. Les
entreprises françaises ne sont pas en reste : elles ont dépensé
plusieurs centaines de milliers de dollars via leurs « political action committees ».
Et soutiennent en majorité… les candidats du parti Républicain, la
droite états-unienne, dont certains figurent parmi les plus rétrogrades
en matière d’écologie ou de droits des minorités. Objectif affiché :
entraver toute nouvelle régulation environnementale, sociale ou
financière, alors que se négocie le futur traité de libre-échange entre
l’Europe et les Etats-Unis.
Les élections de mi-mandat se déroulent ce
mardi 4 novembre aux États-Unis. En jeu, le renouvellement d’une partie
du Congrès et du Sénat. Comme lors des précédents scrutins, l’argent
coule à flots pour alimenter les campagnes électorales des futurs
sénateurs et congressmen. Des sommes titanesques, comparées aux budgets d’une campagne présidentielle française, collectées par les « political action committees »
(PACs). Ces structures sont créées par des grandes fortunes, des
entreprises, des lobbies en tout genre pour financer les dépenses des
candidats, ou acheter des annonces publicitaires dans les médias pour
éreinter leurs adversaires. Et aux États-Unis, il n’existe aucune
limite.
Exemple ? Le PAC lancé par Thomas Steyer, un milliardaire partisan d’Obama, et à la fibre écologiste, a récolté 76 millions de dollars pour soutenir les démocrates. En face, les frères Koch, à la tête d’un empire pétrochimique considéré comme l’un des plus gros pollueurs aux États-Unis, ou le milliardaire Karl Rove, un « stratège » politique présenté comme l’architecte des victoires de George Bush Junior, ont investi chacun plus de 20 millions de dollars en faveur des candidats républicains les plus conservateurs [1]. Ce déferlement d’argent peut jouer un rôle crucial : les Républicains, alignés idéologiquement sur leur frange la plus extrémiste, celle du tea party, ambitionnent de consolider leur mainmise sur la Chambre des représentants et de conquérir la majorité au Sénat, avec pour conséquence de bloquer encore davantage les institutions et d’empêcher l’adoption de toute nouvelle régulation sociale ou environnementale.
Une vingtaine de grandes entreprises françaises participent de près aux élections états-uniennes : leurs propres « political action committees » ont récolté près de trois millions de dollars. Et pour financer qui ? Les Républicains, en majorité, et quelquefois les plus réactionnaires de leurs candidats. Lors des élections présidentielles de 2012 aux États-Unis, Basta ! et l’Observatoire des multinationales avaient déjà publié une longue enquête sur l’implication financière des entreprises françaises dans la campagne électorale pour la Maison blanche – un sujet jusqu’alors totalement ignoré en France.
Deux ans plus tard, à quelques exceptions près, plusieurs grandes entreprises françaises, via leurs PACs, continuent de miser sur les mêmes écuries. Les données ci-dessous sont tirées du site opensecrets.org, qui collecte et met en ligne les déclarations transmises à la Commission électorale fédérale (Federal Electoral Commission, FEC). Il s’agit des chiffres déclarés au 24 octobre 2014.
C’est Sanofi qui, via son comité d’action politique, investit le plus
dans la campagne électorale. Au fil des scrutins, ses financements
n’ont cessé d’augmenter et se dirigent de manière toujours plus marquée
vers les Républicains : 210 000 dollars lors des élections de mi-mandat
de 2010, 489 000 en 2012, et près du double cette année, dont les deux
tiers au profit de la droite états-unienne. Une tendance que l’on ne
peut manquer de mettre en rapport avec les options de son directeur
exécutif récemment « débarqué », Chris Viehbacher, qui voulait diriger
l’entreprise pharmaceutique depuis les États-Unis. En plus de sa
contribution au PAC de Sanofi, celui-ci a d’ailleurs financé directement, à titre personnel, plusieurs figures de l’establishment républicain. Les financements d’Areva sont eux aussi en hausse, quoique de manière plus modérée, avec une nette inflexion vers les Républicains. Michelin, Airbus et ArcelorMittal déclarent des chiffres globalement stables, mais de plus en plus nettement marqués en faveur des Républicains.
Autre cas notable : celui de la Société générale, particulièrement mise en cause suite à la publication de notre article en 2012. Deux ans plus tard, elle n’affiche plus que 36 936 dollars de financements. C’est vingt-cinq fois moins qu’en 2012 (933 670, à 83% pour les Républicains). Difficile de savoir si ces financements ont continué par un autre biais. Reste que le patron de la banque aux États-Unis, Craig Overlander, ne cache pas ses préférences : il a versé une contribution personnelle de 15 000 dollars au Comité national républicain pour les sénatoriales [3]. Quant à Danone, Alcatel et le groupe Banque populaire Caisse d’épargne, ils sont les rares à préférer les Démocrates.
Si les Républicains conquièrent effectivement le Sénat, le mieux placé pour occuper la présidence du Comité de l’environnement et des travaux publics – une position stratégique – n’est autre que James Inhofe, sénateur de l’Oklahoma. Airbus, Sanofi, Areva et Michelin en ont fait un de leurs favoris. Problème : c’est aussi l’un des climato-sceptiques les plus fanatiques du parti républicain. Il considère que la question du changement climatique n’est qu’une vaste conspiration [4]. Il a aussi été classé comme le membre le plus à droite de tout le Sénat : il s’illustre régulièrement par son soutien à l’ultra-droite israélienne et par son combat contre les droits des immigrés ou des homosexuels.
Étrangement, quelle que soit l’étiquette politique des candidats financés, leur profil et leur programme correspondent très étroitement aux intérêts des entreprises. Les financements accordés par BNP Paribas bénéficient par exemple à des hommes politiques hawaiiens, la banque y possédant une importante filiale, la First Hawaiian Bank. Cela explique pourquoi BNP Paribas penche plutôt vers les Démocrates, Hawaii étant un bastion historique de ce parti. Mais les autres PACs liés à BNP Paribas sont largement favorables aux Républicains. Autre exemple : les PACs de Michelin, Safran ou Airbus privilégient les candidats siégeant dans des comités déterminants pour les contrats d’équipement militaires. Parmi les principaux bénéficiaires de la générosité d’Airbus, on trouve ainsi Buck McKeon de Californie, président du Comité des forces armées de la Chambre des représentants (le Congrès), ou encore Jeff Miller de Floride, lui aussi membre du Comité des forces armées de la Chambre des représentants.
Ces données ne constituent très probablement que la pointe de l’iceberg. Depuis la décision Citizens United de la Cour suprême américaine, en janvier 2012, toutes les barrières pour limiter l’influence de l’argent en politique sont tombées. Le fonctionnement de l’institution chargé de contrôler ces financements, la Federal Elections Commission (FEC), est délibérément entravé par ses membres républicains. Le nombre de procédures de contrôle ou de sanction initiées par la FEC s’est effondré. Les financements des entreprises peuvent être canalisés à travers des PACs, lesquels sont soumis à certaines obligations de transparence. Mais l’argent arrive aussi, et de plus en plus souvent, par d’autres biais : sociétés fantoches créées pour l’occasion, organisations à but non lucratif, ou encore associations professionnelles. N’étant pas soumises à l’obligation de déclarer la source de leur argent, ces structures permettent aux entreprises ou aux milliardaires de peser sur les campagnes électorales en toute discrétion. Aucun moyen ou presque de savoir si les entreprises françaises et leurs filiales y ont recours, et dans quelle mesure.
« Lorsque des grandes entreprises décident qu’elles veulent pousser leurs propres candidats mais qu’elles ne souhaitent pas que cela se voit, elles appellent l’US Chamber of Commerce », explique Lisa Gilbert de Public Citizen. On sait peu de choses sur ces généreux contributeurs. Mais deux entreprises françaises, Sanofi et Air Liquide, siègent, via leurs directeurs exécutifs, au Conseil d’administration de l’US Chamber of Commerce. Sans surprise, le lobby patronal est aujourd’hui l’un des principaux acteurs, à Washington comme à Bruxelles, de la promotion du traité de libre-échange transatlantique (TTIP).
Les dirigeants des entreprises françaises expliqueront qu’ils ne font que suivre l’exemple – et souvent à une bien plus petite échelle – des entreprises nord-américaines avec lesquelles elles sont en concurrence. « Le système [états-unien] est totalement différent des usages européens », argumenteront-ils. Leurs entreprises doivent bien s’adapter ! Les entreprises françaises ne sont d’ailleurs pas avares en dépenses de lobbying. En quatre ans, vingt groupes français cotés ont ainsi dépensé près de 150 millions de dollars pour des actions de lobbying à Washington. Et on retrouve une partie de celles qui sont les plus impliquées dans l’actuelle campagne électorale, comme le montre le tableau ci-dessous [7].
Problème : entre mener des actions de lobbying et s’immiscer
directement dans une campagne électorale, en tentant d’influencer le
résultat, il existe une frontière éthique. Le rôle toujours croissant
des entreprises et des milliardaires dans la vie politique est un sujet
suffisamment polémique aux États-Unis – une importante campagne
citoyenne est en cours pour limiter à nouveau rigoureusement le rôle de
l’argent en politique – pour que des groupes français prennent davantage
de précaution. En particulier si c’est pour soutenir des candidats
parmi les plus extrémistes. Et a fortiori lorsque ces groupes
sont majoritairement ou partiellement propriété de l’État français,
comme c’est le cas d’Airbus, d’Areva et de GDF Suez. Les représentants
de l’État au sein de ces groupes ont-ils pour mandat de cautionner le
soutien financier à des climato-sceptiques ou des représentants de
l’ultra-droite ?
Olivier Petitjean
Photo : CC BlankBlankBlank
Exemple ? Le PAC lancé par Thomas Steyer, un milliardaire partisan d’Obama, et à la fibre écologiste, a récolté 76 millions de dollars pour soutenir les démocrates. En face, les frères Koch, à la tête d’un empire pétrochimique considéré comme l’un des plus gros pollueurs aux États-Unis, ou le milliardaire Karl Rove, un « stratège » politique présenté comme l’architecte des victoires de George Bush Junior, ont investi chacun plus de 20 millions de dollars en faveur des candidats républicains les plus conservateurs [1]. Ce déferlement d’argent peut jouer un rôle crucial : les Républicains, alignés idéologiquement sur leur frange la plus extrémiste, celle du tea party, ambitionnent de consolider leur mainmise sur la Chambre des représentants et de conquérir la majorité au Sénat, avec pour conséquence de bloquer encore davantage les institutions et d’empêcher l’adoption de toute nouvelle régulation sociale ou environnementale.
Une vingtaine de grandes entreprises françaises participent de près aux élections états-uniennes : leurs propres « political action committees » ont récolté près de trois millions de dollars. Et pour financer qui ? Les Républicains, en majorité, et quelquefois les plus réactionnaires de leurs candidats. Lors des élections présidentielles de 2012 aux États-Unis, Basta ! et l’Observatoire des multinationales avaient déjà publié une longue enquête sur l’implication financière des entreprises françaises dans la campagne électorale pour la Maison blanche – un sujet jusqu’alors totalement ignoré en France.
Les entreprises françaises préfèrent les Républicains
Cette enquête avait révélé l’ampleur du soutien financier apporté par des entreprises telles que Sanofi, GDF Suez, Lafarge, Vivendi ou Areva à des candidats républicains, y compris ceux défendant les positions les plus réactionnaires, voire extrémistes [2]. Parmi les hommes et femmes politiques bénéficiant des largesses des « champions » du CAC 40 figuraient ainsi des proches du tea party – la droite extrême états-unienne –, des candidats qui prêchent le déni du changement climatique, le créationnisme, l’abrogation de toute forme de régulation environnementale, l’homophobie ou le renvoi des immigrés chez eux.Deux ans plus tard, à quelques exceptions près, plusieurs grandes entreprises françaises, via leurs PACs, continuent de miser sur les mêmes écuries. Les données ci-dessous sont tirées du site opensecrets.org, qui collecte et met en ligne les déclarations transmises à la Commission électorale fédérale (Federal Electoral Commission, FEC). Il s’agit des chiffres déclarés au 24 octobre 2014.
Top 20 des entreprises françaises impliquées financièrement dans la campagne 2014
˜ | Entreprise | Financements déclarés, en dollars | Part des financements aux Républicains |
1 | Sanofi | 933 270 | 63% |
2 | Airbus | 370 602 | 78 % |
3 | AXA | 284 740 | 57% |
4 | Vivendi | 218 330 | 47% |
5 | Areva | 217 927 | 58% |
6 | BNP Paribas | 119 250 | 32% |
7 | ArcelorMittal | 93 360 | 63% |
8 | Michelin | 56 416 | 74% |
9 | GDF Suez | 56 200 | 55% |
10 | Lafarge | 53 000 | 47% |
11 | Louis Dreyfus | 48 450 | 89% |
12 | Arkema | 47 600 | 64% |
13 | Société Générale | 36 936 | 70% |
14 | Safran | 36500 | 47% |
15 | Suez environnement | 35 700 | 15% |
16 | Alcatel | 33165 | 26% |
17 | Air Liquide | 28750 | 59% |
18 | Danone | 25850 | 0% |
19 | BPCE/Natixis | 24150 | 27% |
20 | Sodexo | 20490 | 76% |
Autre cas notable : celui de la Société générale, particulièrement mise en cause suite à la publication de notre article en 2012. Deux ans plus tard, elle n’affiche plus que 36 936 dollars de financements. C’est vingt-cinq fois moins qu’en 2012 (933 670, à 83% pour les Républicains). Difficile de savoir si ces financements ont continué par un autre biais. Reste que le patron de la banque aux États-Unis, Craig Overlander, ne cache pas ses préférences : il a versé une contribution personnelle de 15 000 dollars au Comité national républicain pour les sénatoriales [3]. Quant à Danone, Alcatel et le groupe Banque populaire Caisse d’épargne, ils sont les rares à préférer les Démocrates.
Bannir toute régulation
Qui sont les candidats qui bénéficient de ces largesses ? Les entreprises françaises ont tendance à privilégier les leaders républicains en place plutôt que les plus extrémistes du tea party. Mais la notion d’« extrémisme » semble devenue très relative au sein de la droite états-unienne dès lors que l’on touche à des sujets comme le changement climatique, les armes à feu, la fiscalité ou le droit à l’avortement. Parmi les candidats préférés des entreprises françaises, des personnalités politiques se sont particulièrement illustrés dans ce domaine. Areva, Sanofi et GDF-Suez ont ainsi dépensé plusieurs milliers de dollars en faveur de Ed Whitfield (Kentucky), auteur d’une législation bannissant toute régulation des gaz à effet de serre. Ces mêmes entreprises, aux côtés d’ArcelorMittal ou du groupe Louis Dreyfus, l’un des leaders dans le négoce de matières premières, ont ensemble accordé plus de 15 000 dollars à John Shimkus (Illinois), qui avait déclaré ne pas craindre la montée des mers parce que, selon la Bible, Dieu a promis à Noé que l’humanité ne serait plus jamais menacée par un déluge...Si les Républicains conquièrent effectivement le Sénat, le mieux placé pour occuper la présidence du Comité de l’environnement et des travaux publics – une position stratégique – n’est autre que James Inhofe, sénateur de l’Oklahoma. Airbus, Sanofi, Areva et Michelin en ont fait un de leurs favoris. Problème : c’est aussi l’un des climato-sceptiques les plus fanatiques du parti républicain. Il considère que la question du changement climatique n’est qu’une vaste conspiration [4]. Il a aussi été classé comme le membre le plus à droite de tout le Sénat : il s’illustre régulièrement par son soutien à l’ultra-droite israélienne et par son combat contre les droits des immigrés ou des homosexuels.
Armement, finance, médicaments : des intérêts bien compris
Après nos révélations de 2012, l’excuse la plus souvent avancée par les entreprises pour justifier ces financements pour le moins dérangeants est que les PACs sont des fonds créés officiellement par leurs employés. Les grands groupes concernés n’exerceraient donc aucune influence sur la destination des fonds collectés. Or, ces PACs sont souvent hébergés au sein des entreprises. Certaines ont même encouragé leurs employés à y contribuer. Et leurs plus gros donateurs ne sont autres que les dirigeants de ces entreprises, ce qui ne les empêche pas de financer par ailleurs les candidats républicains à titre personnel, comme Chris Viehbacher de Sanofi, Craig Overlander de la Société Générale, ou encore Clyde Selleck, le patron de Michelin aux États-Unis [5] : Chris Viehbacher pour Sanofi, le directeur général Louis Schorsch pour ArcelorMittal, le directeur général Allan McArtor et sa femme pour Airbus (aux côtés de Marc Paganini, président d’Aribus Helicopters et de Guy Hicks, directeur du bureau de Washington)]].Étrangement, quelle que soit l’étiquette politique des candidats financés, leur profil et leur programme correspondent très étroitement aux intérêts des entreprises. Les financements accordés par BNP Paribas bénéficient par exemple à des hommes politiques hawaiiens, la banque y possédant une importante filiale, la First Hawaiian Bank. Cela explique pourquoi BNP Paribas penche plutôt vers les Démocrates, Hawaii étant un bastion historique de ce parti. Mais les autres PACs liés à BNP Paribas sont largement favorables aux Républicains. Autre exemple : les PACs de Michelin, Safran ou Airbus privilégient les candidats siégeant dans des comités déterminants pour les contrats d’équipement militaires. Parmi les principaux bénéficiaires de la générosité d’Airbus, on trouve ainsi Buck McKeon de Californie, président du Comité des forces armées de la Chambre des représentants (le Congrès), ou encore Jeff Miller de Floride, lui aussi membre du Comité des forces armées de la Chambre des représentants.
Le traité de libre-échange en toile de fond
Il n’y a pas que les entreprises françaises qui s’immiscent dans la campagne électorale. Les entreprises européennes – en particulier des firmes britanniques et des banques suisses – sont de loin les plus impliquées. Ces multinationales favorisent elles aussi nettement les Républicains, davantage hostiles à toute forme de régulation, environnementale, sanitaire ou financière. Les banques, les firmes pharmaceutiques et chimiques et les industries d’armement apparaissent comme les principaux contributeurs. Le PAC de la banque suisse UBS a ainsi collecté plus de 1,3 million de dollars tandis que celui du groupe d’armement britannique BAE System y a investi plus de 800 000 dollars. Cette ingérence illustre l’interpénétration des intérêts politiques et économiques des deux côtés de l’Atlantique, alors même que se négocie un futur traité de libre-échange entre l’Europe et les États-Unis.Ces données ne constituent très probablement que la pointe de l’iceberg. Depuis la décision Citizens United de la Cour suprême américaine, en janvier 2012, toutes les barrières pour limiter l’influence de l’argent en politique sont tombées. Le fonctionnement de l’institution chargé de contrôler ces financements, la Federal Elections Commission (FEC), est délibérément entravé par ses membres républicains. Le nombre de procédures de contrôle ou de sanction initiées par la FEC s’est effondré. Les financements des entreprises peuvent être canalisés à travers des PACs, lesquels sont soumis à certaines obligations de transparence. Mais l’argent arrive aussi, et de plus en plus souvent, par d’autres biais : sociétés fantoches créées pour l’occasion, organisations à but non lucratif, ou encore associations professionnelles. N’étant pas soumises à l’obligation de déclarer la source de leur argent, ces structures permettent aux entreprises ou aux milliardaires de peser sur les campagnes électorales en toute discrétion. Aucun moyen ou presque de savoir si les entreprises françaises et leurs filiales y ont recours, et dans quelle mesure.
Neutralité de façade
Les entreprises qui souhaitent maintenir une neutralité de façade ont également recours à des associations professionnelles. Elles leur permettent de mener campagne de manière souterraine contre une législation ou un candidat. Si l’on ne connaît pas le montant des donations éventuelles effectuées par les firmes françaises, on connaît au moins les organisations professionnelles dont elles sont des membres actives, en siégeant au conseil d’administration. C’est le cas pour la plus puissante d’entre elles, la Chambre de commerce états-unienne (US Chamber of Commerce). Autrefois chambre de commerce classique, elle s’est muée en véritable machine de guerre au service des lobbies économiques… et des candidats républicains. L’US Chamber of Commerce est pour l’instant le principal financeur de la campagne électorale 2014, avec 31,8 millions de dollars dépensés au 25 octobre, quasi exclusivement en faveur de candidats républicains, et dans les circonscriptions les plus contestées [6].« Lorsque des grandes entreprises décident qu’elles veulent pousser leurs propres candidats mais qu’elles ne souhaitent pas que cela se voit, elles appellent l’US Chamber of Commerce », explique Lisa Gilbert de Public Citizen. On sait peu de choses sur ces généreux contributeurs. Mais deux entreprises françaises, Sanofi et Air Liquide, siègent, via leurs directeurs exécutifs, au Conseil d’administration de l’US Chamber of Commerce. Sans surprise, le lobby patronal est aujourd’hui l’un des principaux acteurs, à Washington comme à Bruxelles, de la promotion du traité de libre-échange transatlantique (TTIP).
150 millions de dollars en loblying
Les associations professionnelles sectorielles jouent aussi un rôle important dans la campagne. L’American Chemistry Council (Conseil américain de la chimie), grand défenseur du gaz de schiste et pourfendeur de la régulation des produits chimiques, a ainsi dépensé 2,4 millions de dollars. Air Liquide, Arkema, Solvay et Total en sont membres, et toutes, sauf Arkema, siègent à son conseil d’administration. Même phénomène pour l’American Petroleum Institute (Institut américain du pétrole), qui représente les intérêts de l’industrie pétrolière et gazière, ou PhRMA qui représente l’industrie pharmaceutique.Les dirigeants des entreprises françaises expliqueront qu’ils ne font que suivre l’exemple – et souvent à une bien plus petite échelle – des entreprises nord-américaines avec lesquelles elles sont en concurrence. « Le système [états-unien] est totalement différent des usages européens », argumenteront-ils. Leurs entreprises doivent bien s’adapter ! Les entreprises françaises ne sont d’ailleurs pas avares en dépenses de lobbying. En quatre ans, vingt groupes français cotés ont ainsi dépensé près de 150 millions de dollars pour des actions de lobbying à Washington. Et on retrouve une partie de celles qui sont les plus impliquées dans l’actuelle campagne électorale, comme le montre le tableau ci-dessous [7].
Les 20 entreprises françaises les plus actives dans le lobbying à Washington
˜ | Entreprise | Dépenses de lobbying déclarées 2010-2014, en millions de dollars |
1 | Sanofi | 36,695 |
2 | Airbus | 18,965 |
3 | Vivendi | 15,32 |
4 | Renault-Nissan | 11,5 |
5 | ArcelorMittal | 7,97 |
6 | Alstom | 7,48 |
7 | Alcatel-Lucent | 6,31 |
8 | Safran | 5,792 |
9 | Michelin | 4,662 |
10 | SNCF | 3,95 |
11 | AXA | 3,89 |
12 | Areva | 3,58 |
13 | Arkema | 3,32 |
14 | Sodexo | 3,225 |
15 | Pernod-Ricard | 3,04 |
16 | Lafarge | 2,92 |
17 | Air liquide | 2,475 |
18 | GDF Suez | 2,28 |
19 | Thales | 1,84 |
20 | Veolia | 1,545 |
Entre business et idéologie
Ce que révèle l’implication des multinationales françaises dans la politique états-unienne, c’est aussi l’amalgame de plus en plus fort entre ce qui relève des « intérêts économiques bien compris » des entreprises et de l’idéologie. L’hostilité envers l’État régulateur, le déni du changement climatique ou de la gravité des diverses formes de pollutions, la promotion de la liberté individuelle… autant de points de convergence entre un certain radicalisme d’extrême-droite et la vision du monde néolibérale. C’est cette convergence nouvelle – inventée aux États-Unis depuis quelques années, et qui fonde aujourd’hui l’identité même du parti républicain – que les firmes françaises paraissent prêtes à encourager. Le feront-elles demain en France et en Europe ?Olivier Petitjean
Photo : CC BlankBlankBlank