Le théorème de Filoche
par Agnès Maillard
Tout corps plongé dans l’entreprise reçoit une poussée proportionnelle à la force d’exploitation.Gérard Filoche fait partie de ces gens fort nombreux qui ne sont jamais meilleurs que lorsqu’ils parlent de ce qu’ils connaissent. Et s’il y a un truc que Gérard connait bien, ce sont les stratégies mises en œuvre par le patronat pour presser le citron du salariat jusqu’à en exprimer la moindre goutte, jusqu’à en pulvériser la pulpe.
Hier soir, l’ami Gérard est donc venu du côté du bled pour parler de son dernier bouquin sorti chez une jeune maison d’édition gersoise au nom merveilleusement évocateur : Le vent se lève. Rien que pour cela, il faut saluer le geste : pas évident de se lancer dans la jungle impitoyable de l’édition par les temps qui courent et encore moins quand on est une femme en milieu rural.
Pour ma part, c’était plutôt l’occasion d’aller tacler en direct quelqu’un dont j’aime bien, sur les réseaux sociaux,
fourrer le museau dans la litière PS, selon la merveilleuse image employée récemment par un Frédéric Lordon particulièrement inspiré.
Mais j’en ai été pour mes frais, Gérard collant à son sujet avec la même fougue qu’il déploie habituellement à patauger dans le marigot socialo-patronal : la défense du Code du travail et donc des salariés contre la voracité des patrons et de la finance qu’ils servent si complaisamment. En fait, si tu enlèves le PS à Filoche, tu commences à avoir là les contours d’une personnalité politique nettement plus intéressante. Le seul moment où il se prend les pieds dans le tapis, c’est vers la fin quand il appelle avec des trémolos dans la voix à une union de Gôche un peu en génération spontanée, une sorte de fantasme politique que les siens n’ont pourtant eu de cesse de saboter depuis des décennies par leur empressement à se soumettre à un patronat que Gérard doit être bien seul dans son bac à sable à continuer de combattre.
Parce que quand Gérard énumère le maltraitement qu’a subi ces dernières années le dernier rempart contre la barbarie capitaliste (le Code du travail, donc), il oublie un peu rapidement que ses collègues de parti ont, au mieux laissé faire, au pire accompagné, voire anticipé, le grand mouvement de démontage de la protection des travailleurs et qu’il est manifeste à présent qu’ils comptent bien continuer à servir la gamelle au MEDEF jusqu’au bout, c’est à dire, jusqu’à ce que l’on trouve un jour l’énergie de les combattre et de les arrêter. On a parfois l’impression que Filoche ne verra jamais l’imposture et qu’il restera dans le parti qui se fait appeler socialiste même lorsque ce dernier aura rétabli le travail des enfants (toujours selon la très bonne image de Lordon).
Ce qui est bien dommage, parce que sorti du marigot idéologique, Gérard a parfaitement bien saisi où est l’ennemi (mais peut-être pas encore tout à fait la longueur de ses tentacules, comment veux-tu, comment veux-tu…?).
Dans les morceaux choisis du Filoche syndicaliste et inspecteur du travail, il y a des chiffres forts et parlants, des notions incontournables pour éveiller les consciences paralysées par l’hypnotique mélopée de LA crise, des vérités bonnes à dire et pas toujours à entendre :
Le Code du travail est l’indicateur du degré de civilisation d’une société.C’est probablement cet abominable contrepouvoir qui a poussé Laurence Parisot à geindre de la sorte :
Il est la contrepartie de la subordination propre au contrat de travail.
Gérard Filoche, Preignan, 17 novembre 2014
La liberté de penser s’arrête où commence le Code du travail.La liberté de penser, je ne sais pas, mais la barbarie de l’exploitation sans vergogne, à tous les coups.
Les 35 heures sont une loi qui s’impose à 100 % des entreprises, c’est le temps de travail légal au-delà duquel il faut payer des heures supplémentaires. Vouloir les supprimer, c’est vouloir baisser les salaires.Mais encore plus important, Gérard Filoche nous donne quelques ordres de grandeur de ce que sont les rapports de force économiques en ce moment, alors que la plupart des patrons du CAC40 se ramassent tranquillement des rémunérations égales à 600 SMIC sous prétexte qu’ils seraient des sources de richesse…
Le temps de travail effectif fait l’objet de multiples commentaires alors que ce devrait être TOUT le temps où vous êtes à la disposition du patron.
idem
Il faut bien garder à l’esprit qu’aucun patron ne donne du travail aux salariés. Aucun. Tout ce qu’il peut faire, c’est acheter votre force de travail pour faire du profit en l’exploitant.Le Code du travail n’est pas un horrible pensum destiné à juguler les forces vives de la nation. Enfin, si, il s’agit tout de même de ne pas laisser se déchainer la loi du plus fort au sein de notre société. Et surtout, ce n’est pas le monument de complication qu’aime dépeindre Bayrou quand il arrive à choper un plateau télé.
De la même manière qu’il faut en finir avec le mythe du patron gentil.
Aucun patron ne peut être sympa, parce que même s’il a envie de l’être, derrière lui, il y aura toujours un banquier [et/ou un actionnaire] pour exiger qu’il fasse plus de profit [et donc moins de redistribution salariale]. (…)
Aujourd’hui, 93 % des gens qui travaillent sont des salariés. Il n’y a jamais eu autant de salariés, donc de gens qui dépendent du Code du travail pour les protéger des abus. Dans le même temps, 97 % des entreprises ont moins de 50 salariés. C’est-à-dire qu’elles sont sous le seuil social pour avoir des CE. La majorité des salariés n’ont pas de représentants du personnel. De la même manière que 80 % des entreprises ne sont que des sous-traitantes des 1000 plus grosses entreprises de France, celles qui comptent, celles qui font 50 % du PIB, celles qui font la loi à travers le MEDEF. (…)
Le MEDEF cherche à remplacer le lien de subordination du contrat de travail par le concept de soumission librement consentie. Et tous les patrons rêvent d’obtenir le licenciement sans motif qui serait concrétisé, quelque part, dans le nouveau contrat de 5 ans renouvelable. Si vous ne savez pas ce que signifie un licenciement sans motif, je vous conseille de vous procurer et de regarder le film In the air, où le boulot de Georges Clooney, entre deux avions, c’est d’aller d’une entreprise à l’autre et de virer les gens d’une minute à l’autre, comme cela. (…)
C’est déjà un peu ce qui arrive avec la rupture conventionnelle : maintenant, il y en a un million chaque année. C’est le plus grand plan social de France, mais comme il est individualisé et non collectif, il ne se voit pas.
idem
Concrètement, le Code du travail, ce sont les 10 articles fondamentaux que l’on retrouve au cœur de tous les contentieux aux Prudhommes. Et pourtant, le Code du travail n’est pas enseigné à l’école et on laisse les jeunes débarquer dans le marché du travail sans avoir aucune notion de leurs droits fondamentaux.C’est vrai qu’il a parfaitement raison sur ce coup, Gérard Filoche. Je pense que ma vie aurait été bien différente si j’avais été balancée dans la vie active avec au moins ces 10 articles bien calés au fond de ma musette. Parce que mon premier boulot s’est signé d’une poignée de main et s’est terminé par un simple coup de pied au cul. Et qu’il m’a fallu être privée délibérément de chacun de mes droits fondamentaux de travailleuse pour prendre conscience de leur importance. Un peu comme si nous nous satisfaisions de lâcher nos gamins sur la route sans permis de conduire et qu’on se limitait à compter les morts et les survivants à la fin de l’année. Et qu’on se contentait de deux ou trois agents de la circulation par département pour réguler les déplacements de tous et sanctionner les chauffards.
idem
Ce serait totalement fou, inconscient et inconcevable, non ?
Et pourtant, c’est exactement ce que nous faisons avec le droit du travail.
Et pendant ce temps, comme nous le rappelle l’ami Filoche qui n’est jamais aussi bon que quand il se tient éloigné du PS qui se positionne chaque jour un peu plus comme laquais du MEDEF, fossoyeur de la solidarité sociale et du droit des travailleurs :
Cinq-cents familles seulement possèdent l’équivalent d’une fois et demi le budget total de l’État.Autrement dit, tout recul social prétexté par la pseudo crise n’est jamais qu’une immense imposture.
idem