Le soleil décline, rougit une rizière où des mulards plongent leur bec pour dénicher germes et insectes. Leur nasillement léger se mêle aux coassements lents des grenouilles, berce une fin de journée camarguaise. Bernard Pujol marche lentement. A chaque pas, ses bottes se libèrent de la terre dans un suçon moelleux. Il est riziculteur, a entrepris depuis quelques années de se débarrasser des mauvaises herbes avec l’aide de canards. Il produit un riz délicieux, puis vend les volailles dont quelques grands chefs raffolent.
Il était régisseur d’un très grand domaine camarguais, faisait «un peu de bio par opportunité», avant de s’installer seul à Saint-Gilles (Gard), sur une soixantaine d’hectares, dont une quinzaine dédiée au riz, au gré des rotations de cultures. Un jour, son fils, compagnon tailleur de pierre, rentre du Japon et lui parle d’une technique découverte là-bas : dans certaines rizières, des paysans utilisent des canards contre les mauvaises herbes. Cela donne une double activité, un peu moins de travail, et beaucoup moins de chimie dans les terres. «Je me suis dit : "Quand même, je suis pas plus couillon qu’un Japonais"», résume le riziculteur.
Avant de planter son riz, il met toujours deux années de luzerne, sur laquelle il laisse ses moutons paître, puis une saison de blé, pour la diversité. Moissonné en juillet, le blé libère la terre très tôt, très chaude, il ne reste que le chaume, que l’on détruit en travaillant le sol, pour l’aérer et le nourrir, avant d’inonder pendant des mois, pour bien préparer la terre. Les parcelles sont toutes à des niveaux légèrement différents, ce qui lui permet de faire passer de l’une à l’autre l’eau pompée dans le Rhône. On assèche grâce à des petites trappes qui laissent partir l’eau dans la parcelle voisine. Toute la Camargue s’est construite comme cela.
File indienne. Au printemps, donc, Bernard Pujol assèche, puis en avril il pratique un «faux semis» pour feinter les mauvaises herbes. Elles ont un cycle jumeau du riz, alors lorsqu’il inonde ainsi sa terre, raconte-t-il, «elles pensent que je vais semer et que le moment est venu de germer. Je les laisse pousser, puis j’assèche et je passe la houe pour les détruire». Fin mai, il sème alors vraiment son riz, laisse pousser un peu, puis inonde abondamment au bout de quinze jours ou trois semaines, quand la quatrième feuille apparaît. Le plant pousse très vite pour survivre, retrouver l’air, tandis que les mauvaises herbes, retardées par le faux semis, pourrissent en partie sous l’eau. Il attend quelques jours et lâche ses canetons, âgés de 15 à 20 jours. Ils vont grandir avec le riz, mangeant les herbes qui ont survécu, picorant les germes restés dans le sol.
Pourquoi le canard se concentre-t-il sur les indésirables en épargnant le riz ? Parce que ce dernier est chargé de silice. Ses feuilles deviennent rêches, coupantes, peu appétissantes. Le canard raffole au contraire des mauvaises herbes des rizières : la panisse, une graminée, l’Heteranthera, une plante aquatique que l’on appelle en anglais duck salad, sorte de cresson qui recouvre les rizières d’une pellicule vert vif, très belle mais encombrante. Les canards picorent, piétinent ces nuisibles, et comme leur comportement social les pousse à se suivre en file indienne depuis leur jeunesse, ils voyagent entre les plants de riz sans trop les abîmer, se contentant de troubler l’eau, ce qui gêne un peu plus la germination des mauvaises herbes.
Chair violette. Dans la journée, les canards roupillent sur un bourrelet de terre entre deux rizières. Lorsque le soleil tombe, ils s’éparpillent dans les parcelles, mangent jusqu’à la nuit. Puis ils se regroupent au milieu de l’une des rizières, s’y calent en cercle pour échapper au renard qui rôde et que le niveau de l’eau empêche d’approcher. «Si un canard s’aventure hors des rizières, prévient Pujol, il lui reste rarement plus d’une demi-heure à vivre.» Le matin, dès les premiers rayons, tout le monde repart manger.
Pujol dit qu’ils «travaillent». Que ce sont ses «ouvriers», ses «associés». Sauf que, chez lui, on mange les associés. «Il y a beaucoup de chefs d’entreprise qui aimeraient, mais la loi ne le permet pas», relève-t-il. Mi-octobre, une fois le riz moissonné, il inonde de nouveau et remet ses canards. Leur chair va finir de maturer gentiment. Il n’aura rien sorti pour les nourrir, or les volailles sont bien grasses, elles dépassent déjà 3 kilos en novembre, bien que ce soit des femelles. Il les vend entre 6 et 10 mois, alors que les éleveurs, d’ordinaire, dépassent rarement 120 jours (cela leur revient trop cher en alimentation). Chez Pujol, le mulard petit-déjeune et dîne d’herbes, de germes, de grains de riz tombés, d’insectes, de grenouilles mortes… Cela lui donne, paraît-il, une chair particulière, presque violette, très mûre, proche de celle du canard sauvage. Une viande difficile à cuire que quelques très bons chefs, comme Armand Arnal de la Chassagnette, près d’Arles, attendent avec impatience. La femme du riziculteur, elle, la cuit au four, trois quarts d’heure, pas plus, à 180°C, puis éteint et laisse le canard dedans deux heures. Quand le four est refroidi, le mulard est cuit.
Semi-complet. Cela fait un seul travail, deux produits. Du riz, il en récolte quatre tonnes par hectare, qu’il vend essentiellement en direct (22 euros les 5 kilos), à des particuliers et à des restaurants. Un riz délicieux, semi-complet (on n’enlève qu’une peau au polissage). Une variété très classique pour la région, l’Arelate, pourtant son goût est très particulier, digne des plus beaux riz italiens. Pujol ne sait pas bien pourquoi. Pas de chimie, cela joue sans doute. Pour ce qui est de la volaille, il achète un millier de canetons au printemps, n’en commercialise en moyenne que 600. La perte est conséquente, prix de l’élevage en liberté, sans antibiotiques, avec les prédateurs qui rôdent - le renard mais aussi la buse, et même les mouettes qui s’y mettent à plusieurs pour attraper les canetons. Le modèle reste, cependant, largement équilibré. Ses collègues posent des regards «interrogatifs, parfois moqueurs, quelquefois bienveillants, souvent agressifs». Dans une réunion, l’autre jour, un gros producteur lui a lancé qu’avec ses 15 hectares de riz, il n’est pas «représentatif». Peut-être, a-t-il répondu, «mais moi, je n’ai pas besoin de 100 hectares pour dégager un Smic. Mon modèle fonctionne et me fait vivre.»
Des chercheurs s’intéressent à son travail, et l’Inra (Institut national de la recherche agronomique) est associé pour le suivi scientifique. Un ingénieur sénégalais est également venu et Pujol ira bientôt en Casamance pour inaugurer une rizière désherbée par des canards. «Cela a encore plus de sens dans un pays en développement, pense-t-il. Avec des canards, il faut environ 800 heures de travail par an et par hectare, 1 500 sans eux. Moins de bras nécessaires, ça permet aux enfants d’aller à l’école.» Il est «fier qu’un paysan de Saint-Gilles aide des paysans africains». Souffre que son «patelin [ait] la réputation d’être peuplé de fachos». Il pense que «tout le monde peut trouver sa place et sa rentabilité tout en respectant le vivant». Et ajoute qu’il a mieux compris les rapports entre l’homme de la terre et la philosophie, l’humanisme, en développant cette expérience. «A un moment donné, résume-t-il, ton travail devient tes valeurs.» Une phrase murmurée sans même relever la tête. Le soleil achève de décliner. On n’entend plus que la succion de la terre autour des bottes, les nasillements des canards qui picorent, piétinant la paille de riz laissée après la moisson. Cela nourrira le sol. En mars, on sèmera la luzerne.
Olivier BERTRAND Envoyé spécial à Saint-Gilles (Gard)