samedi 29 novembre 2014

« Les révélations sur la surveillance de masse ont indiqué que nos droits sont en train d’être redéfinis en secret » (The Nation) (Le grand soir)

Entretien avec Edward Snowden

« Les révélations sur la surveillance de masse ont indiqué que nos droits sont en train d’être redéfinis en secret » (The Nation)

Le 28 octobre 2014, l’hebdomadaire américain The Nation a publié un grand entretien réalisé avec le lanceur d’alerte Edward Snowden [1].
Mémoire des luttes propose une version exclusive de ce document en français. Leur rédaction a enrichi le texte, présenté dans sa quasi-intégralité, de plusieurs notes. L’ensemble est publié en trois parties sur leur site.
Lundi 6 octobre 2014, les journalistes Katrina vanden Heuvel et Stephen F. Cohen se sont entretenus à Moscou, pendant près de quatre heures, avec l’ancien consultant des services secrets. Dans cet échange, Edward Snowden évoque sa situation et ses rapports avec les autorités russes. Il rappelle que ce sont les Etats-Unis qui l’empêchent de sortir de son « exil ». L’ancien employé de la CIA et de la NSA (Agence nationale de sécurité) aborde plusieurs sujets centraux : est-il possible de renforcer le contrôle démocratique des actions des gouvernements et des entreprises sur Internet ? Si oui, de quelle manière ? Pourquoi est-il nécessaire de s’engager pour de nouvelles formes de « désobéissance civile » et de se battre pour défendre nos droits fondamentaux ? Faut-il saluer les initiatives des pays qui prônent le renforcement de leur souveraineté digitale ? De quelle manière Internet recompose-t-il les relations sociales et les pratiques politiques au niveau planétaire ? Pourquoi faut-il élaborer une Magna Carta (Grande Charte des libertés) pour Internet ? Quels seraient les contours de nos nouveaux « droits numériques » ?
Enfin, Edward Snowden expose pourquoi, selon lui, l’organisation de la production mondiale et la robotisation progressive des économies imposent la mise en place d’un revenu garanti pour tous.

PARTIE 1 - De la nécessaire désobéissance civile

The Nation  : Nous sommes très heureux d’être ici avec vous. Nous venons souvent à Moscou pour notre travail et pour voir de vieux amis, mais, de votre côté, vous n’avez pas choisi de venir vivre en Russie. Arrivez-vous à travailler ici, à sortir et à rencontrer des gens ? Ou vous sentez-vous enfermé et vous ennuyez-vous ?
Edward Snowden (ES) : Je suis plutôt casanier, parce que je suis accro à l’ordinateur et je l’ai toujours été. Je ne sors pas ou je ne joue pas au football ou ce genre de choses — ce n’est pas mon truc. Je veux réfléchir, je veux construire, je veux parler, je veux créer. Aussi, depuis que je suis ici, ma vie est entièrement prise par mon travail, ce qui me satisfait pleinement.
The Nation  : Avez-vous tout ce qu’il faut pour continuer à travailler ?
ES : Oui [mais n’oubliez pas que] je suis en exil. Mon gouvernement m’a confisqué mon passeport intentionnellement pour que je reste en exil. S’il voulait réellement me capturer, il me permettrait de voyager en Amérique latine parce que là-bas, la CIA peut opérer impunément. Ce n’est pas ce que voulait mon gouvernement : il a choisi de m’obliger à rester en Russie.
The Nation  : Nous voyons que vous êtes une personne qui n’accordez pas une grande importance à la vie sociale, mais avez-vous quelques contacts et amis ici à Moscou ?
ES : Oui. Disons, assez pour satisfaire mes besoins.
The Nation  : Si vous voulez juste rencontrer des gens pour discuter avec eux, pouvez-vous le faire ?
ES : Oui. Et je sors. On me reconnaît ici ou là. C’est toujours dans les magasins d’informatique. C’est comme une association par la pensée, parce que dans les épiceries, on ne me reconnaît pas. Même avec mes lunettes, j’ai beau ressembler exactement à ma photo, personne ne me reconnaît. Mais, même si je me rase, que je mets un chapeau et ne me ressemble plus du tout, dans les boutiques d’informatique, on me dit : « Snowden ? »
The Nation  : Est-ce que ces gens se montrent amicaux ? Est-ce que ce sont en général des jeunes ?
ES : Oui. Oui.
The Nation  : Parlons de la question de votre vidéo à la grande conférence de presse de Poutine cette année…
ES : Oui ça a été terrible. Ca s’est retourné contre moi ! J’espérais prendre Poutine en train de mentir, comme c’est arrivé avec James Clapper, le directeur de l’Agence nationale de renseignement (lorsqu’il a témoigné devant le Congrès). Aussi, j’ai posé la même question à Poutine sur la surveillance de masse en Russie. Je savais qu’il en fait autant mais il a nié. Si une seule source russe sortait, il serait dans de beaux draps. Et aux États-Unis, ce que j’ai fait en apparaissant à la conférence de presse de Poutine ne valait pas le coup.
The Nation  : Alors, vous ne vous sentez pas prisonnier ici ?
ES : Non, par exemple, je suis allé à Saint-Pétersbourg — c’est une ville abominable.
The Nation  : Vous regardez la télévision ?
ES : Je fais tout sur ordinateur. Pour moi, la télé est une technologie dépassée.
The Nation  : Vous regardez des chaînes américaines ?
ES : Oui, récemment j’ai regardé la série The Wire.
The Nation  : Alors vous avez toujours des contacts avec les États-Unis via Internet ? Vous vous intéressez à la culture populaire ?
ES : [petits rires] Oui, mais je déteste ces questions — je déteste parler de ça, c’est tellement… pour moi, c’est tellement banal.
The Nation  : Mais ça prouve que vous êtes un Américain qui regarde les séries que nous regardons tous aux Etats-Unis.
ES : Oui, je regarde tout ça, Game of Thrones et toutes les autres séries. Si je regarde House of Cards ? Pour Boardwalk Empire— c’est une autre période de gouvernement tentaculaire, mais au moins ils ont recours au processus d’amendements ! Dans la vie réelle, l’exécutif, en violant la Constitution, utilise des lois au lieu d’amendements constitutionnels pour réduire nos libertés.
The Nation  : Comment faites-vous pour vos entretiens par Internet ?
ES : J’ai construit mon propre studio. Je ne connais pas les termes techniques pour décrire ça parce que je ne suis pas un professionnel de la vidéo. Mais je suis un technicien. J’ai une caméra, tout le matériel qui permet de transférer ce que je filme sur l’ordinateur. J’ai mis au point une session « live » (séance en direct), et j’en assure la sécurité : j’ai mis un fond d’écran, aussi je peux le supprimer à partir de mon clavier, comme le font les présentateurs de nouvelles, et le remplacer par ce que je veux — et je peux être partout où il faut que je sois.
The Nation  : Ceci nous conduit à vous demander : comment vos connaissances de « technicien » — comme vous vous qualifiez — ont-elles commencé à affecter votre manière de penser politiquement ?
ES : Ce qui m’intéressait lorsque je travaillais au sein des services de renseignement — en étant une personne qui avait un plus large accès que les individus ordinaires à des rapports, qui avait une meilleure compréhension de la situation globale — c’est que, après la seconde guerre mondiale, après la guerre froide, les sociétés sont allées dans deux directions : soit en gros autoritaire, soit [en gros] libérale ou libertarienne. Le modèle de société autoritaire considérait que les droits individuels étaient essentiellement octroyés par les gouvernements et déterminés par les États. L’autre modèle, le nôtre, tendait à penser qu’une grande partie de nos droits étaient des droits fondamentaux et qu’ils ne pouvaient pas être abrogés par les gouvernements, même si cela paraissait nécessaire. Et la question qui se pose, surtout après les attentats du 11 septembre, est de savoir si les sociétés deviennent plus libérales ou plus autoritaires. Nos concurrents — par exemple la Chine, qui est un pays profondément autoritaire —, deviennent-ils plus autoritaires ou plus libéraux avec le temps ? Le centre de gravité s’est-il déplacé à ce point que tous les gouvernements ont plus de pouvoirs et moins de restrictions que jamais auparavant ? Et qu’ils voient leurs pouvoirs renforcés par la technologie comme jamais auparavant ? Comment faire pour préserver nos droits civiques, nos traditions en tant que démocratie libérale, à une époque où le pouvoir du gouvernement s’étend et est de plus en plus difficile à contrôler ? Voulons-nous faire concurrence à la Chine de la même manière qu’elle veut faire concurrence à l’Occident ? Je crois que la majorité des Américains répondraient non à cette question.
The Nation  : Vos révélations ont ouvert un débat et provoqué l’indignation dans le monde politique (…). Comment voyez-vous le système politique, pas seulement aux Etats-Unis ? De façon plus générale, quel système politique serait nécessaire pour réaliser les réformes que réclame l’ampleur de vos révélations ?
ES : Il y a des pays où les choses bougent plus. L’Allemagne a lancé une très sérieuse enquête qui révèle tous les jours de nouvelles découvertes. Ils viennent de découvrir une importante violation de la Constitution allemande qui a été cachée au Parlement. Aux Etats-Unis, il n’y a pas eu de grands changements législatifs sur la question de la surveillance, même s’il y a quelques propositions sans grande portée.
The Nation  : Le dernier article écrit par Jonathan Schell pour The Nation — il est décédé en mars dernier — vous présentait comme un dissident, comme un perturbateur et un défenseur radical de la vie privée. Jonathan posait une question fondamentale : « Que font les Américains quand les canaux officiels dysfonctionnent ou ne répondent plus ?  » Le changement exige-t-il qu’il y ait des gens comme vous qui lancent des alertes ? 
ES : Nous sommes une démocratie représentative. Mais comment sommes-nous arrivés à ce résultat ? Nous y sommes parvenus par l’action directe. Et cela est inscrit au plus profond de notre Constitution et de nos valeurs. Nous avons le droit de nous révolter, de faire la révolution. La révolution ne se fait pas nécessairement toujours par les armes et la lutte armée. Elle a aussi à voir avec les idées révolutionnaires. Elle a à voir avec les principes que nous estimons être représentatifs du type de monde dans lequel nous voulons vivre. Un ordre politique donné peut, à un moment donné, ne plus être capable de représenter ces valeurs, et même travailler contre elles. Je pense que c’est la dynamique à laquelle nous assistons aujourd’hui. Nous sommes face à des partis politiques traditionnels qui répondent de moins en moins aux besoins de la population, c’est pourquoi les gens sont à la recherche de leurs propres valeurs. Si le gouvernement ou les partis n’apportent plus de réponses à nos demandes, alors c’est ce que nous ferons. Ce sera l’action directe ou même la désobéissance civile. De son côté l’État nous dit : « Bien, pour que nous puissions légitimer l’idée de désobéissance civile, alors vous devez suivre par ailleurs ces règles ». Il découpe notre liberté d’expression en « zones contrôlées ». Il nous dit : « Vous ne pouvez la pratiquer qu’à tel moment et que de cette façon, et vous ne pouvez pas interrompre le fonctionnement du gouvernement  ». Il restreint l’impact que peut avoir la désobéissance civile. Nous devons nous rappeler que la désobéissance civile doit être une désobéissance si on veut qu’elle ait quelque efficacité. Si nous nous contentons de suivre les règles que nous impose un État lorsque cet État agit à l’encontre de l’intérêt général, nous ne faisons pas vraiment progresser les choses. Nous ne changeons rien.
The Nation  : Quelle est la dernière fois où la désobéissance civile a engendré un changement ?
ES : Occupy Wall Street.
The Nation  : L’un de nous pourrait ne pas être d’accord. On peut dire qu’Occupy a été une initiative très importante, mais elle est vite retombée.
Es : Je suis intimement persuadé qu’Occupy Wall Street s’est retrouvé confronté à ces limites parce que les autorités ont été capables d’imposer à notre imagination une image de ce qu’est la désobéissance civile — une forme de désobéissance qui est tout simplement inefficace. Tous ces gens qui sont descendus dans la rue n’avaient pas de travail, ne touchaient pas de salaire. C’étaient des hommes et des femmes qui étaient déjà victimes des effets de l’inégalité, aussi n’avaient-ils pas grand-chose à perdre. Et alors, ceux qui criaient plus fort, qui étaient davantage perturbateurs et, très souvent, parvenaient plus efficacement à attirer l’attention sur leurs problèmes ont été immédiatement réprimés par les autorités. Ils ont été encerclés par la police, dispersés au gaz lacrymogène, jetés en prison.
The Nation  : Mais pensez-vous quand même qu’Occupy a eu un impact ?
ES : Occupy a eu un impact sur la prise de conscience. Il n’a pas réussi, en revanche, à devenir un acteur opérationnel du changement. Mais trop souvent, on oublie que les mouvements politiques et sociaux ne se réalisent pas du jour au lendemain. Ils n’apportent pas tout de suite le changement — il faut d’abord susciter une prise de conscience critique des problèmes et des enjeux. Mais rendre les gens conscients des inégalités a été une chose importante. Tous les ténors de la politique qui évoquent aujourd’hui des élections de 2014 et de 2016 parlent des inégalités.
The Nation  : Vous avez parlé ailleurs de l’obligation de rendre des comptes. Sommes-nous face à la fin de cette obligation dans notre pays ? Ceux qui ont causé la crise financière sont à nouveau aux commandes. Ceux qui nous ont apporté le désastre de la guerre d’Irak sont les mêmes qui aujourd’hui conseillent Washington et influencent l’opinion publique sur la politique étrangère américaine. Autre illustration : comme vous l’avez souligné, James Clapper ment au Congrès sans même se faire taper sur les doigts.
ES : Les révélations sur la surveillance de masse sont absolument fondamentales parce qu’elles ont indiqué que nos droits sont en train d’être redéfinis en secret par des institutions secrètes dont ce n’est pas la vocation. Cela se fait de surcroît sans le consentement du peuple, sans même que la majorité de nos élus soit au courant. Cependant, même si cela est très important, je ne crois pas que ce soit là l’essentiel. Je crois que le point majeur est le fait que le directeur des services de renseignement de la nation ait fait devant le Congrès — et sous serment — une fausse déclaration, ce qui est un crime (contre l’État). Si nous permettons à nos dirigeants officiels de bafouer sciemment et publiquement la loi, nous instaurons une culture de l’impunité. Pour moi, c’est ce point qui sera considéré, au regard de l’histoire, comme la plus grave déception des années de l’administration Obama. Je ne pense pas que ce seront les politiques sociales ou économiques qui produiront le plus cette déception. Ce qui sera en cause, c’est le fait qu’il aura dit : il faut aller de l’avant, ne pas retourner en arrière sur les violations de la loi qui se sont produites sous l’administration Bush. Il y avait un vrai choix à faire lorsqu’il est devenu président. C’était un choix très difficile : soit dire « Nous n’allons pas demander aux hauts responsables politiques de rendre des comptes en leur appliquant les mêmes lois que celles auxquelles sont soumis tous les autres citoyens de ce pays  » ou « Nous sommes une nation qui croit en l’État de droit ». Et l’État de droit signifie que c’est à la police de le garantir, mais que nous sommes tous assujettis aux mêmes lois.
The Nation  : Pensez-vous que ceux qui faisaient partie des commissions chargées des services de renseignement au Congrès [il y a 2 commissions : une au Sénat et une à la Chambre des représentants] en savaient plus que d’autres élus au Sénat ou à la Chambre des représentants ? Qu’ils savaient qu’on leur mentait et qu’ils se sont tus ?
ES : Les présidents des commissions le savaient à coup sûr. Ils font partie du « Gang des huit » (Gang of Eight » [2]). Ils sont informés de tout programme d’action secrète et autres opérations de ce genre. Ils savent où tous les cadavres sont enterrés… Ils reçoivent aussi beaucoup plus de fonds pour leurs campagnes électorales que tous les autres candidats de la part des entreprises qui travaillent pour la défense, des firmes du renseignement et des entreprises militaires privées [qui procurent à l’État des services de sécurité armée].

PARTIE 2 - Briser le monopole américain sur Internet, oui… mais pour quoi faire…

The Nation  : Ce que vous dites nous conduit à nous demander si Internet augmente réellement la liberté d’expression, et donc la démocratie ? Peut-être au contraire alimente-t-il l’intrusion massive dans la vie privée, favorise-t-il les opinions sauvages et la désinformation ? Quels sont les impacts positifs et négatifs d’Internet pour le modèle de société que vous et The Nation voulez instaurer ?
ES : Je dirais que, en termes de progrès technologique et communicationnel dans l’histoire de l’humanité, Internet est plus ou moins l’équivalent de la télépathie électronique. Nous pouvons maintenant communiquer en permanence grâce à nos magiques petits téléphones intelligents avec des gens qui sont n’importe où dans le monde. Nous pouvons le faire n’importe quand, en apprenant constamment ce qu’ils pensent, ce dont ils parlent, en échangeant des messages. Et c’est une nouvelle possibilité, quel que soit par ailleurs le contexte d’Internet. Lorsque les gens parlent de Web 2.0, ils veulent dire que lorsqu’Internet, le réseau mondial, est devenu populaire au début, il ne fonctionnait que dans un sens. Des gens publiaient des informations sur leurs sites. D’autres les lisaient. Mais il n’y avait pas vraiment d’aller retour autre que via le courrier électronique. Web 2.0 a été ce qu’on a appelé l’Internet collaboratif — Facebook, Twitter, les réseaux sociaux. Mais ce que nous voyons aujourd’hui, ou commençons à voir, c’est une atomisation de la communauté Internet. Auparavant, chacun ne visitait que quelques sites. Aujourd’hui, on a des quantités de boutiques. On trouve des petits sites dingues qui affrontent les géants des médias établis. Et de plus en plus, on voit des sites ultra-partisans qui attirent des lecteurs de plus en plus nombreux parce que les gens s’auto-sélectionnent pour faire partie de communautés. Je décris cela comme du tribalisme car ces communautés « hyper-lient » leurs membres. Le manque de civilité est un résultat de ces processus car c’est ainsi que fonctionnent les tribus Internet. Ce phénomène s’affirme de plus en plus dans les pratiques des campagnes électorales, qui deviennent de plus en plus délétères.
Tout ça est à la fois un bienfait et un fléau. C’est un bienfait parce que cela aide les gens à établir ce à quoi ils attachent de l’importance. Ils comprennent les idées auxquelles ils s’identifient. Le malheur est qu’ils ne trouvent pas de contradicteurs à leur point de vue. Internet devient une chambre d’enregistrement. Les utilisateurs ne voient pas les contre-arguments. Mais je pense que nous allons sortir de ce modèle, parce que les jeunes — ceux qui sont nés avec le numérique et qui passent leur vie sur Internet — sont saturés. C’est comme avec une mode, ça devient le signe d’un manque d’originalité. D’un autre côté, Internet est là pour répondre aux besoins d’information et de socialisation des gens. Nous sommes face au développement de cette forme de construction d’identité aujourd’hui parce que nous vivons une époque très conflictuelle. Nous traversons des temps de crise.
The Nation  : Que pensez-vous qu’il sortira de ces temps de crise ?
ES : Regardez ce qu’on été les réactions des gouvernements dits démocratiques aux révélations relatives à la surveillance l’an dernier. Aux États-Unis, on a eu un grand débat, mais une paralysie des responsables politiques — parce que ce sont eux qui ont été pris la main dans le sac. Il y a pourtant des violations incontestables de notre Constitution. Beaucoup de nos alliés ne disposent pas de ces protections constitutionnelles — au Royaume-Uni, en Nouvelle-Zélande, en Australie. Ils ont perdu le droit de ne pas être soumis à des enquêtes et des saisies arbitraires et sans motif plausible. Tous ces pays, à la suite des révélations, se sont inquiétés de lois qui étaient pour l’essentiel rédigées par l’Agence nationale de sécurité pour permettre la surveillance massive des citoyens sans aucune supervision des tribunaux, sans tous les contrôles et les contre-pouvoirs habituels qu’on est en droit d’attendre. Ce qui nous conduit inévitablement à la question : à quel niveau allons-nous remettre en cause ce processus facile mais pervers qui laisse les services de renseignement faire tout ce qu’ils veulent ? Il est inévitable que cela arrivera. Je crois que ça va se passer là au niveau des entreprises Internet. Par exemple, Microsoft est en procès avec le ministère de la justice. Le ministère dit : « Nous voulons des informations de votre centre de traitement de données en Irlande. Ca ne concerne pas un citoyen américain mais nous voulons ces informations  ». Microsoft a répondu. « D’accord, adressez-vous à un juge en Irlande. Demandez à l’Irlande une autorisation. Nous avons signé un traité d’assistance juridique mutuelle. Ils vont vous la donner. Remettez-la-nous et nous vous remettrons les informations demandées en accord avec les lois irlandaises ». Le ministère de la justice répond : « Non, vous êtes une entreprise américaine, et donc nous avons accès à vos données où que vous soyez. Peu importe la juridiction. Peu importe qui cela concerne ». C’est là une affaire judiciaire capitale qui est aujourd’hui jugée en appel. Et c’est très important parce que si nous permettons aujourd’hui aux États-Unis d’instaurer le précédent selon lequel les frontières nationales ne comptent pas lorsqu’il s’agit de la protection des informations des personnes, d’autres pays feront de même. Ils sont attentifs à ce que nous faisons et à la manière dont nous nous comportons en matière de traitement de l’information numérique.
The Nation  : Vous croyez que ces pays nous regardent encore ?
ES : Oui, ils nous regardent encore. Mais ce qui importe tout autant, c’est que nos adversaires aussi nous regardent. Alors la question devient : « Que feront, par exemple, le gouvernement de la République démocratique du Congo ou la Chine la prochaine fois qu’ils auront un prix Nobel de la paix qui sera un dissident et qu’ils voudront lire ses méls qui ne seront pas hébergés par un centre de données irlandais ? Ils diront à Microsoft « Vous avez donné ces informations au ministère de la justice américain. Vous allez nous donner la même chose  ». Et si Microsoft rechigne, ils diront : « Attention, si vous appliquez des normes juridiques différentes selon les pays, nous allons prendre des sanctions contre vous en Chine. Nous allons vous appliquer des pénalités commerciales qui vont vous rendre moins compétitifs » Et Microsoft en subira les dommages. Et en conséquence, notre économie aussi.
The Nation  : Est-ce que les pays se révoltent contre ça  ?
ES : Oui, on le voit très clairement, par exemple au Brésil. Ce pays s’est tourné vers les Nations unies et a dit : « Il nous faut de nouvelles règles sur cette question ». Il nous faut regarder de plus près ce qu’ils appellent « la souveraineté en matière de données ». La Russie a récemment promulgué une loi ­— que je trouve très mauvaise — disant que toutes les données concernant des citoyens russes doivent être stockées sur le sol russe juste pour empêcher les autres pays de jouer le même type de jeu légal que celui que nous jouons dans le cas Microsoft.
The Nation  : Qu’y a-t-il de terrible dans cette forme de souveraineté ? Que se passerait-il si tous les pays faisaient ça — est-ce que ça ne briserait pas le monopole américain ?
ES : Ca briserait le monopole américain, mais ça briserait aussi le commerce Internet, parce qu’il faudrait avoir un centre de traitement des données dans chaque pays. Et les centres de données coûtent terriblement cher, et exigent de très gros investissements de capitaux. Lorsque nous disons que les gouvernements disposent aujourd’hui de pouvoirs et de privilèges totalement nouveaux qui ne sont que peu ou pas justifiés, on peut, sans même se référer aux lois internationales, voir en quoi ils sont erronés. Si nous nous référons à la Constitution américaine, nous voyons que seul le Congrès peut déclarer la guerre. Pas l’OTAN ni les Nations unies, c’est le Congrès qui doit autoriser ces guerres incessantes, et ce n’est pas lui qui le fait.
L’administration Bush a marqué un tournant très grave et très profondément négatif — pas seulement pour les États-Unis mais pour l’ordre international parce que nous avons commencé à gouverner en pensant que « la force fait le droit » (« might is right » en anglais). Et c’est là une très vieille et très dangereuse idée.
The Nation  : C’était une réaction au 11 septembre ?
ES : A bien des égards, une réaction au 11 septembre, mais aussi à l’idée de Dick Cheney d’un exécutif unitaire. Il leur fallait un prétexte pour permettre un renforcement non seulement du pouvoir fédéral, mais aussi plus particulièrement du pouvoir exécutif.
The Nation  : Mais en quoi est-ce nouveau ? La Maison-Blanche faisait la même chose lors du scandale du Watergate, en installant des micros et en s’introduisant par effraction dans les locaux.
ES : Mais l’arc s’est poursuivi. Richard Nixon s’est fait virer de Washington pour avoir mis sur écoute une suite d’hôtel. Aujourd’hui, tous les Américains sont sur écoute, et personne n’a été attaqué en justice ou a même fait l’objet d’une simple enquête pour cela. Pas même une enquête là-dessus ( …).
[Mon opinion est que le sujet des droits est quelque chose qui impose à] chaque génération (...) le devoir de veiller en permanence. Nous n’avons que les droits que nous défendons (…). Il est important que nous nous battions. Si on pense aux atteintes aux libertés individuelles dans le contexte des dix dernières années et aux révélations de l’an dernier, la vraie question n’est pas celle de la surveillance. C’est celle de la liberté. Lorsque les gens disent « je n’ai rien à cacher  », ils disent en fait « je me moque de mes droits  ». Parce que vous n’avez pas à justifier vos droits en tant que citoyen (…). C’est au gouvernement de justifier son intrusion dans vos droits. Si vous cessez de défendre vos droits en disant : « je n’ai pas besoin de mes droits dans ce contexte  » ou « je ne comprends pas ça  », ce ne sont plus des droits. Vous avez cédé le concept de vos propres droits. Vous les avez convertis en quelque chose dont vous jouissez comme d’un privilège révocable par le gouvernement, quelque chose qui peut être abrogé à sa convenance. Et cela a réduit l’étendue de la liberté au sein d’une société.
The Nation  : Imaginons l’existence d’un sondage Gallup qui poserait la question suivante : « Monsieur Snowden a révélé de très graves violations de vos libertés et de vos droits individuels du fait de la surveillance massive des citoyens opérée par le gouvernement américain. Le gouvernement américain se défend en disant qu’il le fait pour assurer la sécurité publique contre les terroristes  ». Pensez-vous qu’il y aurait une opinion majoritairement favorable à votre égard ? Vous avez sans doute posé la question la plus vitale de notre temps, mais ce problème ne figure pas très haut dans la liste de leurs préoccupations.
ES : D’accord, laissez-moi clarifier mon propos. Quand je parle de sondage, je parle des principes. Cela montre que ces responsables haut placés cherchent en connaissance de cause à modifier l’opinion publique, même s’ils savent que ce qu’ils disent n’est pas la vérité. Il est clair que c’est une question d’opinion publique au sens large, parce que l’opinion des élites... Des lecteurs du New York Times et du Guardian se sont,eux, manifestés et ont dit : « Nous demandons la clémence pour Snowden  ». Mais pour moi, ce qui est capital — et je l’ai dit depuis le début — ce n’est pas ma personne qui compte. Je me fiche qu’ils m’accordent leur clémence. Je me fiche de ce qui m’arrive. Ca m’est égal si je finis en prison ou à Guantánamo ou autre chose du genre, obligé de sauter d’un avion avec deux fusils braqués sur ma tête. J’ai fait ce que j’ai fait parce que je crois que c’est ce qu’il fallait faire. Et je continuerai à le faire. Toutefois, quand on parle d’engagement politique, je ne suis pas un homme politique, je suis un ingénieur. Je lis ces sondages parce que les organisations qui défendent les libertés civiques me disent que je dois savoir ce que dit l’opinion publique. La seule raison pour laquelle j’accepte ces entretiens — je n’aime pas parler de moi, je n’aime pas ça, c’est parce que des gens bien intentionnés, que je respecte et dans lesquels j’ai confiance, me disent que ça va aider à faire changer les choses de façon positive. Ca ne va pas révolutionner le monde, mais ça servira le public.
Dès le tout début, j’ai dit qu’il y a deux voies pour réformer : la voie politique et la voie technique. Je ne crois pas que la voie politique y parviendra, précisément pour les raisons que vous avez soulignées. Cette question est trop abstraite pour les gens du commun, qui ont trop de choses à gérer dans leur vie. Et nous ne croyons pas que nous verrons venir des jours révolutionnaires. Les gens ne sont pas prêts à contester le pouvoir. Nous avons un système éducatif — éducatif est un euphémisme — qui est une machine à endoctriner. Il n’a pas pour but la formation d’esprits critiques. Nous avons une information qui marche main dans la main avec le gouvernement en répétant des termes ou des expressions destinés à provoquer une certaine réaction émotionnelle — par exemple « sécurité nationale ».
Tout le monde répète « sécurité nationale » au point qu’on est aujourd’hui obligé d’utiliser le terme « sécurité nationale ». Mais ce n’est pas la sécurité nationale qui les intéresse vraiment. C’est la sécurité de l’État. Et c’est une distinction de taille. Nous n’aimons pas parler de « sécurité de l’État » aux Etats-Unis parce que ça nous rappelle tous les mauvais régimes. Mais c’est un concept clé, parce que lorsque ces hauts dirigeants passent à la télé, ils ne viennent pas parler de ce qui est bon pour vous. Ils ne parlent pas de ce qui est bon pour les affaires. Ils ne parlent pas de ce qui est bon pour la société. Ils parlent de la protection et de la perpétuation d’un système étatique national.
Je ne suis pas un anarchiste. Je ne dis pas « réduisez-le en cendres  ». Mais je dis que nous devons avoir conscience que ce système existe, et nous devons savoir reconnaître les évolutions politiques qui sont contraires à l’intérêt général lorsqu’elles se produisent. Et cela n’est pas possible si nous ne nous interrogeons pas sur les principes qui les sous-tendent. Et c’est pourquoi je ne crois pas que les réformes politiques sont susceptibles de réussir. Les sénateurs Udall and Wyden, qui font partie de la Commission sur les services de renseignement, ont tiré la sonnette d’alarme, mais ils sont en minorité.
The Nation  : Expliquez-nous ce qu’est la réforme technique dont vous avez parlé ?
ES : Nous voyons déjà qu’elle se produit. La question que j’ai clairement posée est celle de la surveillance de masse, et pas de la surveillance en générale. Pas de problème s’il s’agit de mettre sur écoute Oussama ben Laden. Aussi longtemps que les enquêteurs doivent avoir la permission d’un juge, un juge indépendant, un vrai juge, pas un juge secret, et peuvent montrer qu’il y a une bonne raison valable de délivrer un mandat, alors ils peuvent faire ce travail. Et c’est comme cela que ça doit se faire. Le problème, c’est lorsqu’ils nous contrôlent tous, en masse, tout le temps, sans aucune justification précise pour nous intercepter en premier lieu, sans aucun indice juridique spécifique montrant qu’il y a un motif plausible à cette violation de nos droits.
Depuis les révélations, nous avons assisté à un changement complet de la base technologique et de la fabrication d’Internet. On a révélé que la NSA collectait illégalement des données dans les centres de traitement de données de Google et de Yahoo. Qu’ils interceptaient les transactions des centres de données des entreprises américaines, ce qui ne devrait pas être autorisé en premier lieu parce que les entreprises américaines sont considérées comme des personnes américaines, en quelque sorte, soumises à nos autorités de surveillance. Ils disent « Eh bien, on le faisait à l’étranger » mais cela tombe sous le coup d’une autorité différente datant de l’ère Reagan : EO 12333, une ordonnance de l’exécutif pour la collecte d’informations par les services de renseignement à l’étranger, contrairement à ceux que nous utilisons à l’intérieur du territoire. Celle-ci n’est même pas autorisée par la loi. C’est juste un vieux papier débile portant la signature de Reagan, qui a été actualisé deux fois depuis l’époque. Ce qui s’est passé, c’est que tout à coup, ces firmes géantes se sont rendu compte que leurs centres de données — qui reçoivent et envoient les communications de centaines de millions de personnes par jour — étaient totalement sans protection, électroniquement nues. GCHQ, l’agence d’espionnage britannique, faisait des écoutes et la NSA recueillait les données et ainsi de suite, parce qu’ils pouvaient contourner le cryptage qui était utilisé. Schématiquement, ça marche comme ça : si vous allez, à partir de votre téléphone, sur Facebook.com — par exemple — ce lien est crypté. Aussi, si la NSA essaie de l’intercepter, elle ne peut pas le comprendre. Mais ce que ces agences ont découvert, c’est que le site de Facebook auquel votre téléphone est connecté n’est que l’amont d’un autre réseau d’entreprise plus grand — et ce n’est pas vraiment de là que proviennent les données. Lorsque vous allez sur votre page Facebook, vous atteignez cette partie et elle est protégée ; mais elle doit faire tout un long parcours autour du monde pour aller chercher ce que vous demandez et revenir. Aussi, ce qu’ils ont fait, c’est de sortir de cette partie protégée pour aller sur le réseau de retour. Ils sont entrés dans les réseaux privés de ces entreprises.
 The Nation  : Les entreprises le savaient ?
ES : Les entreprises ne le savaient pas. Elles ont dit « Bien, on a donné à la NSA la porte d’entrée ; nous vous avons donné le programme PRISM. Vous pouviez avoir tout ce que vous vouliez de nos entreprises de toute façon. Tout ce que vous aviez à faire, c’était de nous le demander et nous vous l’aurions donné  ». Les entreprises ne pouvaient pas imaginer que les services de renseignement entreraient par effraction par la porte dérobée aussi — mais ils l’ont fait parce qu’ils n’avaient pas affaire au même cadre légal que lorsqu’ils entraient par la porte d’entrée. Lorsque que cela fut rendu public par Barton Gellman dans le Washington Post et que les entreprises furent exposées, Gellman publia une anecdote savoureuse : il montra à deux ingénieurs de Google une diapositive qui montrait comment la NSA faisait cela, et les ingénieurs furieux « se mirent à jurer tous leurs dieux  ».
Autre exemple. Un document dont j’ai révélé l’existence était un rapport classé (secret) de l’inspecteur général sur une opération de surveillance ordonnée par Bush, Stellarwind [3], qui montrait que les autorités savaient que c’était illégal à l’époque. Il n’y avait aucune base légale. Ca se passait juste sur ordre du président et sur la foi d’une autorisation secrète que personne n’était autorisé à voir. Lorsque le ministère de la justice dit « Nous n’allons par ré-autoriser cela parce que c’est illégal  », Dick Cheney [vice président des États-Unis sous George W. Bush, de 2001 à 2009] ou l’un de ses conseillers alla trouver Michael Hayden, le directeur de la NSA : « Il n’existe aucune base légale pour ce programme. Le ministère de la justice ne va pas renouveler l’autorisation et on ne sait pas ce qu’on va faire  ». Est-ce que vous allez quand même continuer en vous contentant de l’ordre du président ? Hayden a répondu oui, malgré le fait qu’il savait que c’était illégal et que le ministère de la justice y était opposé. Personne n’a lu ce document parce qu’il était long, quelque 28 pages, alors même qu’il était incroyablement important.
The Nation  : Vos révélations ont aussi influencé le développement de la technologie de cryptage de l’Iphone 6, dont le gouvernement dit qu’elle empêchera l’application légitime de la loi.
ES : C’est là la clé. Les grandes entreprises technologiques ont compris que le gouvernement n’a pas seulement porté préjudice aux droits fondamentaux des Américains, mais qu’il a aussi nui à leurs affaires. Elles se sont dit : « Personne n’a plus confiance en nos produits désormais  ». Aussi ont-elles décidé de corriger ces failles en matière de sécurité pour rendre leurs téléphones plus fiables. Le nouvel iPhone a un cryptage qui protège le contenu du téléphone. Cela signifie que si quelqu’un vous vole votre portable — si un pirate ou quelqu’un fait une image de votre téléphone — il ne pourra pas lire ce qui est sur le téléphone lui-même, il ne peut pas regarder vos photos, il ne peut pas lire les messages qui vous avez envoyés et ainsi de suite. Mais cela ne bloque pas l’application de la loi pour ce qui est du repérage de vos déplacements par géolocalisation sur le téléphone si les services de police pensent, par exemple, que vous êtes impliqué dans un kidnapping. Ca ne bloque nullement l’application de la loi car il est toujours possible de demander des copies de vos textes à vos fournisseurs d’accès moyennant un mandat. Ca n’empêche pas d’accéder à des copies de vos photos ou de ce que vous avez pu télécharger, par exemple via le service Cloud Apple. Ces données qui y sont stockées restent accessibles car elles ne sont pas cryptées. Ce cryptage ne fait que protéger ce qui se trouve physiquement dans votre téléphone. C’est simplement une mesure de sécurité qui vous protège des abus comme ceux qui peuvent se produire avec tout ce qui se passe aujourd’hui et qu’on ne détecte pas. En réponse, le procureur général et le directeur du FBI sont montés au créneau et ont déclaré publiquement : « Vous mettez en danger nos enfants ». 
The Nation  : Y a-t-il un conflit potentiel entre un cryptage massif et les enquêtes légales en matière de délits ou de crimes ?
ES : Là est la controverse que le procureur général et le directeur du FBI ont essayé d’allumer. Ils ont suggéré : « Nous devons pouvoir avoir légalement accès à ces appareils avec un mandat, mais cela n’est pas techniquement possible sur un appareil sécurisé. La seule façon dont c’est possible est de compromettre la sécurité de l’appareil en laissant une porte dérobée.  » Nous avons vu que ces portes dérobées ne sont pas fiables. J’ai parlé à des experts en cryptage, qui comptent parmi les techniciens les plus chevronnés dans le monde, pour savoir comment on pouvait régler ce genre de problème. Il n’est pas possible de créer une porte dérobée qui ne soit accessible, par exemple, qu’au FBI. Et même si c’était le cas, vous vous trouvez avec le même problème, que doit affronter le commerce international : si vous créez un appareil qui est reconnu pour sa sécurité peu fiable et qu’il a une porte dérobée américaine, personne ne va l’acheter. Cependant, il n’est pas vrai que les autorités ne peuvent pas avoir accès au contenu du téléphone s’il n’existe pas de porte dérobée. Lorsque je travaillais à la NSA, nous faisions cela tous les jours, même le dimanche. Je crois que le cryptage est une responsabilité civique, un devoir civique.
The Nation  : Pour la première fois, nous comprenons qu’il s’agit d’une question de droits civiques.
ES : Ca me fait plaisir que vous me disiez cela aussi, parce toute ma ligne de conduite, depuis le début, a été de ne pas publier un seul document moi-même. J’ai fourni ces documents à des journalistes parce que je ne voulais pas décider, à partir de mes aprioris personnels, de ce qui sert l’intérêt général et de ce qui ne le sert pas.

PARTIE 3 - Vers un nouveau système d’Internet et une Magna Carta des « droits numériques »

The Nation  : Vous pensez réellement que si vous pouviez rentrer chez vous demain avec une totale immunité, il n’y aurait pas des pressions terribles qui s’exerceraient pour que vous deveniez un porte-parole, voire un militant, au nom de nos droits et de nos libertés. Et même, est-ce que cela n’est pas votre devoir maintenant ?
ES : Mais mon idée maintenant — parce que je ne suis pas un homme politique, et je ne pense pas être efficace dans ce domaine comme les gens qui s’y préparent —, c’est de me concentrer sur les réformes techniques, parce que je parle le langage de la technologie. J’ai discuté avec Tim Berners-Lee, l’inventeur de la Toile (Word Wide Web). Nous sommes d’accord pour dire qu’il est nécessaire que cette génération crée ce qu’il appelle la Grande Charte [4] d’Internet. Nous voulons dire ce que devraient être les « droits numériques ». Quelles valeurs devons-nous nous efforcer de protéger, et comment allons-nous les assurer  ? C’est ce que je peux faire, parce que je suis un technicien, et parce que je comprends comment tout ça fonctionne sous le capot. Bien sûr, je veux voir des réformes politiques se faire aux Etats-Unis, mais on pourrait promulguer les meilleures réformes en matière de surveillance, les meilleures protections de la vie privée de toute l’histoire du monde aux Etats-Unis, et cela aurait zéro impact à l’échelle internationale. Zéro impact en Chine et dans tous les autres pays ; à cause de leurs lois nationales, ils ne reconnaîtront pas nos réformes. Ils continueront à faire ce qu’ils font. Mais si quelqu’un crée un système technique réformé aujourd’hui, les normes techniques standard devront être identiques dans le monde entier pour que ça fonctionne.
The Nation  : Créer un nouveau système est peut-être votre transition, mais c’est aussi un acte politique.
ES : Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, j’ai une façon assez détournée d’agir pour le changement politique. Je ne veux pas me confronter directement aux grands pouvoirs, qu’on ne peut pas battre sur leur terrain. Ils ont plus d’argent, plus de poids politique, plus d’accès aux médias. Nous ne pouvons pas être efficaces sans un mouvement de masse. Mais avec la montée des inégalités, les liens qui cimentent la fraternité sociale s’effilochent — comme nous l’avons déjà évoqué à propos d’Occupy Wall Street. A mesure que les tensions monteront, les gens s’engageront plus volontiers dans des mouvements de protestation. Mais ce moment n’est pas encore arrivé.
The Nation  : Il y a quelques années, The Nation a consacré un numéro spécial au patriotisme. Nous avons demandé à une centaine de personnes quelle était leur définition du patriotisme. Et vous, comment définissez-vous le patriotisme ? Et à cet égard, vous êtes sans doute le dénonciateur le plus célèbre du monde, même si vous n’aimez pas ce terme. Comment préférez-vous qu’on définisse votre rôle ?
ES : Ce qui définit le patriotisme pour moi, c’est l’idée que quelqu’un se lève et agisse au nom de son pays. Comme je l’ai dit auparavant, cela est bien différent du fait d’agir pour servir le gouvernement — une distinction qui se perd de plus en plus aujourd’hui. Vous n’êtes pas patriote parce que vous soutenez quiconque est aujourd’hui au pouvoir ou sa politique. Vous êtes patriote quand vous agissez pour améliorer le sort des gens de votre pays, de votre communauté, de votre famille. Ça implique parfois de faire des choix difficiles, des choix qui vont à l’encontre des vos intérêts personnels. Les gens disent parfois que j’ai trahi mon serment de garder le secret — l’une des premières accusations avancées contre moi. Mais c’est là une méprise totale parce que les gens qui travaillent dans les services de renseignement ne font pas serment de garder le secret.
On vous demande de signer un engagement civil appelé Formulaire standard 312, qui dit en gros que, si vous dévoilez des informations classées secrètes, vous pouvez être poursuivi. C’est ce qui peut vous arrivez entre autres choses. Et vous risquez d’aller en prison. Mais on vous demande aussi de prêter un serment, c’est le serment de servir. Le serment de servir n’est pas un serment aux services de renseignement, mais à la Constitution — vous faites serment de la protéger contre tous les ennemis, intérieurs ou extérieurs. C’est ce serment que j’ai tenu, et que James Clapper et l’ancien directeur de la NSA, Keith Alexander, n’ont eux pas tenu. Vous levez la main et vous prêter serment dans votre classe lorsque vous faites partie de la maison. Tous les officiels gouvernementaux sont tenus de le faire s’ils travaillent pour les services de renseignement. En tout cas, moi, c’est là que j’ai prêté serment.
Quant à taxer quelqu’un de « dénonciateur », je pense que ça les dessert — ça nous dessert tous —, parce que ça « nous aliène ». Utiliser le terme « héroïsme », appeler Daniel Ellsberg un héros, et appeler les autres personnes qui ont fait de grands sacrifices « héros », même si ce qu’ils ont fait est héroïque — c’est les distinguer du devoir civique qu’ils ont accompli, et cela nous exempte, nous autres, du même devoir civique, qui est de parler lorsque nous constatons quelque chose qui ne va pas, lorsque nous voyons notre gouvernement s’engager dans de graves délits, utiliser indûment le pouvoir, s’engager dans des violations historiques massives de la Constitution des États-Unis. Nous devons parler sinon nous sommes complices de cette mauvaise action.
The Nation  : Peut-être devrait-il y avoir un cours spécial, très tôt dans la scolarité, sur le devoir patriotique à la Constitution.
ES : C’est une tâche qui revient aussi aux parents. Il est important de savoir quelles sont vos convictions ; et que vous avez à les défendre, sinon vous ne croyez pas vraiment en elles. Vous savez, mon père et ma mère — en fait tous les membres de ma proche famille — ont travaillé pour le gouvernement fédéral. Ce qui est parfois mal compris, c’est que je ne me sois pas battu pour renverser le système. Ce que j’ai voulu faire, c’était de donner à la société l’information ce dont elle avait besoin pour décider si elle voulait changer le système.
The Nation  : Si vous croyez dans le gouvernement représentatif, l’approche la plus directe serait de demander aux candidats au Congrès de s’engager solennellement, s’ils sont élus, à faire tous les efforts nécessaires pour savoir ce que font les services de renseignement et limiter leur action dans le sens vous avez précisé. Et peut-être demander aux candidats à des postes de juges fédéraux [les juges fédéraux sont nommés par le Sénat après audition par celui-ci] comment ils vont statuer sur les questions de surveillance.
ES : La manière dont le gouvernement représentatif fonctionne aujourd’hui est en réel danger. Il ne fonctionne correctement que lorsqu’il est obligé de rendre des comptes (qu’il est responsable devant les institutions). Les candidats se présentent aux élections sur des promesses de campagne, mais une fois qu’ils sont élus, ils renient ces promesses, comme c’est arrivé avec le président Obama concernant Guantánamo, les programmes de surveillance et les enquêtes sur les crimes de l’administration Bush. Il a y eu des promesses très fermes de campagne qui n’ont pas été tenues. J’ai voulu divulguer l’information sur des programmes de surveillance avant les élections, mais j’ai renoncé parce que je croyais qu’Obama était sincère lorsqu’il disait qu’il allait changer les choses. Je voulais donner au processus démocratique le temps de travailler.
The Nation  : Étant donné votre expérience personnelle — les risques que vous avez pris et maintenant votre sort à Moscou — pensez-vous que d’autres jeunes hommes ou jeunes femmes seront incités à faire ce que vous avez fait, ou découragés ?
ES : Chelsea Manning a pris 35 ans de prison, alors que moi je suis encore libre. Je parle à des gens dans les bureaux de l’ACLU [American Civil Liberties Union] à New York tout le temps. Je peux participer au débat et faire campagne pour la réforme. Je suis le premier à faire ce que j’ai fait et à réussir. Quand des gouvernements punissent trop lourdement des gens pour des actions de dissidence qui ne constituent pas de réelles menaces pour le pays, ils risquent de délégitimer non seulement leur système de justice, mais aussi la légitimité du gouvernement lui-même. Parce que lorsqu’ils traduisent devant la justice des personnes pour des actes politiques qui avaient clairement pour but d’agir dans l’intérêt général, ils leur nient la possibilité d’organiser leur défense au motif de l’intérêt général. Les accusations qu’ils ont portées contre moi, par exemple, niaient explicitement toute possibilité pour moi de me défendre en invoquant l’intérêt général. Il n’y avait aucune protection en matière de dénonciation qui aurait pu me protéger — et cela tout le monde le sait dans le milieu des services de renseignement. Il n’existe pas de canaux adaptés pour rendre cette information disponible lorsque le système est complètement défectueux.
Le gouvernement affirmera que les individus qui ont connaissance d’actes gravement répréhensibles au sein des services de renseignement doivent en référer aux autorités qui sont directement responsables de ces actes, et compter sur elles pour mettre bon ordre à des problèmes qu’elles ont elles-mêmes autorisés. Si on revient sur le cas de Daniel Ellsberg, il est clair que le gouvernement ne peut faire valoir un préjudice à la sécurité nationale, parce que dans aucun de ces cas il n’y a eu préjudice. Au procès de Chelsea Manning, le gouvernement n’a pu mettre en avant aucun cas de préjudice spécifique qui ait été causé par la révélation massive d’informations secrètes. Les charges portées sont une réaction à l’embarras du gouvernement plus qu’une réelle préoccupation à l’égard de ces activités, sinon les preuves des dommages causés auraient été étayées. Ca fait maintenant un an que j’ai révélé ce qui se passait à la NSA, et malgré de nombreuses heures de témoignage devant le Congrès, malgré des tonnes de citations non enregistrées de responsables anonymes qui voulaient en découdre, pas un seul responsable américain, pas un seul représentant du gouvernement américain n’a jamais mis en avant un seul cas de préjudice individuel causé par ces révélations. Et ce, malgré le fait que le directeur de la NSA, Keith Alexander, ait déclaré que cela allait causer un grave et irréversible préjudice à la nation. Quelques mois après qu’il ait fait cette déclaration, le nouveau directeur de la NSA, Michael Rogers, a dit qu’en fait il ne voyait pas où était la catastrophe. Ce n’est pas si grave après tout.
The Nation  : Étant donné cette disculpation tacite, si on vous avait fait un procès équitable aux Etats-Unis, ça aurait été une occasion historique pour vous de défendre tous les principes concernés.
ES : Je me suis adressé à un tas de très bons avocats dans le monde. Je ne peux pas être extradé.
C’est la vraie raison pour laquelle le gouvernement s’est énervé lorsque j’étais au début à Hong Kong. La seule manière dont je pouvais être extradé aurait été, selon mes avocats, au nom du principe qui dit que « la politique prime sur la loi ». S’il s’agit d’une question de loi, les accusations qui ont été portées contre moi — en recourant à la loi sur l’espionnage — constituent le crime politique par excellence. Un crime politique, en termes légaux, est défini comme tout crime contre un État, contrairement à un crime contre un individu. L’assassinat, par exemple, n’est pas un crime politique parce que vous avez tué une personne, un individu, et qu’ils ont subi un préjudice ; leur famille a subi un préjudice. Mais pour ce qui est de l’État, vous ne pouvez pas être extradé pour préjudice à l’État.
The Nation  : Si vous aviez la garantie d’avoir un procès équitable ?
ES : [rires] Croyez-moi, nous ne pouvons pas avoir cette garantie parce que l’administration américaine ne veut pas que je revienne. Les gens ont oublié comment je me retrouve en Russie. Ils ont attendu que je quitte Hong Kong pour annuler mon passeport de manière à m’obliger à rester en Russie, parce que c’est l’attaque la plus efficace contre moi, étant donné le climat politique aux États-Unis. S’ils peuvent montrer que je suis en Russie et prétendre que je porte des tee-shirts qui portent l’inscription « J’ai fait du mal à Poutine »…
The Nation  : Peut-être que la comparaison est poussée, mais vous nous rappelez un peu le dissident de la grande époque soviétique, Andrei Sakharov.
ES : Je connais sa réputation, mais pas du tout son histoire personnelle.
The Nation  : Il était le co-créateur de la bombe atomique soviétique, un savant nucléaire. Il commença à s’inquiéter de ce qu’il avait créé et par la suite se mit à protester contre les politiques du gouvernement. Mais il préférait qu’on n’utilise pas le mot « dissident » parce que, comme vous, il disait « Primo, la Constitution soviétique me donne le droit de faire tout ce que je fais. Secundo, le gouvernement soviétique viole sa propre Constitution, tandis que le peuple ne sait pas ce que le gouvernement fait en son nom  ».
ES : [rires] J’ai l’impression de connaître ça ! Il est intéressant que vous mentionniez la dimension créatrice de Sakharov — il a produit quelque chose pour le gouvernement en se rendant compte par la suite que c’était autre chose que ce qu’il avait voulu faire. C’est quelque chose que Bill Binney (dénonciateur de la NSA) et moi partageons. Binney a conçu Thin Thread, un programme de la NSA qui utilisait un cryptage pour essayer de rendre la surveillance de masse moins critiquable. Ca serait de toute façon resté illégal et non constitutionnel. Binney en parlait tout le temps, mais son idée c’était que ce programme permettrait de collecter n’importe quelle information sur n’importe qui mais en la cryptant immédiatement, de façon à ce que personne ne puisse la lire. Seule une cour pourrait donner aux responsables des services de renseignement une clé pour les décrypter. L’idée était de trouver une sorte de compromis entre [les droits à la vie privée et] l’assertion que si vous ne collectez pas les choses lorsqu’elles se produisent, elles ne seront pas disponibles plus tard — parce que ce que veut la NSA, c’est la possibilité d’enquêter rétrospectivement. Ils veulent avoir un enregistrement parfait des cinq dernières années de votre vie, pour que, si vous attirez son attention, ils puissent savoir tout sur vous. Binney essayait de créer quelque chose comme ça.
The Nation  : Vous nous faites penser à Robert Oppenheimer [le père de la bombe atomique américaine] — à ce qu’il créa puis regretta.
ES : Quelqu’un a récemment parlé de la surveillance de masse et des révélations de la NSA comme étant pour les savants technologues d’une importance comparable à celle de la bombe atomique. La bombe était d’une importance morale pour les physiciens. La surveillance de masse est d’une importance identique lorsqu’ils réalisent que ce qu’ils produisent peut être utilisé pour nuire à un nombre considérable de gens.
Il est intéressant de voir que tant de gens qui sont déçus, qui protestent contre leurs propres organisations, sont des gens qui ont apporté quelque chose à celles-ci et ont vu ensuite comment c’était utilisé à des fins néfastes. Lorsque je travaillais au Japon, j’ai crée un système permettant de s’assurer que les données des services de renseignement étaient globalement récupérables en cas de désastre. Je n’avais pas conscience de l’étendue de la surveillance de masse. J’ai été confronté à diverses questions légales lorsque je créais ce système. Mes supérieurs réagissaient et disaient « Comment allons nous traiter ces données ? ». Et je disais « Je ne savais même pas que ça existait  ». Plus tard, lorsque que je me suis rendu compte qu’on collectait davantage d’informations sur les communications américaines que sur les communications russes par exemple, je me suis dit : « Nom de dieu !  ». Quand vous réalisez que le travail que vous faites dans l’intention de servir les gens est utilisé contre eux, ça a un effet radical.
The Nation  : Comme nous l’avons dit, nous venons souvent en Russie. Mais peut-être ne voulez-vous pas beaucoup parler de la Russie.
ES : [rires] Pas du tout.
The Nation  : Pourquoi ? Tout le monde sait que vous n’êtes pas ici par choix personnel.
ES : Vous seriez surpris de voir l’efficacité — du moins pour influencer les électeurs peu ou mal informés — que peut avoir la propagande négative à mon encontre. Peut-être les médias des boutiques Internet, peut-être les gens qui lisent les journaux et parlent à des universitaires, comprennent, eux, parce qu’ils sont informés par une information de qualité. Mais un tas de gens ne savent pas encore que je n’ai jamais souhaité finir en Russie. Ils ne savent pas que les journalistes prenaient en tweetant en direct des photos de mon siège dans l’avion à destination de l’Amérique latine, dans lequel je n’ai jamais pu embarquer parce que le gouvernement américain m’avait confisqué mon passeport. Il y en a encore quelques-uns qui croient honnêtement que j’ai vendu des informations à Poutine — à titre personnel en échange de l’asile. Et tout ça après que le président de la Commission du Sénat sur les services de renseignement, qui lisait les rapports de la NSA sur mes activités tous les matins, ait déclaré que toutes ces conspirations étaient pure fantaisie.
The Nation  : Nous avons le sentiment, ou peut-être l’espoir, que nous allons vous retrouver bientôt aux Etats-Unis — peut-être quelque temps après la fin de cette crise ukrainienne ?
ES : J’aimerais le croire, mais nous sommes allés jusqu’au bout de la chaîne, à tous les niveaux. Une décision politique a été prise qui consiste à ne pas irriter les gens des services de renseignement. Les agences d’espionnage sont très embarrassées — réellement ennuyées. Les révélations mettent vraiment à mal leur mystique. Ces dix dernières années, on a traité les gens des services secrets comme dans Zero Dark Thirty [film américain sur la traque d’Oussama ben Laden par la CIA] —. Ils sont les héros. Les révélations liées à la surveillance de masse les rabaissent à être des personnages de récits style Big Brother, et ça ne leur plaît pas du tout. L’administration Obama semble presque avoir peur des services de renseignement. Ils ont peur de mourir de mille coup de couteaux [référence à un supplice chinois qui vidait les condamnés de leur sang] — vous comprenez, les fuites et ce genre de choses.
The Nation  : En parlant de films, nous avons compris, qu’en plus du documentaire de Laura Poitras, Citizenfour, deux ou trois autres films sur vous vont voir le jour.
ES : Tout ce qui fera parler de ces problèmes est vraiment bienvenu. Je ne connais rien au monde du cinéma. Je ne sais rien de tout ce qui va avec la célébrité. Je ne sais pas qui seront les acteurs et ce genre de choses. Mais j’applaudis quiconque veut traiter de ces problèmes.
The Nation  : Vous êtes déjà célèbre.
ES : C’est ce qu’on dit. Mais je n’ai fait que signer des autographes pour des types qui se battent pour les libertés civiques. Et je signe des actes judiciaires.
The Nation  : Peut-être, mais il vous faut une stratégie pour savoir comment vous allez utiliser votre célébrité, pour le meilleur ou le pire. Car vous êtes célèbre. Vous devez faire avec.
ES : [rires] C’est accablant !
The Nation  : Et vous ne savez pas ce qui vous attend. La fortune parfois tourne très soudainement, sans qu’on l’attende.
ES : Espérons alors que les surprises seront bonnes.
The Nation  : Vous nous avez accordé beaucoup de votre temps et nous vous en sommes très reconnaissants, comme le seront les lecteurs de The Nation et les autres lecteurs. Encore quelques mots avant la fin, avez-vous quelques idées sur votre avenir ?
ES : Si je pouvais deviner à quoi va ressembler le futur pour moi — en espérant que ce ne sera pas un costume orange dans un trou [c’est-à-dire la prison, les prisonniers américains portant un uniforme orange] —, je crois que je vais partager mon temps entre la technique et les politiques. Je crois que nous avons besoin de ça. Je crois que c’est ce qui manque au gouvernement, pour l’essentiel. Nous avons beaucoup des gens qui travaillent sur les politiques, mais nous n’avons pas de technologues, bien que la technologie représente une part importante dans notre vie. C’est incroyable, parce que même ces grandes entreprises de la Silicon Valley, les maîtres de l’univers, n’ont pas travaillé avec Washington jusqu’à récemment. Elles continuent de faire du rattrapage. Quand à mon engagement politique personnel, certains pensent que je suis une sorte d’archi-libertarien [5], un hyper-conservateur. Mais lorsqu’il s’agit de politiques sociales, je pense que les femmes ont le droit de faire leurs propres choix, et que les inégalités sont une question très importante. Comme technologue, je vois les orientations qui se dessinent et je vois que l’automatisation va inévitablement signifier de moins en mois d’emplois. Et si nous ne trouvons pas le moyen de fournir un revenu de base aux gens qui n’ont pas de travail, ou un travail qui ne leur permet pas de vivre, nous aurons des révoltes sociales violentes avec peut-être des morts. Lorsque nous avons une production qui augmente — année après année —, il faut qu’une partie soit réinvestie dans la société. Et ça ne doit pas constamment être réinvesti dans les fonds de capitaux à risques et ce genre de choses. Je ne suis ni un communiste, ni un socialiste ou un gauchiste. Mais ces problèmes doivent trouver une réponse.
Traduction et annotations : Mireille Azzoug
Edition, révision et annotations : Mémoire des luttes.
Illustration : flickr CC
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