Entretien avec Edward Snowden
« Les révélations sur la surveillance de masse ont indiqué que nos droits sont en train d’être redéfinis en secret » (The Nation)
Katrina vanden Heuvel et Stephen F. Cohen
Le 28 octobre 2014, l’hebdomadaire américain The Nation a publié un grand entretien réalisé avec le lanceur d’alerte Edward Snowden [1].
Mémoire des luttes propose une version exclusive de ce document en français. Leur rédaction a enrichi le texte, présenté dans sa quasi-intégralité, de plusieurs notes. L’ensemble est publié en trois parties sur leur site.
Mémoire des luttes propose une version exclusive de ce document en français. Leur rédaction a enrichi le texte, présenté dans sa quasi-intégralité, de plusieurs notes. L’ensemble est publié en trois parties sur leur site.
Lundi
6 octobre 2014, les journalistes Katrina vanden Heuvel et Stephen F.
Cohen se sont entretenus à Moscou, pendant près de quatre heures, avec
l’ancien consultant des services secrets. Dans cet échange, Edward
Snowden évoque sa situation et ses rapports avec les autorités russes.
Il rappelle que ce sont les Etats-Unis qui l’empêchent de sortir de son
« exil ». L’ancien employé de la CIA et de la NSA (Agence
nationale de sécurité) aborde plusieurs sujets centraux : est-il
possible de renforcer le contrôle démocratique des actions des
gouvernements et des entreprises sur Internet ? Si oui, de quelle
manière ? Pourquoi est-il nécessaire de s’engager pour de nouvelles
formes de « désobéissance civile » et de se battre pour défendre nos
droits fondamentaux ? Faut-il saluer les initiatives des pays qui
prônent le renforcement de leur souveraineté digitale ? De quelle
manière Internet recompose-t-il les relations sociales et les pratiques
politiques au niveau planétaire ? Pourquoi faut-il élaborer une Magna Carta (Grande Charte des libertés) pour Internet ? Quels seraient les contours de nos nouveaux « droits numériques » ?
Enfin,
Edward Snowden expose pourquoi, selon lui, l’organisation de la
production mondiale et la robotisation progressive des économies
imposent la mise en place d’un revenu garanti pour tous.
PARTIE 1 - De la nécessaire désobéissance civile
The Nation :
Nous sommes très heureux d’être ici avec vous. Nous venons souvent à
Moscou pour notre travail et pour voir de vieux amis, mais, de votre
côté, vous n’avez pas choisi de venir vivre en Russie. Arrivez-vous à
travailler ici, à sortir et à rencontrer des gens ? Ou vous sentez-vous
enfermé et vous ennuyez-vous ?
Edward Snowden (ES) : Je
suis plutôt casanier, parce que je suis accro à l’ordinateur et je l’ai
toujours été. Je ne sors pas ou je ne joue pas au football ou ce genre
de choses — ce n’est pas mon truc. Je veux réfléchir, je veux
construire, je veux parler, je veux créer. Aussi, depuis que je suis
ici, ma vie est entièrement prise par mon travail, ce qui me satisfait
pleinement.
The Nation : Avez-vous tout ce qu’il faut pour continuer à travailler ?
ES : Oui
[mais n’oubliez pas que] je suis en exil. Mon gouvernement m’a
confisqué mon passeport intentionnellement pour que je reste en exil.
S’il voulait réellement me capturer, il me permettrait de voyager en
Amérique latine parce que là-bas, la CIA peut opérer impunément. Ce
n’est pas ce que voulait mon gouvernement : il a choisi de m’obliger à
rester en Russie.
The Nation : Nous voyons que
vous êtes une personne qui n’accordez pas une grande importance à la vie
sociale, mais avez-vous quelques contacts et amis ici à Moscou ?
ES : Oui. Disons, assez pour satisfaire mes besoins.
The Nation : Si vous voulez juste rencontrer des gens pour discuter avec eux, pouvez-vous le faire ?
ES :
Oui. Et je sors. On me reconnaît ici ou là. C’est toujours dans les
magasins d’informatique. C’est comme une association par la pensée,
parce que dans les épiceries, on ne me reconnaît pas. Même avec mes
lunettes, j’ai beau ressembler exactement à ma photo, personne ne me
reconnaît. Mais, même si je me rase, que je mets un chapeau et ne me
ressemble plus du tout, dans les boutiques d’informatique, on me dit :
« Snowden ? »
The Nation : Est-ce que ces gens se montrent amicaux ? Est-ce que ce sont en général des jeunes ?
ES : Oui. Oui.
The Nation : Parlons de la question de votre vidéo à la grande conférence de presse de Poutine cette année…
ES :
Oui ça a été terrible. Ca s’est retourné contre moi ! J’espérais
prendre Poutine en train de mentir, comme c’est arrivé avec James
Clapper, le directeur de l’Agence nationale de renseignement (lorsqu’il a
témoigné devant le Congrès). Aussi, j’ai posé la même question à
Poutine sur la surveillance de masse en Russie. Je savais qu’il en fait
autant mais il a nié. Si une seule source russe sortait, il serait dans
de beaux draps. Et aux États-Unis, ce que j’ai fait en apparaissant à la
conférence de presse de Poutine ne valait pas le coup.
The Nation : Alors, vous ne vous sentez pas prisonnier ici ?
ES : Non, par exemple, je suis allé à Saint-Pétersbourg — c’est une ville abominable.
The Nation : Vous regardez la télévision ?
ES : Je fais tout sur ordinateur. Pour moi, la télé est une technologie dépassée.
The Nation : Vous regardez des chaînes américaines ?
ES : Oui, récemment j’ai regardé la série The Wire.
The Nation : Alors vous avez toujours des contacts avec les États-Unis via Internet ? Vous vous intéressez à la culture populaire ?
ES : [petits rires] Oui, mais je déteste ces questions — je déteste parler de ça, c’est tellement… pour moi, c’est tellement banal.
The Nation : Mais ça prouve que vous êtes un Américain qui regarde les séries que nous regardons tous aux Etats-Unis.
ES : Oui, je regarde tout ça, Game of Thrones et toutes les autres séries. Si je regarde House of Cards ? Pour Boardwalk Empire—
c’est une autre période de gouvernement tentaculaire, mais au moins ils
ont recours au processus d’amendements ! Dans la vie réelle,
l’exécutif, en violant la Constitution, utilise des lois au lieu
d’amendements constitutionnels pour réduire nos libertés.
The Nation : Comment faites-vous pour vos entretiens par Internet ?
ES :
J’ai construit mon propre studio. Je ne connais pas les termes
techniques pour décrire ça parce que je ne suis pas un professionnel de
la vidéo. Mais je suis un technicien. J’ai une caméra, tout le matériel
qui permet de transférer ce que je filme sur l’ordinateur. J’ai mis au
point une session « live » (séance en direct), et j’en assure la
sécurité : j’ai mis un fond d’écran, aussi je peux le supprimer à partir
de mon clavier, comme le font les présentateurs de nouvelles, et le
remplacer par ce que je veux — et je peux être partout où il faut que je
sois.
The Nation : Ceci nous conduit à vous
demander : comment vos connaissances de « technicien » — comme vous vous
qualifiez — ont-elles commencé à affecter votre manière de penser
politiquement ?
ES : Ce qui
m’intéressait lorsque je travaillais au sein des services de
renseignement — en étant une personne qui avait un plus large accès que
les individus ordinaires à des rapports, qui avait une meilleure
compréhension de la situation globale — c’est que, après la seconde
guerre mondiale, après la guerre froide, les sociétés sont allées dans
deux directions : soit en gros autoritaire, soit [en gros] libérale ou
libertarienne. Le modèle de société autoritaire considérait que les
droits individuels étaient essentiellement octroyés par les
gouvernements et déterminés par les États. L’autre modèle, le nôtre,
tendait à penser qu’une grande partie de nos droits étaient des droits
fondamentaux et qu’ils ne pouvaient pas être abrogés par les
gouvernements, même si cela paraissait nécessaire. Et la question qui se
pose, surtout après les attentats du 11 septembre, est de savoir si les
sociétés deviennent plus libérales ou plus autoritaires. Nos
concurrents — par exemple la Chine, qui est un pays profondément
autoritaire —, deviennent-ils plus autoritaires ou plus libéraux avec le
temps ? Le centre de gravité s’est-il déplacé à ce point que tous les
gouvernements ont plus de pouvoirs et moins de restrictions que jamais
auparavant ? Et qu’ils voient leurs pouvoirs renforcés par la
technologie comme jamais auparavant ? Comment faire pour préserver nos
droits civiques, nos traditions en tant que démocratie libérale, à une
époque où le pouvoir du gouvernement s’étend et est de plus en plus
difficile à contrôler ? Voulons-nous faire concurrence à la Chine de la
même manière qu’elle veut faire concurrence à l’Occident ? Je crois que
la majorité des Américains répondraient non à cette question.
The Nation :
Vos révélations ont ouvert un débat et provoqué l’indignation dans le
monde politique (…). Comment voyez-vous le système politique, pas
seulement aux Etats-Unis ? De façon plus générale, quel système
politique serait nécessaire pour réaliser les réformes que réclame
l’ampleur de vos révélations ?
ES : Il y
a des pays où les choses bougent plus. L’Allemagne a lancé une très
sérieuse enquête qui révèle tous les jours de nouvelles découvertes. Ils
viennent de découvrir une importante violation de la Constitution
allemande qui a été cachée au Parlement. Aux Etats-Unis, il n’y a pas eu
de grands changements législatifs sur la question de la surveillance,
même s’il y a quelques propositions sans grande portée.
The Nation : Le dernier article écrit par Jonathan Schell pour The Nation —
il est décédé en mars dernier — vous présentait comme un dissident,
comme un perturbateur et un défenseur radical de la vie privée. Jonathan
posait une question fondamentale : « Que font les Américains quand les canaux officiels dysfonctionnent ou ne répondent plus ? » Le changement exige-t-il qu’il y ait des gens comme vous qui lancent des alertes ?
ES :
Nous sommes une démocratie représentative. Mais comment sommes-nous
arrivés à ce résultat ? Nous y sommes parvenus par l’action directe. Et
cela est inscrit au plus profond de notre Constitution et de nos
valeurs. Nous avons le droit de nous révolter, de faire la révolution.
La révolution ne se fait pas nécessairement toujours par les armes et la
lutte armée. Elle a aussi à voir avec les idées révolutionnaires. Elle a
à voir avec les principes que nous estimons être représentatifs du type
de monde dans lequel nous voulons vivre. Un ordre politique donné peut,
à un moment donné, ne plus être capable de représenter ces valeurs, et
même travailler contre elles. Je pense que c’est la dynamique à laquelle
nous assistons aujourd’hui. Nous sommes face à des partis politiques
traditionnels qui répondent de moins en moins aux besoins de la
population, c’est pourquoi les gens sont à la recherche de leurs propres
valeurs. Si le gouvernement ou les partis n’apportent plus de réponses à
nos demandes, alors c’est ce que nous ferons. Ce sera l’action directe
ou même la désobéissance civile. De son côté l’État nous dit : « Bien, pour que nous puissions légitimer l’idée de désobéissance civile, alors vous devez suivre par ailleurs ces règles ». Il découpe notre liberté d’expression en « zones contrôlées ». Il nous dit : « Vous
ne pouvez la pratiquer qu’à tel moment et que de cette façon, et vous
ne pouvez pas interrompre le fonctionnement du gouvernement ». Il
restreint l’impact que peut avoir la désobéissance civile. Nous devons
nous rappeler que la désobéissance civile doit être une désobéissance si
on veut qu’elle ait quelque efficacité. Si nous nous contentons de
suivre les règles que nous impose un État lorsque cet État agit à
l’encontre de l’intérêt général, nous ne faisons pas vraiment progresser
les choses. Nous ne changeons rien.
The Nation : Quelle est la dernière fois où la désobéissance civile a engendré un changement ?
ES : Occupy Wall Street.
The Nation :
L’un de nous pourrait ne pas être d’accord. On peut dire qu’Occupy a
été une initiative très importante, mais elle est vite retombée.
Es :
Je suis intimement persuadé qu’Occupy Wall Street s’est retrouvé
confronté à ces limites parce que les autorités ont été capables
d’imposer à notre imagination une image de ce qu’est la désobéissance
civile — une forme de désobéissance qui est tout simplement inefficace.
Tous ces gens qui sont descendus dans la rue n’avaient pas de travail,
ne touchaient pas de salaire. C’étaient des hommes et des femmes qui
étaient déjà victimes des effets de l’inégalité, aussi n’avaient-ils pas
grand-chose à perdre. Et alors, ceux qui criaient plus fort, qui
étaient davantage perturbateurs et, très souvent, parvenaient plus
efficacement à attirer l’attention sur leurs problèmes ont été
immédiatement réprimés par les autorités. Ils ont été encerclés par la
police, dispersés au gaz lacrymogène, jetés en prison.
The Nation : Mais pensez-vous quand même qu’Occupy a eu un impact ?
ES :
Occupy a eu un impact sur la prise de conscience. Il n’a pas réussi, en
revanche, à devenir un acteur opérationnel du changement. Mais trop
souvent, on oublie que les mouvements politiques et sociaux ne se
réalisent pas du jour au lendemain. Ils n’apportent pas tout de suite le
changement — il faut d’abord susciter une prise de conscience critique
des problèmes et des enjeux. Mais rendre les gens conscients des
inégalités a été une chose importante. Tous les ténors de la politique
qui évoquent aujourd’hui des élections de 2014 et de 2016 parlent des
inégalités.
The Nation : Vous avez parlé
ailleurs de l’obligation de rendre des comptes. Sommes-nous face à la
fin de cette obligation dans notre pays ? Ceux qui ont causé la crise
financière sont à nouveau aux commandes. Ceux qui nous ont apporté le
désastre de la guerre d’Irak sont les mêmes qui aujourd’hui conseillent
Washington et influencent l’opinion publique sur la politique étrangère
américaine. Autre illustration : comme vous l’avez souligné, James
Clapper ment au Congrès sans même se faire taper sur les doigts.
ES :
Les révélations sur la surveillance de masse sont absolument
fondamentales parce qu’elles ont indiqué que nos droits sont en train
d’être redéfinis en secret par des institutions secrètes dont ce n’est
pas la vocation. Cela se fait de surcroît sans le consentement du
peuple, sans même que la majorité de nos élus soit au courant.
Cependant, même si cela est très important, je ne crois pas que ce soit
là l’essentiel. Je crois que le point majeur est le fait que le
directeur des services de renseignement de la nation ait fait devant le
Congrès — et sous serment — une fausse déclaration, ce qui est un crime
(contre l’État). Si nous permettons à nos dirigeants officiels de
bafouer sciemment et publiquement la loi, nous instaurons une culture de
l’impunité. Pour moi, c’est ce point qui sera considéré, au regard de
l’histoire, comme la plus grave déception des années de l’administration
Obama. Je ne pense pas que ce seront les politiques sociales ou
économiques qui produiront le plus cette déception. Ce qui sera en
cause, c’est le fait qu’il aura dit : il faut aller de l’avant, ne pas
retourner en arrière sur les violations de la loi qui se sont produites
sous l’administration Bush. Il y avait un vrai choix à faire lorsqu’il
est devenu président. C’était un choix très difficile : soit dire « Nous
n’allons pas demander aux hauts responsables politiques de rendre des
comptes en leur appliquant les mêmes lois que celles auxquelles sont
soumis tous les autres citoyens de ce pays » ou « Nous sommes une nation qui croit en l’État de droit ». Et l’État de droit signifie que c’est à la police de le garantir, mais que nous sommes tous assujettis aux mêmes lois.
The Nation : Pensez-vous que ceux qui faisaient partie des commissions chargées des services de renseignement au Congrès [il y a 2 commissions : une au Sénat et une à la Chambre des représentants]
en savaient plus que d’autres élus au Sénat ou à la Chambre des
représentants ? Qu’ils savaient qu’on leur mentait et qu’ils se sont
tus ?
ES : Les présidents des commissions le savaient à coup sûr. Ils font partie du « Gang des huit » (Gang of Eight » [2]).
Ils sont informés de tout programme d’action secrète et autres
opérations de ce genre. Ils savent où tous les cadavres sont enterrés…
Ils reçoivent aussi beaucoup plus de fonds pour leurs campagnes
électorales que tous les autres candidats de la part des entreprises qui
travaillent pour la défense, des firmes du renseignement et des
entreprises militaires privées [qui procurent à l’État des services de
sécurité armée].
PARTIE 2 - Briser le monopole américain sur Internet, oui… mais pour quoi faire…
The Nation :
Ce que vous dites nous conduit à nous demander si Internet augmente
réellement la liberté d’expression, et donc la démocratie ? Peut-être au
contraire alimente-t-il l’intrusion massive dans la vie privée,
favorise-t-il les opinions sauvages et la désinformation ? Quels sont
les impacts positifs et négatifs d’Internet pour le modèle de société
que vous et The Nation voulez instaurer ?
ES :
Je dirais que, en termes de progrès technologique et communicationnel
dans l’histoire de l’humanité, Internet est plus ou moins l’équivalent
de la télépathie électronique. Nous pouvons maintenant communiquer en
permanence grâce à nos magiques petits téléphones intelligents avec des
gens qui sont n’importe où dans le monde. Nous pouvons le faire
n’importe quand, en apprenant constamment ce qu’ils pensent, ce dont ils
parlent, en échangeant des messages. Et c’est une nouvelle possibilité,
quel que soit par ailleurs le contexte d’Internet. Lorsque les gens
parlent de Web 2.0, ils veulent dire que lorsqu’Internet, le réseau
mondial, est devenu populaire au début, il ne fonctionnait que dans un
sens. Des gens publiaient des informations sur leurs sites. D’autres les
lisaient. Mais il n’y avait pas vraiment d’aller retour autre que via
le courrier électronique. Web 2.0 a été ce qu’on a appelé l’Internet
collaboratif — Facebook, Twitter, les réseaux sociaux. Mais ce que nous
voyons aujourd’hui, ou commençons à voir, c’est une atomisation de la
communauté Internet. Auparavant, chacun ne visitait que quelques sites.
Aujourd’hui, on a des quantités de boutiques. On trouve des petits sites
dingues qui affrontent les géants des médias établis. Et de plus en
plus, on voit des sites ultra-partisans qui attirent des lecteurs de
plus en plus nombreux parce que les gens s’auto-sélectionnent pour faire
partie de communautés. Je décris cela comme du tribalisme car ces
communautés « hyper-lient » leurs membres. Le manque de civilité est un
résultat de ces processus car c’est ainsi que fonctionnent les tribus
Internet. Ce phénomène s’affirme de plus en plus dans les pratiques des
campagnes électorales, qui deviennent de plus en plus délétères.
Tout ça est à la fois un bienfait et un fléau. C’est un bienfait parce
que cela aide les gens à établir ce à quoi ils attachent de
l’importance. Ils comprennent les idées auxquelles ils s’identifient. Le
malheur est qu’ils ne trouvent pas de contradicteurs à leur point de
vue. Internet devient une chambre d’enregistrement. Les utilisateurs ne
voient pas les contre-arguments. Mais je pense que nous allons sortir de
ce modèle, parce que les jeunes — ceux qui sont nés avec le numérique
et qui passent leur vie sur Internet — sont saturés. C’est comme avec
une mode, ça devient le signe d’un manque d’originalité. D’un autre
côté, Internet est là pour répondre aux besoins d’information et de
socialisation des gens. Nous sommes face au développement de cette forme
de construction d’identité aujourd’hui parce que nous vivons une époque
très conflictuelle. Nous traversons des temps de crise.
The Nation : Que pensez-vous qu’il sortira de ces temps de crise ?
ES :
Regardez ce qu’on été les réactions des gouvernements dits
démocratiques aux révélations relatives à la surveillance l’an dernier.
Aux États-Unis, on a eu un grand débat, mais une paralysie des
responsables politiques — parce que ce sont eux qui ont été pris la main
dans le sac. Il y a pourtant des violations incontestables de notre
Constitution. Beaucoup de nos alliés ne disposent pas de ces protections
constitutionnelles — au Royaume-Uni, en Nouvelle-Zélande, en Australie.
Ils ont perdu le droit de ne pas être soumis à des enquêtes et des
saisies arbitraires et sans motif plausible. Tous ces pays, à la suite
des révélations, se sont inquiétés de lois qui étaient pour l’essentiel
rédigées par l’Agence nationale de sécurité pour permettre la
surveillance massive des citoyens sans aucune supervision des tribunaux,
sans tous les contrôles et les contre-pouvoirs habituels qu’on est en
droit d’attendre. Ce qui nous conduit inévitablement à la question : à
quel niveau allons-nous remettre en cause ce processus facile mais
pervers qui laisse les services de renseignement faire tout ce qu’ils
veulent ? Il est inévitable que cela arrivera. Je crois que ça va se
passer là au niveau des entreprises Internet. Par exemple, Microsoft est
en procès avec le ministère de la justice. Le ministère dit : « Nous
voulons des informations de votre centre de traitement de données en
Irlande. Ca ne concerne pas un citoyen américain mais nous voulons ces
informations ». Microsoft a répondu. « D’accord, adressez-vous
à un juge en Irlande. Demandez à l’Irlande une autorisation. Nous avons
signé un traité d’assistance juridique mutuelle. Ils vont vous la
donner. Remettez-la-nous et nous vous remettrons les informations
demandées en accord avec les lois irlandaises ». Le ministère de la justice répond : « Non,
vous êtes une entreprise américaine, et donc nous avons accès à vos
données où que vous soyez. Peu importe la juridiction. Peu importe qui
cela concerne ». C’est là une affaire judiciaire capitale qui est
aujourd’hui jugée en appel. Et c’est très important parce que si nous
permettons aujourd’hui aux États-Unis d’instaurer le précédent selon
lequel les frontières nationales ne comptent pas lorsqu’il s’agit de la
protection des informations des personnes, d’autres pays feront de même.
Ils sont attentifs à ce que nous faisons et à la manière dont nous nous
comportons en matière de traitement de l’information numérique.
The Nation : Vous croyez que ces pays nous regardent encore ?
ES :
Oui, ils nous regardent encore. Mais ce qui importe tout autant, c’est
que nos adversaires aussi nous regardent. Alors la question devient : « Que
feront, par exemple, le gouvernement de la République démocratique du
Congo ou la Chine la prochaine fois qu’ils auront un prix Nobel de la
paix qui sera un dissident et qu’ils voudront lire ses méls qui ne
seront pas hébergés par un centre de données irlandais ? Ils diront à
Microsoft « Vous avez donné ces informations au ministère de la justice américain. Vous allez nous donner la même chose ». Et si Microsoft rechigne, ils diront : « Attention,
si vous appliquez des normes juridiques différentes selon les pays,
nous allons prendre des sanctions contre vous en Chine. Nous allons vous
appliquer des pénalités commerciales qui vont vous rendre moins
compétitifs. » Et Microsoft en subira les dommages. Et en conséquence, notre économie aussi.
The Nation : Est-ce que les pays se révoltent contre ça ?
ES : Oui, on le voit très clairement, par exemple au Brésil. Ce pays s’est tourné vers les Nations unies et a dit : « Il nous faut de nouvelles règles sur cette question ». Il nous faut regarder de plus près ce qu’ils appellent « la souveraineté en matière de données ».
La Russie a récemment promulgué une loi — que je trouve très
mauvaise — disant que toutes les données concernant des citoyens russes
doivent être stockées sur le sol russe juste pour empêcher les autres
pays de jouer le même type de jeu légal que celui que nous jouons dans
le cas Microsoft.
The Nation : Qu’y a-t-il de
terrible dans cette forme de souveraineté ? Que se passerait-il si tous
les pays faisaient ça — est-ce que ça ne briserait pas le monopole
américain ?
ES : Ca briserait le
monopole américain, mais ça briserait aussi le commerce Internet, parce
qu’il faudrait avoir un centre de traitement des données dans chaque
pays. Et les centres de données coûtent terriblement cher, et exigent de
très gros investissements de capitaux. Lorsque nous disons que les
gouvernements disposent aujourd’hui de pouvoirs et de privilèges
totalement nouveaux qui ne sont que peu ou pas justifiés, on peut, sans
même se référer aux lois internationales, voir en quoi ils sont erronés.
Si nous nous référons à la Constitution américaine, nous voyons que
seul le Congrès peut déclarer la guerre. Pas l’OTAN ni les Nations
unies, c’est le Congrès qui doit autoriser ces guerres incessantes, et
ce n’est pas lui qui le fait.
L’administration Bush a marqué un
tournant très grave et très profondément négatif — pas seulement pour
les États-Unis mais pour l’ordre international parce que nous avons
commencé à gouverner en pensant que « la force fait le droit » (« might
is right » en anglais). Et c’est là une très vieille et très dangereuse
idée.
The Nation : C’était une réaction au 11 septembre ?
ES :
A bien des égards, une réaction au 11 septembre, mais aussi à l’idée de
Dick Cheney d’un exécutif unitaire. Il leur fallait un prétexte pour
permettre un renforcement non seulement du pouvoir fédéral, mais aussi
plus particulièrement du pouvoir exécutif.
The Nation : Mais en quoi est-ce nouveau ? La Maison-Blanche faisait la même chose lors du scandale du Watergate, en installant des micros et en s’introduisant par effraction dans les locaux.
ES :
Mais l’arc s’est poursuivi. Richard Nixon s’est fait virer de
Washington pour avoir mis sur écoute une suite d’hôtel. Aujourd’hui,
tous les Américains sont sur écoute, et personne n’a été attaqué en
justice ou a même fait l’objet d’une simple enquête pour cela. Pas même
une enquête là-dessus ( …).
[Mon opinion est que le sujet des
droits est quelque chose qui impose à] chaque génération (...) le devoir
de veiller en permanence. Nous n’avons que les droits que nous
défendons (…). Il est important que nous nous battions. Si on pense aux
atteintes aux libertés individuelles dans le contexte des dix dernières
années et aux révélations de l’an dernier, la vraie question n’est pas
celle de la surveillance. C’est celle de la liberté. Lorsque les gens
disent « je n’ai rien à cacher », ils disent en fait « je me moque de mes droits ».
Parce que vous n’avez pas à justifier vos droits en tant que citoyen
(…). C’est au gouvernement de justifier son intrusion dans vos droits.
Si vous cessez de défendre vos droits en disant : « je n’ai pas besoin de mes droits dans ce contexte » ou « je ne comprends pas ça »,
ce ne sont plus des droits. Vous avez cédé le concept de vos propres
droits. Vous les avez convertis en quelque chose dont vous jouissez
comme d’un privilège révocable par le gouvernement, quelque chose qui
peut être abrogé à sa convenance. Et cela a réduit l’étendue de la
liberté au sein d’une société.
The Nation : Imaginons l’existence d’un sondage Gallup qui poserait la question suivante : « Monsieur
Snowden a révélé de très graves violations de vos libertés et de vos
droits individuels du fait de la surveillance massive des citoyens
opérée par le gouvernement américain. Le gouvernement américain se
défend en disant qu’il le fait pour assurer la sécurité publique contre
les terroristes ». Pensez-vous qu’il y aurait une opinion
majoritairement favorable à votre égard ? Vous avez sans doute posé la
question la plus vitale de notre temps, mais ce problème ne figure pas
très haut dans la liste de leurs préoccupations.
ES :
D’accord, laissez-moi clarifier mon propos. Quand je parle de sondage,
je parle des principes. Cela montre que ces responsables haut placés
cherchent en connaissance de cause à modifier l’opinion publique, même
s’ils savent que ce qu’ils disent n’est pas la vérité. Il est clair que
c’est une question d’opinion publique au sens large, parce que l’opinion
des élites... Des lecteurs du New York Times et du Guardian se sont,eux, manifestés et ont dit : « Nous demandons la clémence pour Snowden ».
Mais pour moi, ce qui est capital — et je l’ai dit depuis le début — ce
n’est pas ma personne qui compte. Je me fiche qu’ils m’accordent leur
clémence. Je me fiche de ce qui m’arrive. Ca m’est égal si je finis en
prison ou à Guantánamo ou autre chose du genre, obligé de sauter d’un
avion avec deux fusils braqués sur ma tête. J’ai fait ce que j’ai fait
parce que je crois que c’est ce qu’il fallait faire. Et je continuerai à
le faire. Toutefois, quand on parle d’engagement politique, je ne suis
pas un homme politique, je suis un ingénieur. Je lis ces sondages parce
que les organisations qui défendent les libertés civiques me disent que
je dois savoir ce que dit l’opinion publique. La seule raison pour
laquelle j’accepte ces entretiens — je n’aime pas parler de moi, je
n’aime pas ça, c’est parce que des gens bien intentionnés, que je
respecte et dans lesquels j’ai confiance, me disent que ça va aider à
faire changer les choses de façon positive. Ca ne va pas révolutionner
le monde, mais ça servira le public.
Dès le tout début, j’ai dit
qu’il y a deux voies pour réformer : la voie politique et la voie
technique. Je ne crois pas que la voie politique y parviendra,
précisément pour les raisons que vous avez soulignées. Cette question
est trop abstraite pour les gens du commun, qui ont trop de choses à
gérer dans leur vie. Et nous ne croyons pas que nous verrons venir des
jours révolutionnaires. Les gens ne sont pas prêts à contester le
pouvoir. Nous avons un système éducatif — éducatif est un euphémisme —
qui est une machine à endoctriner. Il n’a pas pour but la formation
d’esprits critiques. Nous avons une information qui marche main dans la
main avec le gouvernement en répétant des termes ou des expressions
destinés à provoquer une certaine réaction émotionnelle — par exemple
« sécurité nationale ».
Tout le monde répète « sécurité
nationale » au point qu’on est aujourd’hui obligé d’utiliser le terme
« sécurité nationale ». Mais ce n’est pas la sécurité nationale qui les
intéresse vraiment. C’est la sécurité de l’État. Et c’est une
distinction de taille. Nous n’aimons pas parler de « sécurité de
l’État » aux Etats-Unis parce que ça nous rappelle tous les mauvais
régimes. Mais c’est un concept clé, parce que lorsque ces hauts
dirigeants passent à la télé, ils ne viennent pas parler de ce qui est
bon pour vous. Ils ne parlent pas de ce qui est bon pour les affaires.
Ils ne parlent pas de ce qui est bon pour la société. Ils parlent de la
protection et de la perpétuation d’un système étatique national.
Je ne suis pas un anarchiste. Je ne dis pas « réduisez-le en cendres ».
Mais je dis que nous devons avoir conscience que ce système existe, et
nous devons savoir reconnaître les évolutions politiques qui sont
contraires à l’intérêt général lorsqu’elles se produisent. Et cela n’est
pas possible si nous ne nous interrogeons pas sur les principes qui les
sous-tendent. Et c’est pourquoi je ne crois pas que les réformes
politiques sont susceptibles de réussir. Les sénateurs Udall and Wyden,
qui font partie de la Commission sur les services de renseignement, ont
tiré la sonnette d’alarme, mais ils sont en minorité.
The Nation : Expliquez-nous ce qu’est la réforme technique dont vous avez parlé ?
ES :
Nous voyons déjà qu’elle se produit. La question que j’ai clairement
posée est celle de la surveillance de masse, et pas de la surveillance
en générale. Pas de problème s’il s’agit de mettre sur écoute Oussama
ben Laden. Aussi longtemps que les enquêteurs doivent avoir la
permission d’un juge, un juge indépendant, un vrai juge, pas un juge
secret, et peuvent montrer qu’il y a une bonne raison valable de
délivrer un mandat, alors ils peuvent faire ce travail. Et c’est comme
cela que ça doit se faire. Le problème, c’est lorsqu’ils nous contrôlent
tous, en masse, tout le temps, sans aucune justification précise pour
nous intercepter en premier lieu, sans aucun indice juridique spécifique
montrant qu’il y a un motif plausible à cette violation de nos droits.
Depuis les révélations, nous avons assisté à un changement complet de
la base technologique et de la fabrication d’Internet. On a révélé que
la NSA collectait illégalement des données dans les centres de
traitement de données de Google et de Yahoo. Qu’ils interceptaient les
transactions des centres de données des entreprises américaines, ce qui
ne devrait pas être autorisé en premier lieu parce que les entreprises
américaines sont considérées comme des personnes américaines, en quelque
sorte, soumises à nos autorités de surveillance. Ils disent « Eh bien,
on le faisait à l’étranger » mais cela tombe sous le coup d’une autorité
différente datant de l’ère Reagan : EO 12333, une ordonnance de
l’exécutif pour la collecte d’informations par les services de
renseignement à l’étranger, contrairement à ceux que nous utilisons à
l’intérieur du territoire. Celle-ci n’est même pas autorisée par la loi.
C’est juste un vieux papier débile portant la signature de Reagan, qui a
été actualisé deux fois depuis l’époque. Ce qui s’est passé, c’est que
tout à coup, ces firmes géantes se sont rendu compte que leurs centres
de données — qui reçoivent et envoient les communications de centaines
de millions de personnes par jour — étaient totalement sans protection,
électroniquement nues. GCHQ, l’agence d’espionnage britannique, faisait
des écoutes et la NSA recueillait les données et ainsi de suite, parce
qu’ils pouvaient contourner le cryptage qui était utilisé. Schématiquement,
ça marche comme ça : si vous allez, à partir de votre téléphone, sur
Facebook.com — par exemple — ce lien est crypté. Aussi, si la NSA essaie
de l’intercepter, elle ne peut pas le comprendre. Mais ce que ces
agences ont découvert, c’est que le site de Facebook auquel votre
téléphone est connecté n’est que l’amont d’un autre réseau d’entreprise
plus grand — et ce n’est pas vraiment de là que proviennent les données.
Lorsque vous allez sur votre page Facebook, vous atteignez cette partie
et elle est protégée ; mais elle doit faire tout un long parcours
autour du monde pour aller chercher ce que vous demandez et revenir.
Aussi, ce qu’ils ont fait, c’est de sortir de cette partie protégée pour
aller sur le réseau de retour. Ils sont entrés dans les réseaux privés
de ces entreprises.
The Nation : Les entreprises le savaient ?
ES : Les entreprises ne le savaient pas. Elles ont dit « Bien,
on a donné à la NSA la porte d’entrée ; nous vous avons donné le
programme PRISM. Vous pouviez avoir tout ce que vous vouliez de nos
entreprises de toute façon. Tout ce que vous aviez à faire, c’était de
nous le demander et nous vous l’aurions donné ». Les entreprises
ne pouvaient pas imaginer que les services de renseignement entreraient
par effraction par la porte dérobée aussi — mais ils l’ont fait parce
qu’ils n’avaient pas affaire au même cadre légal que lorsqu’ils
entraient par la porte d’entrée. Lorsque que cela fut rendu public par
Barton Gellman dans le Washington Post et que les entreprises
furent exposées, Gellman publia une anecdote savoureuse : il montra à
deux ingénieurs de Google une diapositive qui montrait comment la NSA
faisait cela, et les ingénieurs furieux « se mirent à jurer tous leurs dieux ».
Autre
exemple. Un document dont j’ai révélé l’existence était un rapport
classé (secret) de l’inspecteur général sur une opération de
surveillance ordonnée par Bush, Stellarwind [3],
qui montrait que les autorités savaient que c’était illégal à l’époque.
Il n’y avait aucune base légale. Ca se passait juste sur ordre du
président et sur la foi d’une autorisation secrète que personne n’était
autorisé à voir. Lorsque le ministère de la justice dit « Nous n’allons par ré-autoriser cela parce que c’est illégal »,
Dick Cheney [vice président des États-Unis sous George W. Bush, de 2001
à 2009] ou l’un de ses conseillers alla trouver Michael Hayden, le
directeur de la NSA : « Il n’existe aucune base légale pour ce
programme. Le ministère de la justice ne va pas renouveler
l’autorisation et on ne sait pas ce qu’on va faire ». Est-ce que
vous allez quand même continuer en vous contentant de l’ordre du
président ? Hayden a répondu oui, malgré le fait qu’il savait que
c’était illégal et que le ministère de la justice y était opposé.
Personne n’a lu ce document parce qu’il était long, quelque 28 pages,
alors même qu’il était incroyablement important.
The Nation :
Vos révélations ont aussi influencé le développement de la technologie
de cryptage de l’Iphone 6, dont le gouvernement dit qu’elle empêchera
l’application légitime de la loi.
ES :
C’est là la clé. Les grandes entreprises technologiques ont compris que
le gouvernement n’a pas seulement porté préjudice aux droits
fondamentaux des Américains, mais qu’il a aussi nui à leurs affaires.
Elles se sont dit : « Personne n’a plus confiance en nos produits désormais ».
Aussi ont-elles décidé de corriger ces failles en matière de sécurité
pour rendre leurs téléphones plus fiables. Le nouvel iPhone a un
cryptage qui protège le contenu du téléphone. Cela signifie que si
quelqu’un vous vole votre portable — si un pirate ou quelqu’un fait une
image de votre téléphone — il ne pourra pas lire ce qui est sur le
téléphone lui-même, il ne peut pas regarder vos photos, il ne peut pas
lire les messages qui vous avez envoyés et ainsi de suite. Mais cela ne
bloque pas l’application de la loi pour ce qui est du repérage de vos
déplacements par géolocalisation sur le téléphone si les services de
police pensent, par exemple, que vous êtes impliqué dans un kidnapping.
Ca ne bloque nullement l’application de la loi car il est toujours
possible de demander des copies de vos textes à vos fournisseurs d’accès
moyennant un mandat. Ca n’empêche pas d’accéder à des copies de vos
photos ou de ce que vous avez pu télécharger, par exemple via le service
Cloud Apple. Ces données qui y sont stockées restent accessibles car
elles ne sont pas cryptées. Ce cryptage ne fait que protéger ce qui se
trouve physiquement dans votre téléphone. C’est simplement une mesure de
sécurité qui vous protège des abus comme ceux qui peuvent se produire
avec tout ce qui se passe aujourd’hui et qu’on ne détecte pas. En
réponse, le procureur général et le directeur du FBI sont montés au
créneau et ont déclaré publiquement : « Vous mettez en danger nos enfants ».
The Nation : Y a-t-il un conflit potentiel entre un cryptage massif et les enquêtes légales en matière de délits ou de crimes ?
ES : Là est la controverse que le procureur général et le directeur du FBI ont essayé d’allumer. Ils ont suggéré : « Nous
devons pouvoir avoir légalement accès à ces appareils avec un mandat,
mais cela n’est pas techniquement possible sur un appareil sécurisé. La
seule façon dont c’est possible est de compromettre la sécurité de
l’appareil en laissant une porte dérobée. » Nous avons vu que ces
portes dérobées ne sont pas fiables. J’ai parlé à des experts en
cryptage, qui comptent parmi les techniciens les plus chevronnés dans le
monde, pour savoir comment on pouvait régler ce genre de problème. Il
n’est pas possible de créer une porte dérobée qui ne soit accessible,
par exemple, qu’au FBI. Et même si c’était le cas, vous vous trouvez
avec le même problème, que doit affronter le commerce international : si
vous créez un appareil qui est reconnu pour sa sécurité peu fiable et
qu’il a une porte dérobée américaine, personne ne va l’acheter.
Cependant, il n’est pas vrai que les autorités ne peuvent pas avoir
accès au contenu du téléphone s’il n’existe pas de porte dérobée.
Lorsque je travaillais à la NSA, nous faisions cela tous les jours, même
le dimanche. Je crois que le cryptage est une responsabilité civique,
un devoir civique.
The Nation : Pour la première fois, nous comprenons qu’il s’agit d’une question de droits civiques.
ES :
Ca me fait plaisir que vous me disiez cela aussi, parce toute ma ligne
de conduite, depuis le début, a été de ne pas publier un seul document
moi-même. J’ai fourni ces documents à des journalistes parce que je ne
voulais pas décider, à partir de mes aprioris personnels, de ce qui sert
l’intérêt général et de ce qui ne le sert pas.
PARTIE 3 - Vers un nouveau système d’Internet et une Magna Carta des « droits numériques »
The Nation :
Vous pensez réellement que si vous pouviez rentrer chez vous demain
avec une totale immunité, il n’y aurait pas des pressions terribles qui
s’exerceraient pour que vous deveniez un porte-parole, voire un
militant, au nom de nos droits et de nos libertés. Et même, est-ce que
cela n’est pas votre devoir maintenant ?
ES :
Mais mon idée maintenant — parce que je ne suis pas un homme politique,
et je ne pense pas être efficace dans ce domaine comme les gens qui s’y
préparent —, c’est de me concentrer sur les réformes techniques, parce
que je parle le langage de la technologie. J’ai discuté avec Tim
Berners-Lee, l’inventeur de la Toile (Word Wide Web). Nous sommes
d’accord pour dire qu’il est nécessaire que cette génération crée ce
qu’il appelle la Grande Charte [4]
d’Internet. Nous voulons dire ce que devraient être les « droits
numériques ». Quelles valeurs devons-nous nous efforcer de protéger, et
comment allons-nous les assurer ? C’est ce que je peux
faire, parce que je suis un technicien, et parce que je comprends
comment tout ça fonctionne sous le capot. Bien sûr, je veux voir des
réformes politiques se faire aux Etats-Unis, mais on pourrait promulguer
les meilleures réformes en matière de surveillance, les meilleures
protections de la vie privée de toute l’histoire du monde aux
Etats-Unis, et cela aurait zéro impact à l’échelle internationale. Zéro
impact en Chine et dans tous les autres pays ; à cause de leurs lois
nationales, ils ne reconnaîtront pas nos réformes. Ils continueront à
faire ce qu’ils font. Mais si quelqu’un crée un système technique
réformé aujourd’hui, les normes techniques standard devront être
identiques dans le monde entier pour que ça fonctionne.
The Nation : Créer un nouveau système est peut-être votre transition, mais c’est aussi un acte politique.
ES :
Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, j’ai une façon assez détournée
d’agir pour le changement politique. Je ne veux pas me confronter
directement aux grands pouvoirs, qu’on ne peut pas battre sur leur
terrain. Ils ont plus d’argent, plus de poids politique, plus d’accès
aux médias. Nous ne pouvons pas être efficaces sans un mouvement de
masse. Mais avec la montée des inégalités, les liens qui cimentent la
fraternité sociale s’effilochent — comme nous l’avons déjà évoqué à
propos d’Occupy Wall Street. A mesure que les tensions monteront, les
gens s’engageront plus volontiers dans des mouvements de protestation.
Mais ce moment n’est pas encore arrivé.
The Nation : Il y a quelques années, The Nation
a consacré un numéro spécial au patriotisme. Nous avons demandé à une
centaine de personnes quelle était leur définition du patriotisme. Et
vous, comment définissez-vous le patriotisme ? Et à cet égard, vous êtes
sans doute le dénonciateur le plus célèbre du monde, même si vous
n’aimez pas ce terme. Comment préférez-vous qu’on définisse votre rôle ?
ES :
Ce qui définit le patriotisme pour moi, c’est l’idée que quelqu’un se
lève et agisse au nom de son pays. Comme je l’ai dit auparavant, cela
est bien différent du fait d’agir pour servir le gouvernement — une
distinction qui se perd de plus en plus aujourd’hui. Vous n’êtes pas
patriote parce que vous soutenez quiconque est aujourd’hui au pouvoir ou
sa politique. Vous êtes patriote quand vous agissez pour améliorer le
sort des gens de votre pays, de votre communauté, de votre famille. Ça
implique parfois de faire des choix difficiles, des choix qui vont à
l’encontre des vos intérêts personnels. Les gens disent parfois que j’ai
trahi mon serment de garder le secret — l’une des premières accusations
avancées contre moi. Mais c’est là une méprise totale parce que les
gens qui travaillent dans les services de renseignement ne font pas
serment de garder le secret.
On vous demande de signer un
engagement civil appelé Formulaire standard 312, qui dit en gros que, si
vous dévoilez des informations classées secrètes, vous pouvez être
poursuivi. C’est ce qui peut vous arrivez entre autres choses. Et vous
risquez d’aller en prison. Mais on vous demande aussi de prêter un
serment, c’est le serment de servir. Le serment de servir n’est pas un
serment aux services de renseignement, mais à la Constitution — vous
faites serment de la protéger contre tous les ennemis, intérieurs ou
extérieurs. C’est ce serment que j’ai tenu, et que James Clapper et
l’ancien directeur de la NSA, Keith Alexander, n’ont eux pas tenu. Vous
levez la main et vous prêter serment dans votre classe lorsque vous
faites partie de la maison. Tous les officiels gouvernementaux sont
tenus de le faire s’ils travaillent pour les services de renseignement.
En tout cas, moi, c’est là que j’ai prêté serment.
Quant à taxer
quelqu’un de « dénonciateur », je pense que ça les dessert — ça nous
dessert tous —, parce que ça « nous aliène ». Utiliser le terme
« héroïsme », appeler Daniel Ellsberg un héros, et appeler les autres
personnes qui ont fait de grands sacrifices « héros », même si ce qu’ils
ont fait est héroïque — c’est les distinguer du devoir civique
qu’ils ont accompli, et cela nous exempte, nous autres, du même devoir
civique, qui est de parler lorsque nous constatons quelque chose qui ne
va pas, lorsque nous voyons notre gouvernement s’engager dans de graves
délits, utiliser indûment le pouvoir, s’engager dans des violations
historiques massives de la Constitution des États-Unis. Nous devons
parler sinon nous sommes complices de cette mauvaise action.
The Nation : Peut-être devrait-il y avoir un cours spécial, très tôt dans la scolarité, sur le devoir patriotique à la Constitution.
ES :
C’est une tâche qui revient aussi aux parents. Il est important de
savoir quelles sont vos convictions ; et que vous avez à les défendre,
sinon vous ne croyez pas vraiment en elles. Vous savez, mon père et ma
mère — en fait tous les membres de ma proche famille — ont travaillé
pour le gouvernement fédéral. Ce qui est parfois mal compris, c’est que
je ne me sois pas battu pour renverser le système. Ce que j’ai voulu
faire, c’était de donner à la société l’information ce dont elle avait
besoin pour décider si elle voulait changer le système.
The Nation :
Si vous croyez dans le gouvernement représentatif, l’approche la plus
directe serait de demander aux candidats au Congrès de s’engager
solennellement, s’ils sont élus, à faire tous les efforts nécessaires
pour savoir ce que font les services de renseignement et limiter leur
action dans le sens vous avez précisé. Et peut-être demander aux
candidats à des postes de juges fédéraux [les juges fédéraux sont nommés par le Sénat après audition par celui-ci] comment ils vont statuer sur les questions de surveillance.
ES : La
manière dont le gouvernement représentatif fonctionne aujourd’hui est
en réel danger. Il ne fonctionne correctement que lorsqu’il est obligé
de rendre des comptes (qu’il est responsable devant les institutions).
Les candidats se présentent aux élections sur des promesses de campagne,
mais une fois qu’ils sont élus, ils renient ces promesses, comme c’est
arrivé avec le président Obama concernant Guantánamo, les programmes de
surveillance et les enquêtes sur les crimes de l’administration Bush. Il
a y eu des promesses très fermes de campagne qui n’ont pas été tenues.
J’ai voulu divulguer l’information sur des programmes de surveillance
avant les élections, mais j’ai renoncé parce que je croyais qu’Obama
était sincère lorsqu’il disait qu’il allait changer les choses. Je
voulais donner au processus démocratique le temps de travailler.
The Nation :
Étant donné votre expérience personnelle — les risques que vous avez
pris et maintenant votre sort à Moscou — pensez-vous que d’autres jeunes
hommes ou jeunes femmes seront incités à faire ce que vous avez fait,
ou découragés ?
ES : Chelsea Manning a
pris 35 ans de prison, alors que moi je suis encore libre. Je parle à
des gens dans les bureaux de l’ACLU [American Civil Liberties Union] à
New York tout le temps. Je peux participer au débat et faire campagne
pour la réforme. Je suis le premier à faire ce que j’ai fait et à
réussir. Quand des gouvernements punissent trop lourdement des gens pour
des actions de dissidence qui ne constituent pas de réelles menaces
pour le pays, ils risquent de délégitimer non seulement leur système de
justice, mais aussi la légitimité du gouvernement lui-même. Parce que
lorsqu’ils traduisent devant la justice des personnes pour des actes
politiques qui avaient clairement pour but d’agir dans l’intérêt
général, ils leur nient la possibilité d’organiser leur défense au motif
de l’intérêt général. Les accusations qu’ils ont portées contre moi,
par exemple, niaient explicitement toute possibilité pour moi de me
défendre en invoquant l’intérêt général. Il n’y avait aucune protection
en matière de dénonciation qui aurait pu me protéger — et cela tout le
monde le sait dans le milieu des services de renseignement. Il n’existe
pas de canaux adaptés pour rendre cette information disponible lorsque
le système est complètement défectueux.
Le gouvernement
affirmera que les individus qui ont connaissance d’actes gravement
répréhensibles au sein des services de renseignement doivent en référer
aux autorités qui sont directement responsables de ces actes, et compter
sur elles pour mettre bon ordre à des problèmes qu’elles ont
elles-mêmes autorisés. Si on revient sur le cas de Daniel Ellsberg, il
est clair que le gouvernement ne peut faire valoir un préjudice à la
sécurité nationale, parce que dans aucun de ces cas il n’y a eu
préjudice. Au procès de Chelsea Manning, le gouvernement n’a pu mettre
en avant aucun cas de préjudice spécifique qui ait été causé par la
révélation massive d’informations secrètes. Les charges portées sont une
réaction à l’embarras du gouvernement plus qu’une réelle préoccupation à
l’égard de ces activités, sinon les preuves des dommages causés
auraient été étayées. Ca fait maintenant un an que j’ai révélé ce qui se
passait à la NSA, et malgré de nombreuses heures de témoignage devant
le Congrès, malgré des tonnes de citations non enregistrées de
responsables anonymes qui voulaient en découdre, pas un seul responsable
américain, pas un seul représentant du gouvernement américain n’a
jamais mis en avant un seul cas de préjudice individuel causé par ces
révélations. Et ce, malgré le fait que le directeur de la NSA, Keith
Alexander, ait déclaré que cela allait causer un grave et irréversible
préjudice à la nation. Quelques mois après qu’il ait fait cette
déclaration, le nouveau directeur de la NSA, Michael Rogers, a dit qu’en
fait il ne voyait pas où était la catastrophe. Ce n’est pas si grave
après tout.
The Nation : Étant donné cette
disculpation tacite, si on vous avait fait un procès équitable aux
Etats-Unis, ça aurait été une occasion historique pour vous de défendre
tous les principes concernés.
ES : Je me suis adressé à un tas de très bons avocats dans le monde. Je ne peux pas être extradé.
C’est la vraie raison pour laquelle le gouvernement s’est énervé
lorsque j’étais au début à Hong Kong. La seule manière dont je pouvais
être extradé aurait été, selon mes avocats, au nom du principe qui dit
que « la politique prime sur la loi ». S’il s’agit d’une question de
loi, les accusations qui ont été portées contre moi — en recourant à la
loi sur l’espionnage — constituent le crime politique par excellence. Un
crime politique, en termes légaux, est défini comme tout crime contre
un État, contrairement à un crime contre un individu. L’assassinat, par
exemple, n’est pas un crime politique parce que vous avez tué une
personne, un individu, et qu’ils ont subi un préjudice ; leur famille a
subi un préjudice. Mais pour ce qui est de l’État, vous ne pouvez pas
être extradé pour préjudice à l’État.
The Nation : Si vous aviez la garantie d’avoir un procès équitable ?
ES : [rires]
Croyez-moi, nous ne pouvons pas avoir cette garantie parce que
l’administration américaine ne veut pas que je revienne. Les gens ont
oublié comment je me retrouve en Russie. Ils ont attendu que je quitte
Hong Kong pour annuler mon passeport de manière à m’obliger à rester en
Russie, parce que c’est l’attaque la plus efficace contre moi, étant
donné le climat politique aux États-Unis. S’ils peuvent montrer que je
suis en Russie et prétendre que je porte des tee-shirts qui portent
l’inscription « J’ai fait du mal à Poutine »…
The Nation :
Peut-être que la comparaison est poussée, mais vous nous rappelez un
peu le dissident de la grande époque soviétique, Andrei Sakharov.
ES : Je connais sa réputation, mais pas du tout son histoire personnelle.
The Nation :
Il était le co-créateur de la bombe atomique soviétique, un savant
nucléaire. Il commença à s’inquiéter de ce qu’il avait créé et par la
suite se mit à protester contre les politiques du gouvernement. Mais il
préférait qu’on n’utilise pas le mot « dissident » parce que, comme
vous, il disait « Primo, la Constitution soviétique me donne le
droit de faire tout ce que je fais. Secundo, le gouvernement soviétique
viole sa propre Constitution, tandis que le peuple ne sait pas ce que le
gouvernement fait en son nom ».
ES : [rires]
J’ai l’impression de connaître ça ! Il est intéressant que vous
mentionniez la dimension créatrice de Sakharov — il a produit quelque
chose pour le gouvernement en se rendant compte par la suite que c’était
autre chose que ce qu’il avait voulu faire. C’est quelque chose que
Bill Binney (dénonciateur de la NSA) et moi partageons. Binney a conçu
Thin Thread, un programme de la NSA qui utilisait un cryptage pour
essayer de rendre la surveillance de masse moins critiquable. Ca serait
de toute façon resté illégal et non constitutionnel. Binney en parlait
tout le temps, mais son idée c’était que ce programme permettrait de
collecter n’importe quelle information sur n’importe qui mais en la
cryptant immédiatement, de façon à ce que personne ne puisse la lire.
Seule une cour pourrait donner aux responsables des services de
renseignement une clé pour les décrypter. L’idée était de trouver une
sorte de compromis entre [les droits à la vie privée et] l’assertion que
si vous ne collectez pas les choses lorsqu’elles se produisent, elles
ne seront pas disponibles plus tard — parce que ce que veut la NSA,
c’est la possibilité d’enquêter rétrospectivement. Ils veulent avoir un
enregistrement parfait des cinq dernières années de votre vie, pour que,
si vous attirez son attention, ils puissent savoir tout sur vous.
Binney essayait de créer quelque chose comme ça.
The Nation : Vous nous faites penser à Robert Oppenheimer [le père de la bombe atomique américaine] — à ce qu’il créa puis regretta.
ES : Quelqu’un
a récemment parlé de la surveillance de masse et des révélations de la
NSA comme étant pour les savants technologues d’une importance
comparable à celle de la bombe atomique. La bombe était d’une importance
morale pour les physiciens. La surveillance de masse est d’une
importance identique lorsqu’ils réalisent que ce qu’ils produisent peut
être utilisé pour nuire à un nombre considérable de gens.
Il est
intéressant de voir que tant de gens qui sont déçus, qui protestent
contre leurs propres organisations, sont des gens qui ont apporté
quelque chose à celles-ci et ont vu ensuite comment c’était utilisé à
des fins néfastes. Lorsque je travaillais au Japon, j’ai crée un système
permettant de s’assurer que les données des services de renseignement
étaient globalement récupérables en cas de désastre. Je n’avais pas
conscience de l’étendue de la surveillance de masse. J’ai été confronté à
diverses questions légales lorsque je créais ce système. Mes supérieurs
réagissaient et disaient « Comment allons nous traiter ces données ? ». Et je disais « Je ne savais même pas que ça existait ».
Plus tard, lorsque que je me suis rendu compte qu’on collectait
davantage d’informations sur les communications américaines que sur les
communications russes par exemple, je me suis dit : « Nom de dieu ! ».
Quand vous réalisez que le travail que vous faites dans l’intention de
servir les gens est utilisé contre eux, ça a un effet radical.
The Nation : Comme nous l’avons dit, nous venons souvent en Russie. Mais peut-être ne voulez-vous pas beaucoup parler de la Russie.
ES : [rires] Pas du tout.
The Nation : Pourquoi ? Tout le monde sait que vous n’êtes pas ici par choix personnel.
ES :
Vous seriez surpris de voir l’efficacité — du moins pour influencer les
électeurs peu ou mal informés — que peut avoir la propagande négative à
mon encontre. Peut-être les médias des boutiques Internet, peut-être
les gens qui lisent les journaux et parlent à des universitaires,
comprennent, eux, parce qu’ils sont informés par une information de
qualité. Mais un tas de gens ne savent pas encore que je n’ai jamais
souhaité finir en Russie. Ils ne savent pas que les journalistes
prenaient en tweetant en direct des photos de mon siège dans l’avion à
destination de l’Amérique latine, dans lequel je n’ai jamais pu
embarquer parce que le gouvernement américain m’avait confisqué mon
passeport. Il y en a encore quelques-uns qui croient honnêtement que
j’ai vendu des informations à Poutine — à titre personnel en échange de
l’asile. Et tout ça après que le président de la Commission du Sénat sur
les services de renseignement, qui lisait les rapports de la NSA sur
mes activités tous les matins, ait déclaré que toutes ces conspirations
étaient pure fantaisie.
The Nation : Nous avons
le sentiment, ou peut-être l’espoir, que nous allons vous retrouver
bientôt aux Etats-Unis — peut-être quelque temps après la fin de cette
crise ukrainienne ?
ES : J’aimerais le
croire, mais nous sommes allés jusqu’au bout de la chaîne, à tous les
niveaux. Une décision politique a été prise qui consiste à ne pas
irriter les gens des services de renseignement. Les agences d’espionnage
sont très embarrassées — réellement ennuyées. Les révélations mettent
vraiment à mal leur mystique. Ces dix dernières années, on a traité les
gens des services secrets comme dans Zero Dark Thirty [film
américain sur la traque d’Oussama ben Laden par la CIA] —. Ils sont les
héros. Les révélations liées à la surveillance de masse les rabaissent à
être des personnages de récits style Big Brother, et ça ne
leur plaît pas du tout. L’administration Obama semble presque avoir peur
des services de renseignement. Ils ont peur de mourir de mille coup de
couteaux [référence à un supplice chinois qui vidait les condamnés de
leur sang] — vous comprenez, les fuites et ce genre de choses.
The Nation : En parlant de films, nous avons compris, qu’en plus du documentaire de Laura Poitras, Citizenfour, deux ou trois autres films sur vous vont voir le jour.
ES : Tout
ce qui fera parler de ces problèmes est vraiment bienvenu. Je ne
connais rien au monde du cinéma. Je ne sais rien de tout ce qui va avec
la célébrité. Je ne sais pas qui seront les acteurs et ce genre de
choses. Mais j’applaudis quiconque veut traiter de ces problèmes.
The Nation : Vous êtes déjà célèbre.
ES : C’est
ce qu’on dit. Mais je n’ai fait que signer des autographes pour des
types qui se battent pour les libertés civiques. Et je signe des actes
judiciaires.
The Nation : Peut-être, mais il
vous faut une stratégie pour savoir comment vous allez utiliser votre
célébrité, pour le meilleur ou le pire. Car vous êtes célèbre. Vous
devez faire avec.
ES : [rires] C’est accablant !
The Nation : Et vous ne savez pas ce qui vous attend. La fortune parfois tourne très soudainement, sans qu’on l’attende.
ES : Espérons alors que les surprises seront bonnes.
The Nation : Vous nous avez accordé beaucoup de votre temps et nous vous en sommes très reconnaissants, comme le seront les lecteurs de The Nation et les autres lecteurs. Encore quelques mots avant la fin, avez-vous quelques idées sur votre avenir ?
ES : Si
je pouvais deviner à quoi va ressembler le futur pour moi — en espérant
que ce ne sera pas un costume orange dans un trou [c’est-à-dire la
prison, les prisonniers américains portant un uniforme orange] —, je
crois que je vais partager mon temps entre la technique et les
politiques. Je crois que nous avons besoin de ça. Je crois que c’est ce
qui manque au gouvernement, pour l’essentiel. Nous avons beaucoup des
gens qui travaillent sur les politiques, mais nous n’avons pas de
technologues, bien que la technologie représente une part importante
dans notre vie. C’est incroyable, parce que même ces grandes entreprises
de la Silicon Valley, les maîtres de l’univers, n’ont pas travaillé
avec Washington jusqu’à récemment. Elles continuent de faire du
rattrapage. Quand à mon engagement politique personnel, certains pensent
que je suis une sorte d’archi-libertarien [5],
un hyper-conservateur. Mais lorsqu’il s’agit de politiques sociales, je
pense que les femmes ont le droit de faire leurs propres choix, et que
les inégalités sont une question très importante. Comme technologue, je
vois les orientations qui se dessinent et je vois que l’automatisation
va inévitablement signifier de moins en mois d’emplois. Et si nous ne
trouvons pas le moyen de fournir un revenu de base aux gens qui n’ont
pas de travail, ou un travail qui ne leur permet pas de vivre, nous
aurons des révoltes sociales violentes avec peut-être des morts. Lorsque
nous avons une production qui augmente — année après année —, il faut
qu’une partie soit réinvestie dans la société. Et ça ne doit pas
constamment être réinvesti dans les fonds de capitaux à risques et ce
genre de choses. Je ne suis ni un communiste, ni un socialiste ou un
gauchiste. Mais ces problèmes doivent trouver une réponse.
Traduction et annotations : Mireille Azzoug
Edition, révision et annotations : Mémoire des luttes.
Edition, révision et annotations : Mémoire des luttes.
Illustration : flickr CC