dimanche 2 novembre 2014

L’Espionnage électronique des Etats-Unis : un rappel (Ramparts, 1972, via Wikileaks) (Le grand soir)

Première révélation publique de l’étendue de l’espionnage par la NSA.

L’Espionnage électronique des Etats-Unis : un rappel (Ramparts, 1972, via Wikileaks)

En 1971, Perry Fellwock, un jeune analyste de 25 ans de la NSA, a donné une longue interview au magazine Ramparts sous le nom de Winslow Peck. Les révélations de Fellock, sur une agence secrète omniprésente avec un budget plus important que celui de la CIA, étaient tellement en avance sur leur temps qu’il a fallu plusieurs décennies avant que beaucoup d’entre elles deviennent crédibles. En 1973, la commission Church du Sénat américain a fait voter une loi (ignorée par la suite par le président George W. Bush) pour faire cesser l’espionnage des citoyens américains par la NSA. Dans la conclusion de son interview, Fellwock déclare qu’il était, en partie, motivé par l’exemple donné par la publication par Daniel Ellsberg des Pentagon Papers. (Wikileaks)
A une cinquantaine de kilomètres au nord du siège de la CIA à Langley, Virginie, juste à côté de l’autoroute Baltimore-Washington surplombant le plat pays du Maryland, se dresse un grand bâtiment de trois étages connu officieusement sous le nom « usine à biscuits. » Officiellement, c’est Fort George G. Meade, siège de la National Security Agency (NSA).
Trois rangées de clôtures entourent le bâtiment. Les barrières internes et externes sont surmontées de barbelés, celui du milieu étant protégé par cinq fils électriques. Quatre guérites couvrent le complexe à intervalles régulières et hébergent des soldats spécialement formés. Ceux qui ont un accès portent des badges d’identité irisés - vert pour « crypto top secret », rouge pour « crypto secret ». Même le personnel d’entretien reçoit une habilitation pour y accéder. Une fois à l’intérieur, on entre dans le plus long « couloir » du monde - 300 mètres de long et 170 mètres de large. D’autres gardes sont postées tout le long du couloir pour protéger les portes des bureaux principaux de la NSA. D’une superficie de 130.000 mètres carrés, elle est plus grande que le siège de la CIA qui fait 105.000 mètres carrés. Seul le Département d’Etat et le Pentagone, et le nouveau siège prévu pour le FBI, sont plus grands. L’endroit se distingue des trois autres par l’absence de fenêtres. Encore un temple de la paranoïa ? Non. Car la NSA est le centre de commandement du plus grand appareil de collecte de renseignements, le plus sensible et vaste dans l’histoire du monde. Ici, et dans les neuf étages du bâtiment annexe, plus de 15 000 employés travaillent à casser les codes militaires, diplomatiques et commerciales de tous les pays du monde, et à analyser les messages décryptés et les distribuer à l’ensemble des services de renseignement des États-Unis.
Beaucoup moins connu que la CIA, dont le directeur Richard Helms accorde parfois des interviews publiques, la NSA fournit discrètement environ 80 pour cent de tous les renseignements américains d’importance. La mission de la NSA et si secrète et sensible et ses employés tellement endoctrinés que vingt ans après sa création, l’Agence demeure pratiquement inconnue en dehors de la communauté du renseignement. Les rares fois où ses employés ont été impliqués dans des incidents internationaux, le nom de la NSA a été tenue à l’écart des journaux.
Néanmoins, le premier Américain tué au Vietnam, près de ce qui est devenu la principale base de la NSA à Phu Bai, était un opérateur de la NSA. Et le fait que Phu Bai soit la base la plus fortement gardée de toutes les bases américaines suggère qu’il pourrait bien être le dernier.
La portée de la mission globale de la NSA a été gardée secrète depuis la création de l’Agence. On n’en connaît que les grandes lignes, et uniquement par spéculations. Cependant, Remparts a récemment été en mesure de mener une série de longues interviews d’un ancien analyste de la NSA, prêt à parler de ses expériences. Il a travaillé pour l’Agence pendant trois ans et demi - de la guerre froide en Europe à la guerre tout court en Asie du Sud-est. L’histoire qu’il raconte sur la structure et l’histoire de la NSA n’est que partielle, mais constitue un aperçu important et souvent effrayant.
Notre informateur a été analyste principal de la NSA à la station d’écoute d’Istanbul pendant plus de deux ans. Il a participé à cette dangereuse partie d’escrime internationale qui se déroule tous les jours avec l’Union soviétique, jaugeant leurs forces aériennes et terrestres et pénétrant leurs défenses. Il a observé le déroulement de la guerre des Six Jours et a appris les intentions des grandes puissances - Israël, l’Union soviétique, les États-Unis, la France, l’Egypte - par leurs échanges radios, militaires et diplomatiques, dûment interceptés, et immédiatement décodés et traduits par la NSA. En tant qu’expert des missions de la NSA dirigées contre l’Union Soviétique et les soi-disant « pays aux avant-poste » - la Bulgarie, la Hongrie, la Tchécoslovaquie, l’Allemagne de l’Est, la Roumanie et la Yougoslavie - il a été chargé d’informer des dignitaires tels que le vice-président Humphrey. En Indochine, il a été analyste principal, consultant militaire et directeur des opérations de renseignement de l’Armée de l’Air US pour le Nord-Vietnam, le Laos, et les provinces les plus nord du Sud-Vietnam et la Chine. Il est un vétéran de plus de cent missions de radiogoniométrie aéroportées en Indochine – ce qui lui a permis de se familiariser avec la structure militaire de « l’ennemi » et son ordre de bataille.
Avec son témoignage, nous voyons que la raison de l’obscurité relative de la NSA à moins à voir avec son importance au sein de la communauté du renseignement qu’avec les limites de sa mission et la façon dont elle obtient ses résultats. Contrairement à la CIA, dont les fonctions de base sont clairement définies dans la loi de 1947 qui l’a créée, la NSA, créée en 1952, récolte simplement des données. Elle ne décide pas de la politique ou des opérations à mener. La plupart des personnes qui travaillent pour la NSA ne sont pas des « agents », mais des militaires ordinaires attachés à l’une des trois agences de cryptologie militaires semi-autonomes - celle des Force aériennes, la plus grande, celle des Forces Navales et celle de l’Armée, la plus ancienne. S’il est vrai que l’Agence n’emploie pas d’espions, contrairement au mythe populaire, sa mission Signal Intelligence d’interception systématique est clairement interdite par les Accords de Genève. Ce à quoi nous avons affaire ici est une mission de renseignement très bureaucratisée, hautement technologique dont l’ampleur et la sophistication technologique paraît remarquable, même à une époque de responsabilités impériales et de magie électronique.
Que ce soit la chute d’une pierre ou d’un gouvernement, rien n’échappe à la NSA, grâce à plus de deux mille stations implantées sur les cinq continents et les sept mers. Au Vietnam, les appareils volants de la NSA réalisent des missions top-secret de détection et de surveillance, et fournissent aux commandants américains les informations les plus fiables sur l’emplacement des émetteurs radio communistes, et donc sur l’emplacement des unités du FLN (Front de Libération Nationale) elles-mêmes. D’autres méthodes, telle que le recours aux capteurs et détecteurs sismiques, ne fonctionnent pas ou sont utilisées simplement pour compléter les informations de la NSA. Mais la mission tactique de l’Agence en Indochine, celle de fournir des renseignements aux commandants américains sur le terrain, aussi vitale qu’elle soit pour l’effort de guerre des États-Unis, est marginale en termes d’hommes et de moyens par rapport à sa mission stratégique.
L’interview qui suit en dit long sur les deux aspects de la mission de la NSA – tout, depuis ce que les employés de l’Agence pensent de leur travail et de l’ « ennemi » communiste, jusqu’aux percées technologiques de la NSA qui menacent l’équilibre de terreur américano-soviétique. Nous apprenons par exemple que la NSA connaît les signes d’appel de chaque avion soviétique, l’immatriculation de chaque avion, le nom du pilote commandant de bord ; la longitude et la latitude précises de chaque sous-marin nucléaire ; les allées et venues de presque toutes les personnalités soviétiques ; l’emplacement de chaque base de missiles soviétique ; chaque division de l’armée, bataillon et compagnie - son armement, le nom du commandant et son déploiement. Régulièrement, la NSA surveille toute communication militaire, diplomatique et commerciale, y compris de la défense aérienne soviétique, aérienne tactique et du KGB. (C’est la NSA qui a trouvé Che Guevara en Bolivie par interception et analyse des communications radio.) Ses experts en cryptologie cherchent à briser tous les codes soviétiques et y parviennent avec un succès remarquable, les brouilleurs et communications informatiques soviétiques étant presque aussi vulnérables qu’une voix humaine ou une transmission en morse. L’interception des signaux radar soviétiques permet à la NSA d’évaluer assez précisément l’efficacité des unités de défense aérienne soviétiques. Des méthodes ont même été conçues pour attribuer une « empreinte digitale » à chaque voix humaine utilisée dans les transmissions radio pour pouvoir les distinguer. Les Equipes de Renseignement Électronique de l’Agence (ELINT) sont capables d’intercepter tout signal électronique transmis de importe où dans le monde et, à partir d’une analyse du signal intercepté, d’identifier l’émetteur et de le reconstituer. Et enfin, après avoir montré la taille et la sensibilité des grandes oreilles de l’Agence, il est presque superflu de souligner que les observateurs de la NSA enregistrent chaque appel téléphonique qui traverse l’océan Atlantique.
D’une certaine manière, il est compréhensible, compte tenu des enjeux de la guerre froide, qu’un organisme comme la NSA surveille les appels téléphoniques transatlantiques des citoyens US. Et on est à peine surpris que les Etats-Unis violent les Accords de Genève pour intercepter les transmissions radio communistes. Ce qui est surprenant, c’est que les Etats-Unis violent systématiquement un traité de leur propre fabrication, les accords UKUSA de 1947. En vertu de ce traité, les Etats-Unis, le Canada, le Royaume-Uni et l’Australie ont érigé une dictature de la communication blanche-anglo-saxonne-protestante à l’ensemble du « monde libre ». L’accord établit une distinction entre trois catégories de consommateurs de renseignement. La Première est la communauté du renseignement des États-Unis. La Deuxième se réfère à des agences de communication et de renseignements d’autres nations anglo-saxonnes et blancges ; à savoir la GCHQ en Grande-Bretagne, la CBNRC du Canada, etc. Ces organismes échangent régulièrement des informations. La Troisième catégorie, les états non-WASP (White Anglo-Saxon Protestant – protestant banc anglo-saxon – NdT), est rationnée en termes d’information. Cette catégorie comprend tous les alliés de l’OTAN - Allemagne de l’Ouest, la France, l’Italie, ainsi que le Sud-Vietnam, le Japon, la Thaïlande et les alliés non-WASP de l’OTASE. Mais l’image d’un club fermé de gentlemen blancs se dissipe rapidement lorsqu’on apprend que les États-Unis interceptent même les communications des ses « alliés » UKUSA de la Deuxième catégorie. Depuis la base militaire américaine de Chicksands (GB), par exemple, et de l’ambassade américaine à Londres, les agents de la NSA interceptent activement et transcrivent le trafic diplomatique britannique et l’envoient pour analyse au siège de la NSA.
Nous pensons que les informations contenues dans cette interview – bien que n’ayant pas un caractère « sensible » - sont d’une importance cruciale pour les Etats-Unis de par son éclairage sur la guerre froide et les mythes anti-communistes qui la perpétuent. Ces mythes sur les intentions agressives de l’Union soviétique et la Chine et sur « l’invasion du Sud Vietnam démocratique » par le Nord-Vietnam, ne peuvent être maintenus qu’en gardant le peuple américain aussi ignorant que possible sur la nature réelle de ces régimes et les grands rapports de force qui existent dans le monde entier. La paix du monde, nous dit-on, tourne en tremblant autour d’un « équilibre de la terreur » entre la puissance militaire de l’Union soviétique et les Etats-Unis. Cet équilibre est si tenu que si les États-Unis devaient baisser leur garde un tant soit peu, si on peut dire, par exemple, en réduisant les milliards toujours croissants alloués à la « défense », nous ferions immédiatement face à la menace de destruction de l’agressivité Soviétique, qui sont implacables dans leur poursuite de la supériorité militaire. Le témoignage de notre informateur, sur la base des années d’expérience dans le traitement d’informations concrètes sur l’appareil militaire soviétique et son déploiement très orienté vers la défense, est une réfutation puissante et convaincante de ce mythe.
Mais il y a peut-être une raison encore plus impérieuse pour raconter cette histoire. Au moment de rédiger ces lignes, l’intensification du bombardement dévastateur du Nord-Vietnam se poursuit. Personne ne peut dire avec certitude quelles seront les conséquences ultimes de cet acte désespéré. Des millions d’Américains, peut-être une majorité, déplorent cette escalade. Mais ce serait une erreur d’ignorer les millions d’autres, ceux qui ont grandi dans la peur d’une entité connue sous le nom de « communisme mondial ». Pour eux, les dernières mesures prises par (le Président) Nixon ont une justification claire et un objectif plausible. C’est précisément cette logique politique et stratégique que le témoignage de notre informateur démolit.
Nixon nous dit que le Sud Vietnam a été « envahi » par le Nord qui cherche à imposer sa volonté aux peuples du Sud. Cette dernière version de pourquoi nous continuons de combattre en Indochine - la première version insistait sur la menace de la Chine qui contrôlerait Hanoï, tout comme Moscou, à un moment donné, était censé contrôler Pékin - met l’accent sur le contrôle de Hanoï sur le FLN. Nos informations montrent que la communauté du renseignement, y compris la NSA, a depuis longtemps déterminé que le FLN (Front de Libération Nationale, Sud Vietnam – NdT) et la RDV (Répuublique Démocratique du Vietnam, Nord-Vietnam - NdT) sont des entités autonomes et indépendantes. Même dans la région militaire I, la province la plus au nord du Vietnam du Sud, et la région clé dans l’offensive « Nord-Vietnamienne », le centre de commandement a toujours été situé non à Hanoï mais quelque part dans la vallée de Ia Drang. Ce centre de commandement de toutes les opérations militaires dans la région, est politiquement et militairement sous le contrôle du GRP (Gouvernement Révolutionnaire Provisoire, Sud-Vietnam - NdT). Connu sous le nom de Région Militaire Tri Tin Hue (RMTTH), il intègre sous son commandement à la fois des unités de la RDV et du GRP. Hanoï n’a jamais simplement « pris les décisions » bien que la RDV et le GRP partagent évidemment des raisons pour combattre et des objectifs communs. Toute cette information a été systématiquement transmise par la NSA aux autorités politiques qui, tout aussi systématiquement, l’ont ignorée.
L’objectif militaire de Nixon - couper l’approvisionnement du Sud par le bombardement et le minage des ports nord-vietnamiens - se révèle être aussi faux que sa raison d’être politique. Les fournitures militaires destinées au DRV et le FLN sont stockées le long de la piste Ho Chi Minh dans des entrepôts souterrains gigantesques appelés bamtrams. Selon les estimations de la NSA, ces entrepôts sont capables de stocker des fournitures pour jusqu’à douze mois d’hostilités à un niveau normal. Même avec la forte accélération de l’offensive récente, il faudrait plusieurs mois de bombardements et de minages (en supposant qu’ils soient efficaces à 100%) pour avoir une incidence sur les combats.
Pris dans son ensemble, l’expérience de notre informateur en Europe, au Moyen-Orient, et en Indochine témoigne de l’attitude agressive des Etats-Unis à la fin des années 1960. Il est difficile de voir en quoi elle serait défensive. Nos décideurs sont bien informés par les services de renseignement de la nature défensive des opérations militaires de nos adversaires. Les opérations de la NSA décrites ici reflètent la volonté d’un Etat de contrôler autant de monde que possible, et dont les dirigeants ne font confiance à personne et sont obligés d’espionner leurs alliés les plus proches en violation de traités qu’ils ont eux-mêmes initiées ; des dirigeants, par ailleurs, pour qui toutes les nations sont, pour employer le jargon des services de renseignement, des « cibles », et qui maintiennent l’Empire américain à travers le monde, en grande partie par la menace de l’anéantissement physique.
À domicile, cependant, l’arme de prédilection est plutôt l’ignorance que la peur. A l’instar du siège de la NSA, aux États-Unis sont entourée de barrières - barrières d’ignorance qui maintiennent ses citoyens prisonniers de la guerre froide. Le premier obstacle est constitué par les mythes véhiculés sur le communisme et sur ses desseins agressifs à l’encontre des Etats-Unis. La seconde, qui dépend sur la première pour sa justification, est l’incroyable barrière du secret gouvernemental qui maintient la plupart des activités agressives douteuses des Etats-Unis cachées non pas de nos « ennemis », qui sont bien placés pour les connaître, mais du peuple américain lui-même. Le dernier obstacle est peut-être le plus élevé et le plus difficile à franchir. C’est tout simplement notre réticence en tant qu’Américains à reconnaître ce que nous faisons subir aux peuples du monde entier, y compris le nôtre, par des organisations telles que la NSA.

Interview

Q. Commençons par nous faire une idée de ce qu’est la NSA et la portée de ses opérations.
R. O.K Au niveau le plus large, la NSA fait partie de la communauté du renseignement des États-Unis et est membre de l’USIB (United States Intelligence Board, le Conseil du Renseignement des États-Unis - NdT). Elle siège au conseil avec la CIA, le FBI, le RCI du Département d’Etat, et divers bureaux de renseignement militaire. D’autres organismes ont également des unités mineures de collecte de renseignements, même le ministère de l’Intérieur.
Toutes les agences de renseignement sont chargées de produire un certain type d’information. La NSA produit – c’est-à-dire qu’elle recueille, analyse et diffuse à ses consommateurs – des informations sur les communications [Signals Intelligence] appelées SIGINT. Ces informations sont obtenues à partir de communications ou d’autres types de signaux interceptés à partir de ce que nous appelons des « entités cibles », et composent environ 80 pour cent de tout le renseignement utile reçu par le gouvernement américain. Il y a COMSEC, chargée de fournir tous les équipements de sécurité pour les communications, les codes et le matériel de cryptage pour les États-Unis et leurs alliés. Cette fonction de la NSA implique le contrôle de nos propres communications pour s’assurer qu’elles sont sécurisées. Mais SIGINT est sa principale responsabilité.
En ce qui concerne le personnel de la NSA, il est divisé en deux groupes : les civils et ceux qui comme moi viennent de l’armée. En ce qui concerne la collecte de données, c’est l’armée qui fournit presque tout le personnel. Ils sont recrutés par l’une des agences de services de cryptologie. Les trois agences sont celui de l’Armée de l’air (U.S. Air Force Security Service - USAFSS), celui de l’Armée (Army Security Agency - ASA), et celui de la Marine (Navy Security Group - NSG). Ces organismes peuvent contrôler quelques fonctions de renseignement qui sont principalement de nature tactique et directement liés aux opérations militaires en cours. Mais généralement, le directeur de la NSA a le contrôle total sur toutes les tâches, missions et personnes.
La NSA, à travers ses sites dans le monde entier, copie - c’est-à-dire, recueille - des informations de presque toutes les sources possibles et imaginables. Cela signifie chaque transmission radio qui est de nature stratégique ou tactique, ou qui est liée à un gouvernement, ou qui a une certaine importance politique. La NSA est puissante, et elle a grossi depuis ses débuts en 1947. Le seul problème qu’elle a eu a surgi au cours des dernières années. A l’origine, il avait le même pouvoir que la CIA au conseil de l’USIB et au Conseil national de sécurité. Mais récemment, la CIA a acquis plus d’hégémonie dans les opérations de renseignement, d’autant plus que Richard Helms est devenu directeur de toutes les agences de renseignement.
Q. Est-ce que la NSA a des agents sur le terrain ?
A. Oui, mais probablement pas dans la manière que vous voulez dire. Elle diffère des autres agences de renseignement en ce sens qu’elle n’est pas consommatrice de ses propres informations. Autrement dit, elle ne fait rien avec les données qu’elle recueille. Il se contente de les transmettre. En règle générale, il y a une idée fausse que tous les Américains se font sur l’espionnage. Ils pensent que tout est cape et d’épée, avec des centaines de James Bond qui errent à travers le monde au volant d’une Aston-Martins, en tirant sur des gens. Ce n’est pas comme ça que ça se passe. Tout est soit de la routine, soit de l’électronique. J’ai connu beaucoup de gens de la CIA au cours de mes trois années et demi passées au sein de la NSA, et il est devenu très clair pour moi que la plupart d’entre eux traînent en faisant des choses banales. Vous savez, lire des magazines, des journaux, des revues techniques. Comme certains l’ont dit, ils passent beaucoup de temps à traduire les pages d’annuaires étrangères. Bien sûr, j’en ai rencontré aussi quelques-uns qui étaient dans la jungle, l’arme à la main.
Mais en ce qui concerne la NSA, c’est complètement technologique. Comme je le disais, au moins 80 pour cent de tous les renseignements viables que ce pays reçoit et sur lesquels il agit provient de la NSA, et tout vient de signaux, stratégiques et tactiques. Je l’ai constaté sous deux angles - d’abord stratégique en travaillant contre l’Union soviétique en Turquie et ensuite tactiques lors de missions de vol contre le VC (Viet-Cong) au Vietnam. La collecte d’informations par la NSA est totale. Elle couvre ce que les gouvernements étrangers font, ont l’intention de faire, ont fait dans le passé : quelles armées se déplacent où et contre qui ; quelles forces aériennes se déplacent où, et quelles sont leurs capacités. Il n’y a vraiment pas de limites pour la NSA. Sa mission va de l’appel à des [bombardiers] B-52 au Vietnam à la surveillance de chaque aspect du programme spatial soviétique.
Q. Concrètement, quel genre de données sont recueillies par la NSA ?
R. Avant d’entrer dans le détail, je dois d’abord parler des types de signaux que la NSA collecte. Il y a trois domaines. Le premier est ce que nous appelons ELINT, le renseignement électronique. Cela implique l’interception et l’analyse de tout signal électronique. Il n’y a pas nécessairement de message dans ce signal. Ca peut être juste un signal, utilisé principalement par des techniciens. La seule fois que je me souviens d’avoir fait appel à de l’ELINT était quand nous suivions un chasseur russe. Certains d’entre eux ont un type particulier de système de radar. Je me souviens que nous avons baptisé ce système MANDRAKE. Quoi qu’il en soit, chaque fois que ce système émettait, un type particulier d’émission électronique se produirait. Nos gens d’ELINT seraient à l’écoute, et chaque fois qu’il se produisait, nous étions capables d’identifier ce type de chasseur.
Le deuxième type de signal est associée à ça. C’est le renseignement radar, appelé RADINT. Cela aussi implique des techniciens. Permettez-moi de vous donner un exemple. Il est un type particulier de système de radar soviétique connu à la NSA par un nom de code que nous appellerons SWAMP. SWAMP est utilisé par les forces aériennes soviétiques, par leur défense aérienne, par le KGB et des forces civiles. C’est leur mode de localisation de n’importe quel objet volant. Il était doté d’un affichage de lecture, visuel, de sorte que, chaque fois qu’un technicien de radar dans l’Union soviétique voulait tracer quelque chose sur sa carte, il pouvait le faire en envoyant un faisceau de lumière sur l’écran, puis l’envoyer à quiconque voulait des informations sur cet avion. Nos gens de RADINT intercepté des signaux de SWAMP dans nos postes d’écoute en Europe. D’après les données qu’ils ont reçues, les analystes de la NSA ont pu retourner au siège à Fort Meade et en moins de huit semaines complètement reconstruire SWAMP. Nous l’avons dupliqué. Cela signifiait que nous étions en mesure de voir exactement ce que les opérateurs soviétiques voyaient quand ils l’utilisaient. Donc, en ce qui concerne ce radar, le résultat était qu’ils faisaient notre suivi pour nous. Nous savions tout ce qu’ils savaient, et nous savions ce qu’ils étaient en mesure de suivre dans leur espace aérien, ou pas.
Q. Est-ce que cela signifie que nous pouvions bloquer leur radar ?
R. Oui, une partie des fonctions de ELINT et RADINT est de développer des contre-mesures électroniques. Il y a une contre-mesure pour chaque type de radar soviétique.
Q. Vous avez dit qu’il y avait trois domaines. Vous avez parlé d’ELINT et de RADINT. Quel est le troisième ?
R. Celui-ci est de loin le plus important. C’est le renseignement sur les communications. COMINT. Il implique la collecte de communications radio d’une entité cible. NSA les intercepte, les reproduit dans son équipement et décrypte tout code utilisé pour chiffrer le signal. Je dois préciser que ce que je appelle une « entité ciblée » peut être n’importe quel pays - NSA recueille des données sur tous - mais en termes pratiques, il c’est presque synonyme de l’Union soviétique.
COMINT est la fonction importante. C’est ce que je faisais, et ça représente probablement 95% du renseignement SIGINT pertinent. En fait, la communauté du renseignement tout entière est également connue comme la communauté COMINT.
Q. Il serait sans doute bon de faire marche arrière un moment avant d’aborder vos expériences dans la NSA et de parler de comment vous avez rejoint l’organisation.
R. Eh bien, je avais été à l’université, je m’ennuyais, et je voulais faire quelque chose de différent. Je viens du Midwest, et nous croyions encore à ces annonces de l’armée qui nous promettaient de voir du pays. Je me suis engagé dans l’armée de l’air. Comme tout le monde, j’ai été choqué par la formation de base, mais après, quand il a fallu choisir ce que je ferais pour le reste de mon service, c’était pas trop mal. J’ai tenté une formation de linguiste, mais il n’y avait pas de place dans les écoles. J’ai alors été approché par trois personnes que j’ai appris plus tard faisaient partie de la NSA. Ils m’ont interrogé ainsi que quatre autres gars et ils nous ont demandé si nous aimerions faire du travail de renseignement. Nous avons subi une batterie de tests, des tests de QI et capacités, et nous avons eu quelques entretiens pour déterminer notre stabilité politique et émotionnel. Ils n’ont pas vraiment abordé la politique et je suppose que c’est parce que nous étions si évidemment apathiques. Leur principale préoccupation était notre vie sexuelle. Ils voulaient savoir si nous étions homosexuels.
À cette époque, c’était en 1966, je suppose que j’avais ce que vous appelleriez une analyse de la situation mondiale. Mais c’était principalement fondée sur la croyance dans le maintien de l’équilibre des forces. Je ne voyais vraiment rien de mal dans ce que notre gouvernement faisait. En outre, les quelques indications sur ce que nous pourrions faire dans la NSA étaient très excitantes : voyager partout dans le monde en travaillant dans le monde glamour du renseignement tout en portant des vêtements civils.
Après notre admission, j’ai été emmené en autocar jusqu’à la base aérienne de Goodfellow, à San Angelo, Texas. À l’origine, c’était une base du Women’s Army Corps ou quelque chose comme ça, mais maintenant c’est une école de la NSA. Toute la formation consistait à nous faire sentir que nous étions la crème des crèmes de l’armée. Pour la plupart des GI’s, les premiers jours à l’armée sont terribles, mais dès que nous sommes arrivés à l’école on nous a donné un laissez-passer pour aller où l’on voulait, du moment que nous étions de retour à l’école chaque matin. Nous pouvions vivre hors de la base ; il n’y avait pas de hiérarchie à l’intérieur de la salle de classe.
Q. Quel étaient les sujets abordés ?
R. Au début, des trucs basiques. Pendant environ deux mois, nous avons appris les techniques primaire d’analyse, le vocabulaire, et un schéma approximatif des services de renseignement. Nous avons appris quelques choses rudimentaires pur casser les codes et intercepter les messages. Beaucoup de gens ont été éliminés du programme à ce moment en raison de résultats scolaires insuffisants, d’une mauvaise attitude ou à cause de quelque chose qui n’avait pas été détecté au cours de l’enquête sur leur passé. En fait, sur une quinzaine de personnes avec moi dans cette classe, seuls quatre ont réussi. Pendant tout ce temps, nous n’avions accès qu’aux informations classées « confidentiel », mais ensuite nous avons obtenu l’habilitation Top Secret crypté.
La première journée de la deuxième phase de l’école a commencé quand nous sommes entrés dans la salle de classe et que nous avons vu cette carte géante sur le mur. Elle était marquée « Top Secret », et c’était une carte de l’Union soviétique. Pendant les trois mois qui ont suivi, nous avons appris les types de communications utilisées à travers le monde et étudié en profondeur la composition politique et administrative de divers pays. L’Union soviétique, bien sûr, était notre objectif principal. Et nous avons appris chacun de ses fonctions militaires : l’ensemble de la structure bureaucratique, y compris qui est qui et où se trouvent les ministères et les sièges ; et une longue histoire de ses engagements politiques et militaires, en particulier avec des pays comme la Chine et le bloc de l’Europe de l’Est, que nous avons appelions « la zone avancée ».
Nous avons appris à analyser en profondeur – comment effectuer différents types d’analyse de trafic, analyses cryptées, analyses stratégiques. Un grand nombre de textes que nous avons utilisés provenaient de l’Union soviétique, et avait été traduits par la CIA.
Je n’en suis pas particulièrement fier aujourd’hui, mais je dois dire que je suis sorti premier de la classe. Nous avons eu une petite cérémonie dans une salle de cinéma locale. J’ai été convoqué avec deux gars d’autres classes et on nous a remis nos certificats. On pouvait choisir notre mission n’importe où dans le monde. J’ai choisi Istanbul. Ca me paraissait être le plus lointain et plus exotique possible. Après mon départ de San Angelo et je suis allé à Monterey à l’école de langues de l’armée pendant un mois et demi. Je appris un peu de russe très technique - essentiellement à reconnaître la langue - et ensuite au siège de la NSA à Fort Meade pour deux semaines d’endoctrinement sur Istanbul, notre fonctionnement là-bas à Karmasel, et les services de renseignement de tout l’Europe.
Q. Quand êtes-vous parti pour Istanbul ?
R. En Janvier 1967.
Q. Qu’avez-vous fait là-bas ?
R. J’étais un des analystes de vol travaillant principalement contre les forces aériennes tactiques soviétiques et les Forces aériennes soviétique à longue portée. J’avais environ vingt-cinq opérateurs qui écoutaient des signaux morse pour moi, et environ cinq opérateurs non-Morse et vocaux. C’était un travail assez ennuyeux pour eux. Un opérateur de Morse, par exemple, est assis toute la journée avec un casque devant un récepteur, et une machine à écrire pour copier des signaux morse. Ils « attaquaient » leur cible, ce qui signifie qu’ils allaient sur la fréquence utilisée par leur objectif . La liste des fréquences, les lieux probables et les signaux d’appel qui seraient utilisés - toutes ces informations étaient mises à disposition par l’analyste comme soutien technique à l’opérateur. En retour, l’opérateur me fournissait le résultat : j’effectuais une analyse et une corrélation avec d’autres renseignements qui avaient été recueillis à Istanbul, et dans les installations de la NSA dans le reste de l’Europe.
Q. Où étaient les autres sites de la NSA en Europe ?
A. Les principaux, part celui de Karmasel, sont à Berlinhof et Darmstadt, en Allemagne de l’Ouest ; Chicksands, Angleterre ; Brindisi, Italie ; et aussi à Trabesan et en Crète. Certains de ces sites ont des antennes Feranine gigantesques. C’est un réseau circulaire d’antennes, d’un diamètre équivalent à plusieurs terrains de football, capable de capter les signaux de à 360 degrés. Ils sont très sensibles. Nous pouvons capter simultanément des centaines de signaux. Nous captons des voix parlant sur des ondes à courte portée à des milliers de kilomètres de là.
Toute la partie Force aérienne de la NSA, les unités USAFSS, est connue comme la région européenne de sécurité. Son siège est situé dans l’immeuble d’IG Farben à Berlin. L’ASA de l’armée a des unités rattachées à chaque installation armée en Europe. Le NSG navale a ses sites à bord des navires de la 6ème Flotte. Mais c’était surtout nous.
Q. Qu’est-ce que toute cette structure était censée faire ?
R. Comme je l’ai dit, elle recopie – c’est-à-dire, elle intercepte pour décoder et analyser - les communications de chaque pays ciblé. En ce qui concerne l’Union soviétique, nous savons à tout moment où se trouvent tous leurs avions, sauf les petits avions privés, et ses forces navales, y compris ses sous-marins lance-missiles. Le fait est que nous sommes en mesure de briser tous les codes qu’ils emploient, de comprendre tous les types de matériel de communication et dispositifs de cryptage qu’ils possèdent. Nous savons où se trouvent leurs sous-marins, ce que chacun de leurs personnalités est en train de faire, et généralement leurs capacités et les dispositions de toutes leurs forces. Cette information est constamment corrélée par ordinateur, mise à jour, et ce travail se déroule 24/24h .
Q. Entrons un peu dans les détails. Commençons par les avions. Comment la NSA suit-elle les forces aériennes soviétiques ?
R. Tout d’abord, en copiant le système soviétique Navair, qui est l’équivalent du système employé par nos militaires pour suivre leurs propres avions. Et leur Civair, comme nos aéroports civils : nous copions tous les messages de leurs contrôleurs aériens. Nous avons donc leurs avions sous contrôle. Puis nous copions les signaux radar de leurs propres radars de défense aérienne, qui portent sur des vols qui s’approchent et violent leur espace aérien. Je veux dire par là que les avions américains sont constamment en train de survoler leur territoire. Quoi qu’il en soit, toutes ces données sont corrélées avec celles de nos propres radars et avec le trafic sol-air que les avions ont transmis et que nos opérateurs ont intercepté. Nous pouvons les localiser très exactement, même s’ils n’apparaissent pas sur nos propres radars. Nous le faisons par triangulation avec ces antennes gigantesques que je ai mentionnées. En ce qui concerne les avions soviétiques, non seulement nous savons où ils sont, mais connaissons leur signal d’appel, leur immatriculation et, la plupart du temps, quel pilote est aux commandes de quel avion.
Q. Vous avez dit que nous survolions le territoire soviétique ?
R. Systématiquement en fait - sur la mer Noire, jusqu’à la mer Baltique. Notre Force Aérienne Stratégique (FAS) fait voler le avions, et nous les assistons. Par cela, je veux dire que nous les regardons pénétrer l’espace aérien soviétique, puis analysons la réaction soviétique - comment ils réagissent, de leur défense aérienne et aviation tactique jusqu’au KGB. Il faut un temps où la FAS faisait voler des B-52. En fait, l’un d’entre eux s’est écrasé dans la région de Trans-Caucase en 1968 et tous les Américains à bord ont péri.
Q. Il fut abattu ?
R. Cela n’a jamais été clair, mais je ne le crois pas. Les Soviétiques connaissent ces missions. Très souvent, ils font décoller leur avions de combat et volent aux cotés de nos avions. J’ai vu des photos. Leurs pilotes communiquent même avec les nôtres. On se comprend.
Q. Est-ce que nous utilisons encore des (avions espions de très haute altitude) U-2 pour la reconnaissance ?
R. Non, et les FAS ne font plus voler les B52 non plus. Maintenant ils utilisent le SR-71. Il a une vitesse incroyable et il peut grimper suffisamment haut pour frôler la limite de l’espace. La première fois que je suis tombé sur le SR-71, c’était à la lecture d’un rapport sur la réaction chinoise après la violation de leur espace aérien. Le rapport disait que leur système de défense aérienne avait localisé le SR-71 qui volait à une vitesse assez constante à une altitude assez raisonnable. Ils ont fait décoller leurs MiG-21et quand ils se sont approchés, le radar a indiqué que le SR-71 venait d’accélérer à une vitesse incroyable et avait grimpé à une telle altitude que les MiG-21 tournaient en rond en s’observant. Leurs communications air-sol indiquaient que l’avion avait tout simplement disparu sous leurs yeux.
Je peux vous dire ceci en guise de précision à votre mention de l’U-2. La communauté du renseignement est remplie de rumeurs. Quand je suis arrivé en Turquie, je suis immédiatement tombé sur des rumeurs selon lesquelles l’avion de Gary Powers avait été saboté, pas abattu. Après avoir demandé à quelqu’un qui était à Istanbul depuis pas mal de temps, il m’a dit qu’il avait lu dans un rapport historique que c’était bien un attentat. Le rapport disait que trois Turcs travaillaient pour les Soviétiques et qu’ils avaient placé une bombe dans l’avion. Cela dit, je ne l’ai pas ce rapport.
Q. Vous avez expliqué jusqu’à quel point nous sommes en mesure de surveiller le trafic aérien soviétique, mais il est difficile de croire que nous pouvons savoir où se trouvent à tout instant tous leurs sous-marins.
R. Peut-être, mais c’est vrai. Il y a quelques méthodes de base pour les suivre, par exemple à travers l’interprétation de leurs signaux à leurs bases qu’ils codent et transmettent en rafales qui durent une fraction de seconde. D’abord le signal est enregistré sur des bandes (magnétiques) géantes de plusieurs pieds de large, où il est relu lentement, pur pouvoir obtenir un signal clair. Puis le signal est modulé – c’est-à-dire décomposée afin de pouvoir comprendre. Ensuite, les codes sont brisés et nous faisons passer le message, qui se révèle souvent contenir des informations qui nous permettent de dire où il se trouve.
Une autre façon de garder la trace de ces sous-marins est beaucoup plus simple. Souvent, ils font surface quelque part et envoient un bulletin météo.
Q. Mais les sous-marins ne passent-ils pas de longues périodes sans communiquer, à manœuvrer selon un calendrier préétabli ?
R. En fait, pas très souvent. Il y a des moments au cours d’un exercice militaire ou d’un exercice de communications où ils ne peuvent pas transmettre pendant une semaine ou même plus. Mais nous gardons toujours une trace d’eux. Nous avons découvert qu’ils sont comme tous les navires soviétiques en ce qu’ils se déplacent selon des modèles. En effectuant une analyse très compliquée, informatisée du modèle, nous sommes en mesure de savoir où regarder pour un navire précis s’il a disparu depuis un certain temps. L’idée est qu’ils n’abandonnent le modèle uniquement en cas d’urgence extrême : mais dans ce cas, ils doivent entrer en communication au moins une fois. Nous savons de combien de sous-marins ils disposent. Et dans la pratique, lorsque l’un d’eux n’est pas localisable, les unités de la NSA chargées de la détection sous-marine concentrent toutes leurs énergies à sa recherche.
Q. Comment savez-vous cela ? Avez-vous eu la responsabilité de détection sous-marine ?
R. Non. Mes informations proviennent de deux sources. Tout d’abord, le fait qu’il y avait des analystes assis à côté de moi à Karmasel qui étaient chargés des sous-marins. Deuxièmement, je lis ce que nous appelons Texta. Texta signifie « extraits techniques de trafic ». C’est un condensé généré par ordinateur de renseignements recueillis à partir de toutes les facilités de communication dans le monde - comment ils communiquent, ce qu’ils transmettent, et vers qui. C’est la Bible de la communauté de SIGINT. Il est constamment mis à jour, et l’un des devoirs de l’analyste est de le lire. Vous devez comprendre que même si chaque analyste avait sa propre zone à traiter, il devait aussi de se familiariser avec d’autres problèmes. Très souvent, mes opérateurs captaient des communications de base à base sur les mouvements de sous-marins et je devais être en mesure de les identifier.
Q. Les implications de ce que vous dites est très grave. En effet, cela signifie que d’après votre expérience, il n’y a pas d’« équilibre de la terreur » dans le monde réel. Théoriquement, si nous savons où se trouve à chaque instant chaque installation de missiles soviétiques, chaque avion militaire et chaque sous-marin, nous sommes beaucoup plus proches qu’on ne le pensait d’avoir la capacité de frapper en premier.
R. Vous pouvez vérifier.
Q. Combien de personnes travaillaient à la NSA à Istanbul et dans le reste des installations en Europe ?
R. Environ trois mille dans notre entité. Il serait difficile de deviner combien de personnes travaillent dans le reste de l’Europe.
Q. Quelles étaient les priorités pour la collecte d’informations sur les opérations soviétiques ?
R. Tout d’abord, la NSA est intéressée par leurs forces de bombardement à longue portée. Cela inclut leurs fusées, mais vise principalement leurs bombardiers à longue portée. En effet, le sentiment est que, en cas de conflit, les bombardiers seront utilisés en premier, comme un moyen d’éviter la guerre totale. Ensuite, l’emplacement de leurs sous-marins lanceurs de missiles. Ensuite des opérations sur leur système de brouillage, employé pour l’ensemble de leurs services et installations. Après, leur programme spatial. Tout le reste, comme le KGB, leurs contrôleurs aériens, leur transports maritimes, et tout le reste ont tendance à avoir la même priorité.
Q. Pendant tout ce temps, les Soviétiques doivent être en train de récolter de l’information sur nous. Quelle en est la portée ?
R. En fait, ils ne récoltent pas grand chose. Ils ne sont pas en mesure de briser notre système de brouillage généré par des ordinateurs de pointe, qui concerne la plupart des informations que nous transmettons. Ils font beaucoup d’efforts pour comprendre comment fonctionne notre radar, et ils essaient de trouver des choses en travaillant sur certains codes de bas niveau utilisés par des pays comme l’Allemagne et les pays scandinaves avec nous échangeons. Leur SIGINT est géré par le KGB.
Il faut comprendre que nous les avons encerclés avec nos bases. Ils essaient de compenser le manque de bases à l’aide de chalutiers pour la collecter des données, mais ce n’est pas la même chose. Ils sont sur la défensive.
Q. Que voulez-vous dire par là ?
R. Qu’ils sont sur la défensive ? Eh bien, une des choses que vous découvrez assez rapidement est que toute cette histoire de menace communiste est un non-sens. Toute la perspective soviétique de leur armée et leurs services de renseignement est totalement différente de la nôtre. Ils sont totalement adaptés pour la défense et pour répondre à un certain type d’attaque. Autres que les capacités stratégiques relatives à l’équilibre nucléaire ultime, leurs capacités aériennes sont solidement construites autour de la défense contre la pénétration. Ils ont mis en place la zone « avancée » - notre terme pour les pays dits du bloc de l’Europe de l’Est - moins comme un tremplin vers l’Europe que comme une zone tampon. Les seules forces soviétiques sont des forces de défense aérienne, les forces de sécurité. Disons-le comme ça : toute leur technologie n’est pas de nature offensive, ils n’ont tout simplement pas les capacités pour une offensive tactique comme nous. Ils n’ont aucun soutien d’attaque, par exemple. Les navires soviétiques sont principalement orientées vers la protection de leurs côtes. En fait, ils ont un genre de transporteur, mais c’est un transporteur d’hélicoptères anti-sous-marins. Autre chose : ils ont un grand nombre de combattants, mais presque pas de chasseurs-bombardiers. Ils ont une grande force sous-marine, mais compte tenu du fait qu’ils sont complètement encerclés par les Etats-Unis, c’est vraiment aussi une question stratégique.
Tout ce que nous avons fait en Turquie était un soutien direct à un certain type d’opération militaire, généralement quelque chose comme des survols clandestins, des infiltrations, des pénétrations. Si la seule chose qui nous intéressait avait été ce qu’on appelle un « effet de dissuasion invulnérable » nous aurions pu facilement obtenir notre information via satellite. On n’a pas besoin de ces sites gigantesques en Europe et en Asie pour cela.
Q. Vous avez dit que l’une des principales cibles de la NSA était le programme spatial soviétique. Quel type de matériel vous intéressait ?
R. Tout. De toute évidence, l’une des choses que nous voulions savoir était s’ils étaient prêts à placer une station en orbite. Mais nous savions tout ce qui se passait dans leur programme spatial. Par exemple, avant d’arriver en Turquie, une de leurs fusées avait explosé sur la rampe de lancement et deux de leurs cosmonautes avaient été tués. Un est mort aussi pendant que j’étais en Turquie. C’était Soyouz, je crois. Il avait rencontré des problèmes de rentrée en revenant d’orbite. Ils n’arrivaient pas à déclencher le parachute pour ralentir la chute de la capsule. Ils ont compris quel était le problème deux heures avant sa mort, et se sont démenés pour le réparer. Ca parlait en russe, évidemment, mais nous avons tout enregistré et écouté plusieurs fois par la suite. Kossyguine a appelé personnellement. Ils ont eu une conversation vidéo-téléphone. Kossyguine pleurait. Il lui a dit qu’il était un héros et qu’il avait accomplit un grand exploit dans l’histoire russe, et qu’ils étaient fiers et qu’il ne serait pas oublié. La femme du type lui a parlé aussi. Ils ont parlé pendant un certain temps. Il lui a dit comment gérer leurs affaires, de ce qu’il fallait faire avec les enfants. C’était assez terrible. Vers les derniers instants, il a commencé à s’effondrer, en disant : « Je ne veux pas mourir, vous devez faire quelque chose. » Puis il y a eu juste un cri quand il est mort. Je suppose qu’il a été incinéré. La chose étrange est que nous étions tous assez secoués par cette histoire. De maintes façons, notre travail rendait les Russes plus humains. On les étudiait tellement et ont les écoutait pendant tellement d’heures qu’on avait assez rapidement avec la sensation qu’on les connaissait mieux que les nôtres.
Q. Lorsque que vous surveilliez l’Union soviétique, quel genre d’information aurait été considérée comme très importante ou grave ?
R. D’une certaine manière, on le faisait presque systématiquement. Autrement dit, il y a certains moments que les activités de l’entité ciblée sont d’une nature si importante qu’un rapport spécial, appelé CRITIC, doit être envoyé. Cet rapport est envoyé à travers le monde via un réseau de communication appelé CRITICOM. Les gens du réseau, en plus de la NSA, appartiennent à d’autres services de renseignement ou diplomatiques qui pourraient tomber sur une information d’une importance telle que le Président des Etats-Unis devrait en être immédiatement informé. Quand un CRITIC est diffusé, un analyste ne peut pas travailler seul dessus. Le volume d’informations à corréler est trop grand.
Q. Vous avez un exemple ?
R. Eh bien, l’un des plus étranges que je jamais lus fut envoyé par notre base à Crète. Un des analystes avait localisé un bombardier soviétique qui avait atterri au milieu du lac Baïkal. Il savait qu’il ne s’était pas écrasé à cause des communications qu’il avait interceptées, et il pensait qu’ils avaient mis au point une nouvelle génération de bombardier capable de se poser sur l’eau. Cela s’est avéré une grosse erreur parce qu’il avait oublié que pendant les trois quarts de l’année, ce lac est complètement gelé.
Mais en réalité, ce genre de chose est rare. La plupart des critiques se fondent sur un raisonnement solide et des données. Vous travaillez non-stop, parfois pendant 30 heures d’affilée pour recoller les morceaux. Ce sont des moments où le travail cesse d’être routinier. Je suppose que c’est pour cela qu’ils ont une expression pour définir le travail à la NSA : « des heures d’ennui et des secondes de terreur ».
Q. Avez-vous jamais émis un rapport CRITIC ?
R. Oui, plusieurs. Pendant la Tchécoslovaquie, par exemple, quand il est devenu évident que les Soviétiques déplaçaient leurs troupes. Nous avons également émis un certain nombre de CRITICS au cours de la guerre de 1967 au Moyen-Orient.
Q. Pourquoi ?
R. Eh bien, je faisais partie d’une équipe d’analyse qui avait prédit la guerre au moins deux mois avant. Je crois que nous avons publié notre premier CRITIC à ce sujet en Avril. Nous l’avons fait sur la base de deux sources. Premièrement, nous et la station à Crète avions tous deux recueillis des données dès Février que les Israéliens s’armaient à tour de bras, regroupaient des hommes et du matériel, et effectuaient des exercices militaires - tout ce qu’un pays fait pour se préparer à la guerre. Deuxièmement, il y avait des indications que les Soviétiques étaient convaincus qu’il allait y avoir une guerre. Nous le savions par le trafic intercepté sur les comptes-rendus diplomatiques envoyés à Moscou à un général commandant une région particulière. Et en Avril ils avaient fait décoller leur version de parachutistes des forces spéciales, vers la Bulgarie. Normalement, ils sont basés dans le Trans-Caucase, et nous savions que selon leurs plans d’urgence, la Bulgarie constituait une rampe de lancement vers le Moyen-Orient. Parce que certaines de ces forces recevaient des formations aux langues israéliennes et arabes.
Q. Tout cela laisse n’éclaircit pas beaucoup la séquence des événements qui ont immédiatement précédé la guerre des Six Jours - les différentes contre-attaques, le retrait de l’ONU, la fermeture du détroit (de Suez). Est-ce que les informations de la NSA permettent d’éclaircir ce point ?
R. Non, pas vraiment. Mais une des choses que nous a trompé au début est le fait que jusqu’aux derniers jours avant la guerre, les Arabes ne faisaient rien pour s’y préparer. Ils ne s’entraînaient pas à faire décoller leurs avions. C’est la raison pour laquelle il y eut un chaos total lorsque les Israéliens ont attaqué.
Q. Comment la Maison Blanche a-t-elle réagi à vos rapports ?
R. Eh bien, dans chaque message que nous envoyions, nous mettions toujours nos commentaires à la fin - il y a une case spéciale dans le formulaire - et on écrivait quelque chose comme « Pensons qu’il y a une certaine préparation pour une attaque israélienne. Commentaires bienvenus ». Ils ne les ignoraient pas exactement. Ils répondaient, « Croyons que cela mérite une analyse plus approfondie », ce qui signifie en clair « Nous ne vous croyons pas vraiment, mais continuez à nous envoyer des informations ». En fait, nous avons tous reçu des citations spéciales lorsque tout était fini.
Q. Pourquoi ne vous ont-ils pas cru ?
R. Je suppose parce que les Israéliens les avaient rassurés qu’ils n’allaient pas attaquer et [le Président] Johnson les a crus.
Q. Vous souvenez-vous du « Liberty », le navire de la communication, que nous avions envoyé près des côtes et qui fut torpillé par des canonnières israéliennes ? Le terme officiel à l’époque était que tout cela était une erreur. Johnson a parlé d’ « épisode navrant » dans The Vantage Point. Comment cadre-t-il avec votre version ?
R. L’idée d’envoyer le « Liberty » venait justement du fait que les Etats-Unis ne savaient tout simplement pas ce qui se passait. Nous l’avons envoyé près des côtes afin de trouver des informations concrètes sur les intentions des Israéliens. Ce qu’il a découvert, entre autres, est que Dayan avait l’intention de pousser jusqu’à Damas et le Caire. Les Israéliens ont tiré sur le « Liberty », et bien endommagé et tué plusieurs membres de l’équipage, et lui ont dit de s’éloigner. Après cela, la situation est devenue très tendue. Il était assez clair que la Maison Blanche avait était surprise avec le pantalon autour des chevilles.
Q. Qu’est-ce que les Russes ont fait ?
R. Les forces spéciales ont embarqué dans les avions. Ils ont décollé de la Bulgarie et leur intention était clairement de larguer des troupes sur Israël. A ce stade, il était devenu assez clair que nous approchions une situation où la troisième guerre mondiale pourrait se déclencher à tout moment. Johnson a appelé [les Soviétiques] sur la ligne rouge et leur a dit que nous nous dirigions vers un conflit si leurs avions de faisaient pas demi-tour. C’est ce qu’ils ont fait.
Q. Il n’y avait que des unités aéroportées en mouvement ?
R. Non Il y avait toutes sortes d’autres mouvements aussi. Certaines de leurs forces navales avaient commencé à se déplacer, et il y avait une activité accrue chez leurs bombardiers à longue portée.
Q. Et cette idée que Dayan voulait pousser jusqu’aux villes que vous avez mentionnées. Qu’est-il arrivé ?
R. Il en a été empêché, en partie à cause de la pression des États-Unis, en partie par des gens de l’appareil politique israélien. Il s’est un peu assagi et n’a jamais repris le contrôle total de l’armée.
Q. Comment savez-vous cela ?
R. Comme je l’ai dit plus tôt, la NSA surveille chaque gouvernement. Cela comprend Tel Aviv. Tous les signaux diplomatiques de la capitale allers et retours ont été interceptés. Toujours à cette même époque, nous étions en train de copier les Français, qui étaient très impliqués dans les deux camps et jouaient une sorte de bons offices diplomatiques entre Le Caire et Tel Aviv. En ce qui concerne Dayan, l’information provenait de notes informelles des analystes à Crète qui étaient plus près de la situation que nous. Les analystes envoyaient ces notes informelles d’une station à l’autre pour se tenir mutuellement informés de ce qui se passait. Une de ces notes que je ai eues de Crète disait que Dayan avait été rappelé du théâtre des opérations et réprimandé. De toute évidence, les Israéliens avaient fini par se taper sur les doigts par les Etats-Unis.
Q. Qu’est-ce que les Russes ont fait après que la situation se soit calmé un peu .
R. Immédiatement après la guerre – pas le début, mais vers la fin - ils ont déclenché le transport aérien le plus massif de toute l’histoire vers le Caire et Damas. Des fournitures, de la nourriture, et certains équipements médicaux, mais surtout des armes et des avions. Ils ont envoyé des MIG-21 entièrement assemblés, avec le plein et prêts à voler, dans le ventre de leurs immenses 101-10s. À l’atterrissage, les portes ouvrirait, et les MIG sortaient, prêts à décoller. Il y avait aussi quelques manœuvres politiques à l’intérieur de l’Union soviétique tout de suite après. Je ne me souviens pas tout à fait des détails, mais c’était surtout dans l’armée, pas au bureau politique.
Q. Nous surveillons régulièrement les communications d’alliés comme Israël ?
R. Bien sûr.
Q. Qu’apprenons-nous d’autre ?
R. Pratiquement tout. Par exemple, nous savons que les Israéliens préparaient des armes nucléaires sur leur site à Dimona. Une fois l’ambassadeur des Etats-Unis à Israël s’y est rendu là. Ils prétendaient qu’il s’agissait d’une usine de textile, et quand il y est allé, ils lui ont présenté un nouveau costume. C’était une mascarade, bien sûr. Ils n’avaient pas encore d’ogives mais ils n’en étaient pas loin. Je suis sûr qu’ils doivent avoir un système de lanceurs maintenant. Il a été dit que des conseillers scientifiques américains les aidaient. Je veux dire que c’est ce qui se disait au sein de la communauté du renseignement. Je n’avais de preuves. Mais la bouche à oreille est généralement assez précis.
Q. Tout ce dont nous avons parlé est classifié ?
R. Presque tout.
Q. Qui décide ?
R. Moi. Des analystes de la NSA. Dans l’Agence, la classification la plus basse est « confidentiel ». Tout ce qui n’est pas spécifiquement classifié est par défaut confidentiel. Mais les données de SIGINT sont super-classifées, ce qui signifie que seuls ceux de la communauté de SIGINT y ont accès, et c’est limité à uniquement ce qu’ils ont « besoin de savoir ». Beaucoup de choses sur lesquelles j’ai travaillé était « secret » ou « top secret », qui est la plus haute classification. Mais après un certain temps j’ai réalisé que nous classifions les informations en partie seulement à cause de l’ennemi. Il semblait qu’ils étaient presque aussi intéressés à cacher les choses au public américain qu’aux Soviétiques. Mince, j’ai classifié « top secret » des bulletins météorologiques, interceptés à partir de sous-marins soviétiques. Les Soviétiques connaissaient certainement ces informations. Je me souviens quand j’étais à l’école à San Angelo, un des instructeurs nous a donné une grande conférence sur la classification des données et il a dit que c’était nécessaire, car cela ne ferait que troubler le peuple américain s’il avait accès à ces données. Ce sont ses mots exacts. En fait, j’ai moi-même employé ces mots lorsque je formais les personnes qui travaillaient pour moi.
Q. Quelles étaient vos relations avec nos alliés ?
R. Je dois faire une digression pour répondre à ça. La communauté de SIGINT a été définie par un traité TOP SECRET signé en 1947. Il a pour nom le traité UKUSA. La NSA a signé au nom des Etats-Unis et est devenue ce qu’on appelle le Premier Tiers du traité. La GCHQ de la Grande-Bretagne a signé pour eux, la CBNRC pour le Canada, et le DSD pour l’Australie et la Nouvelle Zélande. Ils sont tous appelés Deuxième Tiers. En outre, plusieurs autres pays ont signé - allant de l’Allemagne de l’Ouest au Japon - au fil des ans en tant que Troisième Tiers. Parmi les Premiers et Deuxième Tiers, il est censé y avoir un accord général pour ne pas restreindre les échanges de données. Bien sûr, ce n’est pas le cas dans la pratique. Les pays du Troisième Tiers ne reçoivent absolument rien de nous, tandis que nous obtenons tout ce qu’ils ont, bien que généralement ce n’est très fiable. Nous avons également travaillé avec des soi-disant Parties neutres qui ne sont pas signataires du traité UKUSA. Ils nous vendent tout ce qu’ils arrivent à capter par radar sur leurs frontières avec l’URSS.
En réalité, le traité est une voie à sens unique. Nous le violons, même avec nos alliés du Deuxième Tiers en surveillant constamment leurs communications.
Q. Est-ce qu’ils savent ?
R. Probablement. En partie, nous sommes autorisés à le faire à des fins COMSEC dans le cadre de l’OTAN. COMSEC, c’est la sécurité des communications. C’est censé être une vérification aléatoire des procédures de sécurité. Mais je sais que nous surveillons également constamment leurs trucs diplomatiques. En Angleterre, par exemple, notre installation de Chicksands surveille toutes leurs communications, et l’unité de la NSA dans notre ambassade à Londres surveille des choses moins importantes à Whitehall. Encore une fois, c’est la technologie qui est la clé. Ces alliés ne pourraient assurer la sécurité même s’ils le voulaient. Ils travaillent tous avec des machines que nous leur avons fournies. Il n’y a aucune chance pour eux d’être à égalité avec nous sur le plan technologique.
Il y a néanmoins une illusion de coopération. Nous allions parfois à Francfort pour des réunions d’information. Le siège de la NSA Europe, la région européenne de sécurité, et plusieurs autres ministères de la communauté de SIGINT sont situées à l’intérieur du bâtiment d’IG Farben. Nous croisions des gens de la GCHQ et d’autres pays. C’était assez chaleureux. En fait, j’en suis arrivé à avoir beaucoup de respect pour les analystes anglais. Ce sont de vrais professionnels, et certains sont passés maîtres dans l’analyse. Ils ont vingt-cinq ou trente ans de métier et apprennent beaucoup. Le CGG est également situé dans ce bâtiment. C’est l’agence ouest-allemande. La plupart sont d’anciens nazis. On les charriait chaque fois qu’on les croisait en les saluant avec des Sieg-Heil.
Une fois j’ai su que Hubert Humphrey se trouvait dans le bâtiment. C’était en 1967, lorsqu’il était vice-président. La réunion d’information concernait la force aérienne tactique soviétique et ses capacités. C’était tout à fait courant. Il a posé quelques questions assez stupides, ce qui a montré qu’il n’avait pas la moindre idée de qu’était la NSA ni ce qu’elle faisait.
Q. Mais vous avez dit que vous envoyiez souvent des rapports directement à la Maison Blanche.
R. Oui, je l’ai fait. Mais le matériel envoyé est nettoyé de toute référence quant à son origine. Chaque matin, le président reçoit un résumé quotidien compilé par la CIA. Ce résumé contient probablement une bonne partie de choses de la NSA, mais sans mention de la source de ces informations ni des moyens utilisés pour les recueillir. C’est comme ça qu’un homme comme le vice-président peut être totalement ignorant de la façon dont l’information est générée.
Q. Jusqu’à présent, nous avons parlé de différents types de collecte de renseignements électronique sophistiqué. Qu’en est-il des communications au sol ?
R. Je n’en connais pas l’ampleur, mais je sais que la mission de la NSA à l’ambassade de Moscou a procédé à quelques écoutes. Bien sûr, tous les appels téléphoniques transatlantiques et trans-Pacifiques vers ou à partir des Etats-Unis sont sur écoute.
Chaque conversation, privé, commercial, peu importe, est automatiquement interceptée et enregistrée sur bandes. La plupart ne sont jamais écoutées, et sont effacées au bout de quelques semaines. On procède à une sélection aléatoire parmi toutes ces bandes pour en écouter un certain nombre et déterminer s’ils contiennent quelque chose qui en vaut la peine. En outre, certaines conversations téléphoniques sont régulièrement écoutées le plus vite possible. Ce sont celles de personnes qui effectuent un nombre inhabituel d’appels internationaux ou qui ont été placées sur écoute pour une raison précise.
Q. Qu’en est-il de l’Afrique ? Est-ce que la NSA a des installations là-bas ?
R. Oui, en Ethiopie sur la côte Est et au Maroc sur la côte Ouest. Celles-ci couvrent l’Afrique du Nord, des régions de la Méditerranée, et des parties du Moyen-Orient.
Q. Recueillent-ils des renseignements sur les insurgés africains ?
R. Je suis allé à l’Afrique une fois pour des vacances. J’ai compris qu’il y avait des USD, ce sont des unités de soutien direct, qui travaillent contre le Mozambique, la Tanzanie, l’Angola, ces pays. Ces USD sont des unités navales au large des côtes. Elles sont chargées de deux choses : d’abord, suivre les forces portugaises autochtones ; et, deuxièmement, les forces de libération.
Q. L’information est-elle employée contre la guérilla ?
R. Je n’en suis pas sûr. Mais je serais surpris du contraire. Il y a des informations qui sont collectées. Ces informations sont renvoyées à la NSA Europe, bien sûr. Elles n’ont pas de valeur stratégique pour nous, alors on les passe à l’OTAN - un de nos consommateurs. Le Portugal fait partie de l’OTAN, et reçoit donc ces informations. Je sais que des unités navales américaines se livraient à des repérages directs des forces de libération. Le navire reçoit par exemple un signal qui est analysé pour déterminer s’il provient de la guérilla, disons en Angola, puis fait des recoupements avec notre site en Ethiopie, qui lui aussi a intercepté le signal, afin de localiser la source.
Q. Avez-vous jamais eu des doutes sur ce que vous faisiez ?
R. Non, pas vraiment, pas à ce moment-là. C’était un bon travail. J’avais à peine 21 ans ; J’avais beaucoup d’opérateurs sous mes ordres ; J’ai beaucoup voyagé - à Francfort, par exemple, au moins deux fois par mois pour des réunions d’information. J’étais considéré comme une sorte de prodige, et ce depuis l’école à San Angelo. Je suppose que vous pourriez dire que j’avais assimilé toutes les choses inculquées, qu’on faisait partie d’une élite. Je progressais très rapidement, en partie à cause d’un manque de personnel qui est arrivé au moment où je suis arrivé en Turquie, et en partie parce que j’aimais ce que je faisais et je travaillais comme un fou. Mais, comme je l’ai dit plus tôt, j’avais développé une attitude différente envers l’Union soviétique. Je ne les voyais pas comme un ennemi ou quelque chose comme ça. Tous ceux avec qui je travaillais avait à peu près le même sentiment. Nous étions tous des protagonistes d’un grand jeu – c’est ce que nous pensions. Nous nous sentions très supérieurs aux gens de la CIA personnes avec qui avions parfois des contacts. Il y avait beaucoup de frictions entre eux et nous, et nous leur cachions très soigneusement nos informations.
Q. Y avait-il beaucoup de ce qu’on appellerait un esprit de corps chez les gens de la NSA ?.
R. À certains égards, oui ; à d’autres, non. Oui, dans le sens où il y en avait beaucoup comme moi - qui mangeaient, buvaient, dormaient NSA. Le fait même d’avoir l’habilité de sécurité la plus élevée vous fait penser d’une certaine façon. Vous êtes détaché du reste de l’humanité. Comme par exemple, une des règles était - et cela avait défini dés l’école à San Angelo - que nous ne pouvions prendre des médicaments comme du pentothol de sodium en cas d’urgence médicale, du moins pas comme ils sont employés pour la plupart des gens. Vous savez, les médicaments genre sérums de vérité. Je me souviens une fois, un de nos analystes a eu un accident de voiture en Turquie et s’était sérieusement amoché. Il était semi-conscient et à l’hôpital. Il y avait un médecin et une infirmière, tous les deux avec leur habilitation de sécurité, qui le soignaient. Et l’un d’entre nous était toujours présent dans sa chambre pour faire en sorte que, s’il délirait, qu’il ne parle pas trop fort. Permettez-moi de dire encore une fois que toutes ces données que vous brassez, ces mots, ces codes, tout, devient une partie de vous. Il m’arrive de rêver en code. Et aujourd’hui encore, lorsque j’entends certains mots de code TOP SECRET, quelque chose en moi remue.
Mais en dépit de tout cela, il y a aussi beaucoup de corruption. Un bon nombre de personnes à la NSA se livrent à des activités illégales d’une sorte ou d’une autre. C’est considéré comme l’un des avantages sociaux de l’emploi. Vous savez, mettre du beurre dans les épinards. Pratiquement tout le monde se livre à une sorte de contrebande. Je n’ai pas vu de trafic d’héroïne ou des choses comme ça, comme je l’ai vu plus tard chez les gens de la CIA quand je suis arrivé au Vietnam, mais la plupart d’entre nous, moi y compris, se sont livrés à une sorte de contrebande en douce. Du petit marché noir de cigarettes ou de devises jusqu’au trafic de véhicules, de réfrigérateurs, ce genre de choses. Quand j’étais en Europe, j’ai appris que quelques personnes au sein de la NSA stationnées à Francfort étaient impliquées dans la traite des blanches. On a du mal à le croire. Ils transportaient des femmes qui avaient été enlevées en Europe vers les émirats du Moyen-Orient à bord des avions de la sécurité. C’était parfait pour tout type d’activité de ce genre. Il n’y avait pas de douane ou quelque chose du genre pour les gens de la NSA. Moi-même, j’ai trempé dans le trafic de devises. Beaucoup d’entre nous mettions notre argent en commun, pour acheter lors de nos voyages certaines devises, pour les échanger à un taux favorable. Je me faisais quelques milliers de dollars à chaque fois. C’était une aubaine. Mon salaire de base était de 600 $ par mois, et je me faisais au moins le double avec mes trafics de devises. Cela semble assez grave, je sais, mais le sentiment était, « Qu’est-ce que ça peut faire, on ne fait de mal à personne ». Il m’est difficile de raconter tout ça maintenant. En regardant en arrière, c’est comme si c’était une autre personne qui faisait et pensait ces choses.
Q. Tout ça a l’air d’avoir été une très bonne affaire - le travail, ce que vous appelez les avantages sociaux, et tout ça. Pourquoi êtes-vous allé au Vietnam ?
R. J’étais à Istanbul depuis plus de deux ans, c’est une des raisons. Et une autre, eh bien, le Vietnam était le grand événement du moment. Je n’étais pas vraiment pour la guerre, mais je n’étais pas non plus contre. Beaucoup de gens en Europe y allaient, et je voulais aller voir ce qui se passait. Avec le recul, je n’avais pas de véritables raisons, mais c’est comme ça.
Q. Vous étiez volontaire ?
R. Oui. Pour le Vietnam et pour voler. Ils m’ont refusé les deux.
Q. Pourquoi ?
R. A cause de mon niveau d’habilitation. Ce que je savais était trop délicat pour me laisser errer dans une zone de guerre. Si j’étais capturé, j’en savais trop. Ce genre de chose. Mais j’ai tiré quelques ficelles. J’avais fait ce qu’on appelle des amis haut placés. Finalement, j’y suis allé. D’abord, j’ai p ris de longues vacances – je suis allé à Paris pendant un certain temps et ce genre de chose. Ensuite, on m’a renvoyé aux États-Unis dans une école.
Q. Quel genre d’école ?
R. C’était au Texas, près de Brownsville. Je appris un peu le vietnamien et beaucoup de choses sur l’ARDF - la radiogoniométrie aéroportée. C’était totalement différent de ce que j’avais fait auparavant. C’était du pratique. Plus d’analyse stratégique, juste du pratique. J’ai du revoir tout mon mode de pensée. J’allais voler dans ces grands EC-47 – des plates-formes aéroportées – pour localiser les forces terrestres ennemies.
Après cette première phase, au Texas, je suis allé à quelques bases aériennes ici en Californie et j’ai appris à sauter en parachute, puis dans l’État de Washington dans une école de survie. Cela a duré trois semaines et ce n’était pas drôle du tout. Il y faisait un froid de canard. Je suppose que c’était pour apprendre à survivre dans la jungle... Je n’ai jamais compris ce truc. Nous avons fait des choses comme se parachuter dans les montagnes en équipes de défense et apprendre les techniques d’évasion et de fuite. On divisait l’équipe composée de trois hommes par certaines fonctions - un gars chargé de trouver la nourriture, pendant qu’un autre s’échinait à repérer la configuration du terrain, ce genre de chose. Nous étions sortis pour deux jours avec une demi-parachute et un seul couteau pour toute l’équipe. Curieusement, nous avons réussi à construire un piège et attraper un lapin. Nous l’avons cuisiné sur un feu que nous avons allumé avec quelques allumettes que nous avions planquées sur nous. C’était terrible. Nous avions aussi planqué cinq barres chocolatées, et ils étaient plutôt bons. Ensuite, nous avons été capturé par des soldats portant des pyjamas noirs. Ils nous ont mis dans les cellules et ont essayé de nous briser. C’était un jeu, mais ils le prenaient très au sérieux même si ce n’était pas notre cas. Il y a eu des moments ridicules. Ils ont joué des chansons pacifistes de Joan Baez sur des hautes-parleurs. C’était censé nous faire croire que les gens chez nous ne nous soutenaient plus et que nous ferions mieux de rejoindre l’ennemi. Nous avons bien aimé la musique, bien sûr. Après ça, j’ai été évacué.
Q. Combien de temps êtes-vous resté au Vietnam ?
R. Treize mois, de 1968 à 1969.
Q. Où étiez-vous ?
R. A Pleiku la plupart du temps.
Q. Est-ce là où la majorité du travail de renseignement est effectué ?
R. Non, il y a une unité à Da Nang qui fait l’essentiel du travail à plus long terme, et l’unité principale est à Phu Bai. C’est la base la plus sécurisée au Vietnam. Une ancienne base française, juste en dessous de Hue et complètement entourée par un champ de mines. Il est sous attaque en ce moment. Les personnes qui y sont installées – environ deux mille - seront probablement les derniers au Vietnam. Je ne sais pas si vous le savez, mais le premier Américain tué au Vietnam l’a été à Phu Bai. C’était un homme de la NSA, qui travaillait sur la goniométrie à courte portée sur un véhicule blindé – vous savez, un de ces fourgons avec une antenne sur le toit. C’était en 1954. On nous a raconté ça pour renforcer notre esprit de groupe.
Q. Qu’avez-vous fait là-bas ?
R. Comme je l’ai dit, la radiogoniométrie est la principale activité, la mission primordiale. Plusieurs techniques de collecte sont utilisées. La quasi-totalité impliquent les plates-formes aéroportées que j’ai mentionnées. Ce sont des C-47, avec un E devant le C-47 parce qu’ils sont affectés à la guerre électronique. Chaque mission a un nom. Le notre était Combat Cougar. Nous avions deux ou trois opérateurs à bord et un analyste, c’était moi. L’avion était rempli de matériel électronique, de radios et d’équipement spécial, d’une valeur de 4 millions de dollars, tout informatisé et très sophistiqué. La technologie semblait faire des progrès tous les cinq mois. En guise d’anecdote, je peux vous dire que c’est une version antérieure de cet équipement qui a été utilisée en Bolivie, avec des détecteurs à infrarouge, pour traquer Che Guevara.
Q. Quelle était votre mission précise ?
R. Des avions de Combat Cougar décollaient et volaient sur une route particulière au-dessus d’une partie de l’Indochine. Nous étions principalement chargés de l’information de premier niveau, à savoir rechercher des unités terrestres ennemies combattantes ou se préparant au combat. C’était notre première priorité. Dès que nous repérions une de ces unités, nous devions la localiser. La localisation se faisait par triangulation avec d’autres plates-formes aéroportées, ou avec des équipements au sol, ou même avec des navires. Alors nous envoyions les coordonnées à l’UAD sur le terrain – ce sont des unités de soutien direct - à Phu Bai ou Pleiku. Ils entraient les données dans leurs ordinateurs et appelaient les B-52 ou l’artillerie.
Q : Vous vouliez à quelle altitude ?
R. Nous étions censés voler à 8000 pieds, mais c’était trop haut, alors nous descendions jusqu’à 3000.
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Piste de ravitaillement Ho Chi Minh
Q. On entend beaucoup parler de capteurs sismiques et acoustiques et ce genre de chose. Est-ce que cela faisait partie de votre équipement ?
R. Pas du tout. Ce n’était pas vraiment efficace. Pas mal d’appareils étaient endommagés à l’atterrissage ; certains commencent à émettre puis s’arrêtaient ; d’autres étaient récupérés par les Vietnamiens et falsifiées. Ceux qui fonctionnaient ne faisaient pas la différence entre des mouvements de civils et militaires. Quelles que soient les données collectées avec ces capteurs placés sur la Piste (Ho Chi Minh - NdT) ou dans la DMZ (zone démilitarisée – NdT), on ne prenait jamais d’initiatives sans une corrélation avec nos propres données.
Q. Comment l’Armée Nord-Vietnamienne et le FLN communiquent leurs ordres de bataille ? Ils semblent réussir à nous prendre par surprise, alors que d’après ce que vous avez dit plus tôt, l’Union soviétique en est incapable.
R. Oui, car il n’y a pas de grands ordres de bataille, sauf dans quelques cas. Presque tout est décidé à un niveau local sur le terrain. C’est pour cela que la plupart de nos efforts sont dirigés vers les communications de bas niveau, dont je vous ai parlé. Les opérations de la NSA au Vietnam sont entièrement tactiques, de soutien à des opérations militaires. Même les choses à long terme, sur la défense anti-aérienne nord-vietnamienne et la diplomatie, sur le transport de et vers (le port) de Haiphong - les données recueillies à Da Nang, par la base aérienne Clark Air Force Base aux Philippines et un peu en Thaïlande – sont employées uniquement à des fins tactiques. Les données sont destinées à nos bombardiers qui entrent au Nord-Vietnam. Elles ne sont pas destinées à sonder ou tester les défenses d’une unité, comme en Europe. Tout est axé autour de la localisation des forces ennemies.
Q. Quel serait l’effet si les États-Unis devaient abandonner les installations au sol comme celles que vous avez mentionnées ?
R. Eh bien, nous n’aurions pas des renseignements aussi précis sur les capacités des Nord-Vietnamiens à abattre nos avions. Nous ne saurions pas ce que leur radar fait ou pourrait faire, ni où sont situés leurs sites de missiles sol-air, ni quand leurs MIG vont décoller. Nous serions toujours capables de localiser leurs troupes au sol bien sûr. Cela ne change que lorsque nos forces aériennes, y compris les plates-formes aéroportées, décollent.
Q. L’Armée Nord-vietnamienne et le FLN doivent avoir certaines contre-mesures. Sinon, ils ne seraient pas aussi efficaces.
R. En fait, vous avez raison, mais il ne faut pas sous-estimer l’étendue des dégâts causés par les frappes rendues possibles grâce à nos données. Dans une certaine mesure, cependant, les Vietnamiens ont développé un moyen de contrer nos techniques. Leur siège dans le Nord est connu comme MRTTH - Région Militaire Tri Tin Hue. Il est situé de l’autre côté de la vallée, légèrement à l’intérieur du Laos. Le MRTTH dispose d’un vaste complexe d’antennes tendues partout dans la jungle. Quand ils transmettent des ordres, ils jouent avec des boutons, et le signal passe sur une zone de plusieurs-kilomètres à travers différentes antennes. Lorsque vous êtes dans une de ces plates-formes aéroportées, l’effet est le suivant : vous obtenez un signal et vous le localiser. Il sera à neuf kilomètres dans une direction, puis à douze kilomètres dans une autres. Nous n’avons jamais localisé le MRTTH. C’est une de nos grandes priorités.
Q. Mais les données recueillies par repérages était-elles efficaces ?
R. Oui, en général. Au moins pour la localisation des unités sur le terrain. Cela aboutit parfois à des actions de grande envergure. Par exemple, le premier bombardement qui n’a jamais eu lieu à partir des données de ARDF a eu lieu en 1968. Il y avait une zone à environ 19 kilomètres au sud-ouest de Hue que nous avions survolé. Certaines communications que nous avons recueillies et analysées indiquaient qu’il y avait quelques unités de l’armée Nord-Vietnamienne ou des Vietcongs concentrées dans une petite zone, d’environ un kilomètre de diamètre. Le Général Abrams a personnellement ordonné le plus grand raid de B-52 au Vietnam à cette époque. Il y avait une sortie par heure pendant trente-six heures, et trente tonnes larguées à chaque sortie. Tout a été tout simplement dévasté. Je veux dire rasé. Il a fallu du temps avant même qu’ils puissent envoyer des hélicoptères dans cette région pour évaluer les dégâts à cause de l’odeur de la chair brûlée. Sur le périmètre de la zone, il y a eu des Vietnamiens tués uniquement par les ondes de choc. Le problème était qu’il n’y avait pas moyen de distinguer les morts militaires des civils. C’était connu. Plus tard, la zone fut baptisée les Champs d’Abrams. C’était une des choses qui ont commencé à m’éloigner de la guerre.
Q. Vous avez dit que votre première priorité était de localiser les unités ennemies sur le terrain. Quels étaient les autres cibles ?
R. Le ravitaillement, principalement. Nous avons essayé, sans beaucoup de succès, d’identifier leurs moyens de ravitaillement. Tout au long de la Piste, les Vietnamiens ont ces entrepôts souterrains gigantesques appelées « bantrams », qui abritent aussi bien des hommes que du matériel. L’idée est que dans le cas d’une offensive comme celle qui se déroule actuellement, ils ne sont pas obligés d’aller au nord pour du matériel. Ils les ont à disposition, dans ces bantrams, en quantité suffisante pour tenir longtemps à un niveau assez élevé d’activité militaire. Ils avaient environ 11 bantrams quand j’y étais. Nous ne savions où ils se trouvaient qu’à trente ou quarante kilomètres près, mais pas plus. Je me souviens de la première invasion du Laos par Dewey Canyon. J’ai effectué un soutien aérien. C’est arrivé parce que les 9e Marines sont entrés là-bas pour localiser des bantrams. Leur général était convaincu qu’il allait mettre fin à la guerre. Ce fut un véritable voyage de machos. Mais il a été assez rapidement rappelé par la Maison Blanche, lorsque ses troupes ont été massacrées.
Q. Qu’en est-il de l’idée d’une invasion (du Sud-Vietnam) par le Nord (Vietnam) ? Comment cela cadre-t-il avec les informations recueillies ?
R. Ca ne cadre pas. Il n’y a pas invasion. Toute l’opération vietnamienne contre Saigon et les États-Unis est un commandement militaire unifié dans toute l’Indochine. En réalité, c’est pratiquement un seul pays. Ils ne reconnaissent pas les frontières : ça se voit dans leur façon de penser, de combattre.
Q. Mais vous faites une distinction entre les forces Vietcongs et l’Armée Nord-Vietnamienne, n’est-ce pas ?
R. Oui, il y a des forces que nous avions classées VC et d’autres ANV. Mais c’est pour identification, comme les signaux d’appel des avions soviétiques. Les forces VC avaient tendance à fusionner, se séparer, puis se regrouper, elles se recomposaient souvent. En ce qui concerne l’ANV, nous utilisions les mêmes noms qu’ils utilisaient eux-mêmes, comme le 20e régiment. Hanoi contrôle l’infiltration, quelques troupes et des approvisionnements qui passent sur la Piste. Mais une fois arrivés dans une certaine zone, c’est le MRTTH qui prend le relais. Et en pratique, le MRTTH est contrôlé par le FLN-GRP.
Q. Comment le saviez-vous ?
R. Nous déchiffrions leurs messages tous le temps. Nous connaissions leur infrastructure politique.
Q. Vous voulez dire que votre intelligence aurait dans son rapport officiel que telle base MRTTH de l’autre côté de la vallée Ashau était contrôlée par le FLN ?
R. Bien sûr. Hanoi ne contrôlait pas cette zone d’opérations. Le MRTTH contrôlait toute la zone DMZ. Tout ce qui se trouvait au nord de Da Nang jusqu’à Vinh. C’est le FLN qui contrôle. Le MRTTH prend les décisions pour sa zone. Autrement dit : c’est une entité politique et militaire autonome.
Q. Vous dites que pour recueillir des renseignements et les exploiter sur le plan militaire, vous présumez qu’il n’y a qu’un seul ennemi ? Que le FLN n’est pas subordonné au Commandement Nord-Vietnamien ?
R. Exact. Et c’est le cas. Il y une chose que j’aimerais mettre en évidence. Le Renseignement fonctionne d’une manière totalement différente de la politique. La communauté du renseignement rapporte généralement les choses telles qu’elles sont. La communauté politique interprète cette information, la modifie, supprime certains faits et en ajoute d’autres. Prenez le rapport de la CIA selon lequel les bombardements au Vietnam n’ont jamais vraiment été efficaces, chose que tout le monde savait là-bas. C’est ce disaient nos rapports. Mais les infiltrations se sont poursuivies à un rythme soutenu. Mais évidemment, personne parmi le commandement militaire ou à Washington n’y prêtait attention.
Q. Quelles étaient les autres grandes priorités de renseignement, en plus de la localisation des unités terrestres, du MRTTH et des bantrams ?
R. L’une des plus étranges est venue des rapports du Nord Vietnam. Ces rapports indiquaient que le FLN avait deux Américains qui se battaient à leurs côtés dans le Sud. Nous avons affecté de moyens à cette tâche. Nous avons cherché des communications au sol contenant toute référence à ces Américains. Mais nous n’en avons jamais trouvé.

Q. Lorsque vous étiez au Vietnam, aviez-vous une idée de l’ampleur des opérations américaines en Asie du Sud-Est ou étiez-vous tout simplement absorbé uniquement par ces plates-formes aéroportées ?
R. J’étais très occupé. Mais je prenais des congés, bien sûr, et j’ai vu beaucoup de choses. Une chose qui n’a jamais été révélée, par exemple, était qu’il y avait une petite guerre en Thaïlande en 1969. Quelques-uns des membres de la tribu Meo s’étaient organisés et avaient attaqué les troupes royales thaïlandaises pour le contrôle de leur propre région.
Q. Qu’est-ce qui leur est arrivé ?
R. Eh bien, comme vous le savez, la Thaïlande est très importante pour nous. Une Thaïlande stable, je veux dire. Le CAS-Vientiane et le CAS-Bangkok ont été assignés pour réprimer ces soulèvements.
Q. Que signifie CAS ?
R. Ca désigne la CIA. Trois de nos avions de la NSA sont partis pour Udorn, où est située la base de la CIA en Thaïlande, et ont effectué un soutien direct aux opérations de la CIA contre les Méos. Nous avons localisé leurs positions pour permettre à la CIA d’entrer et de les bombarder.
Q. Vous voulez dire que des conseillers de la CIA se trouvaient dans les avions des forces aériennes Thaïes ?
R. Non, les avions de la CIA. Pas ceux d’Air America – ces derniers sont les avions de type commercial utilisés seulement pour le soutien logistique. Je parle d’avions militaires de la CIA. C’étaient des bombardiers non marqués.
Q. Quelles autres opérations clandestines de la CIA avez-vous rencontrées ?
R. D’après les rapports que je lisais, je savais qu’il y avait des gens de la CIA dans le sud de la Chine, par exemple, opérant en tant que conseillers et commandants des forces de commandos nationalistes chinoises. Ce n’était pas grand chose. Ils entraient et brûlaient des villages, et d’une manière générale semaient la pagaille. Les Chinois les qualifiaient toujours de « raids de bandits ».
Q. Quels étaient les objectifs de ces raids, à part le harcèlement ?
R. Il y a avait un peu de collecte de renseignements. Et une bonne partie concerne le contrôle du commerce de l’opium là-bas. Des officiers réguliers chinois nationalistes sont parfois appelés pour effectuer ces opérations. D’ailleurs, il y a aussi des forces nationalistes chinoises encadrées par la CIA qui opèrent au Laos et même dans le Nord-Vietnam.
Q : Avez-vous déjà rencontré aucun un de ces gens de la CIA ?
A. Bien sûr. Comme je l’ai dit, j’ai effectué des vols de soutien à leur petite guerre en Thaïlande. Je me souviens d’un des gars là-bas à Vientiane pour qui j’effectuais les tâches qui disait qu’il s’était rendu à plusieurs reprises dans le sud de la Chine.
Q. Vous avez été déçu par l’ensemble de l’opération au Vietnam ?
R. Oui.
Q. Pourquoi ?
R. Eh bien, pratiquement tout le monde la détestait. Tout le monde sauf les militaires de carrière qui étaient dans l’armée avant le Vietnam. Même après que la dévastation de la zone appelée Champs d’Abram dont je vous ai parlée, tout le monde était vraiment dégoûté, mais ces militaires de carrière n’arrêtaient pas de parler de tous les communistes que nous avions tués.
Pour moi, ça a commencé en partie lorsque nous nous sommes écrasés avec notre EC-47. Nous venions de décoller et nous étions à environ 300 pieds lorsque l’avion est tombé. Il s’est écrasé dans une rivière. Nous sommes sortis indemnes, mais je décidé qu’on ne me ferait plus monter dans un avion. Nous avons bu ce soir-là, et après, je passé deux semaines de congé à Bangkok. Quand je suis rentré à Saigon, j’ai pris un autre congé de trois jours à Na Trang. Le tout commençait à me taper sur le système. Je leur ai dit que je ne voulais plus voler. Il m’ont fichu la paix. Ils pensaient que j’allais m’en remettre. Mais ils ont fini par me demander pourquoi je refusais de voler. Je leur ai dit c’était insensé. Je ne voulais pas me crasher à nouveau, je ne voulais plus me faire tirer dessus non plus, j’avais peur. Je dis au directeur des opérations de vol que je n’allais plus le faire, et que je m’en fichais des conséquences. Curieusement, ils m’ont laissé tranquille. Ils ont décidé après quelques jours me nommer comme agent de liaison de l’armée de l’air à Phu Bai. J’ai donc passé les trois derniers mois là-haut à analyser les données provenant des plates-formes aéroportées, comme celles sur lesquelles j’avais volé, et de les communiquer à nos B-52. Puis tout d’un coup, c’est arrivé. J’ai eu le sentiment que toute cette guerre était pourrie. Je me souviens qu’à Phu Bai, il y avait deux analystes qui travaillaient avec moi. Nous n’en parlions jamais, mais nous avons tous fini par envoyer les bombardiers vers des lieux étranges – vers des sommets montagneux, vous savez, là où il n’y avait personne. Nous étions juste en train de faire passer le temps en attendant la fin de notre service militaire. Nous ignorions les priorités sur nos rapports, ce genre de chose.
C’est étrange. Quand je suis arrivé au Vietnam, tout le monde était encore enthousiaste à propos de la guerre. Mais au moment où je suis parti, à la fin de 1969, le moral était au plus bas un peu partout. La marijuana était devenu quelque chose de très importante. Nous en avons même fumé à bord des EC-47 où nous étions censés faire des repérages. Rappelez-vous, nous étions l’élite de l’armée.
Au début, j’aimais mon travail. C’était très excitant - voyager en Europe, au Moyen-Orient, en Afrique ; connaître tous les secrets. C’était toute ma vie, ce qui explique sans doute pourquoi j’étais meilleur que d’autres à mon travail. Mais ensuite, je suis allé au Vietnam, et ce n’était plus le grand jeu que nous jouions avec les Soviétiques. Des gens se faisaient tuer. Mes trois derniers mois au Vietnam ont été très traumatisants. Je n’en pouvais plus, mais je ne pouvais pas arrêter. Pas à l’époque. Alors j’ai fait semblant. C’est tout ce que je pouvais faire. A présent, je regrette de ne pas avoir laissé tomber plus tôt. Si j’étais resté en Europe, je serais toujours à NSA. Je me serais réengagé. En un sens, la guerre m’a détruit.
Q. Qu’est-il arrivé lorsque vous êtes parti ?
R. Eh bien, avec le niveau d’habilitation que j’avais, je n’avais que l’embarras du choix pour trouver un emploi. Certains anciens de la NSA trouvent des emplois avec des entreprises privées. Beaucoup montent leurs propres sociétés de renseignement. Par exemple, les compagnies pétrolières ont leurs propres services contre les émirats du Moyen-Orient qui ont des services de renseignement plutôt primitifs. Mais je ne voulais pas faire ce genre de chose. La NSA m’a offert un bon travail dans le civil. La CIA m’a offert une prime de $10.000 si je venais de travailler avec eux - 5000 $ versés d’entrée, et 5000 $ au bout de deux ans. Ils ont dit qu’ils me donneraient un échelon GS-9 – ce qui correspond à environ 10.000 dollars par an - et de promouvoir GS-11 au bout de un an. Mais ça ne m’intéressait plus.
Q. Pourquoi avez-vous voulu raconter tout ça ?
R. C’est difficile à dire. Je n’ai pas encore tout digéré ; même si ça fait maintenant deux ans que j’ai quitté, je me sens toujours comme si j’étais deux personnes - celle qui a fait toutes les choses dont j’ai parlé et une autre personne, différente, qui n’arrive pas à comprendre pourquoi. Mais même en étant contre la guerre, il m’a fallu beaucoup de temps pour me résoudre à raconter ces choses. Je n’aurais pas pu le faire il y a neuf mois, ni même trois. La publication par Daniel Ellberg des Pentagon Papers m’a donné envie de parler. C’est un fardeau ; dans un sens, je veux juste m’en débarrasser. Je ne veux pas devenir sentimental ou ringard à ce sujet, mais je me suis fait des amis qui aiment les Indochinois. C’est ma façon de les aimer aussi.
[Fin]
(interview de Perry Fellwock, magazine Ramparts, vol. 11​​, n ° 2, Août 1972, pp. 35-50)
via Wikileaks https://wikileaks.org/wiki/Perry_Fellwock
Traduction "à la mémoire de notre ami disparu, J. Richaud" par VD pour le Grand Soir avec probablement toutes les fautes et coquilles habituelles.
»» https://wikileaks.org/wiki/Perry_Fellwock
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