dimanche 30 novembre 2014

[Reprise] La leçon du G20 et le jeu de la Russie, par Philippe Grasset (Les crises)

Reprise d’un article de Dedefensa
Commençons par ce qui n’est pas d’actualité. Il s’agit d’un article du professeur James Petras, Bartle Professor (Emeritus) de sociologie à l’université de Birmingham dans l’État de New York, USA, le 12 novembre 2014 sur le site 4thMedia.org. Il s’agit d’une analyse de l’évolution de la Russie depuis la chute du Mur et la fin de l’URSS, pour aboutir aux possibilités de l’actuelle Russie de Poutine de s’adapter de façon constructive, voire offensive (ou contre-offensive) aux conditions créées par les sanctions économiques. Petras est de l’avis de Yevgeny Primakov (qui n’est pourtant pas un conservateur poutinien), dite sur Itar-Tass le 27 octobre 2014, qui confirme la version de l’agression du bloc BAO au travers de sa politique des sanctions perçue comme un acte de guerre («The aim of anti-Russian economic sanctions is to weaken Russia, corner us, put into practice the idea of a “color revolution” in our country»)
Petras développe une analyse extrêmement stricte, qui prend en compte tous les événements de l’ère eltsinienne, l’intervention du capitalisme sauvage international sous coordination américaniste, l’effondrement des conditions économiques et sociales, etc. Il reconnaît à Poutine une très grande réussite dans son entreprise de relèvement du pays mais juge que la méthode employée a comporté plusieurs points de faiblesse qui rendent aujourd’hui la Russie vulnérable aux sanctions. L’illustration de la faiblesse principale de la méthode poutinienne a été son comportement vis-à-vis des oligarques qui avaient amassé leur fortune durant les années 1990. Poutine a attaqué les “politiques” (ceux qui ont fait de l’activisme globalisant et considéré comme antirusse, et antipoutinien, à partir de leurs fortunes), les éliminant souvent en les forçant à émigrer, mais il n’a guère pris de mesures contre les oligarques “économiques”, ceux qui n’avaient pas de projet politique et se sont rangés du côté du pouvoir poutinien. Aujourd’hui, ces oligarques “économiques” sont en difficultés ou deviennent suspects du point de vue politique, parce que l’essentiel de leurs fortunes est investie dans le bloc BAO. Finalement, la méthode poutinienne n’a pas été très différente pour l’économie russe elle-même, et elle montre aujourd’hui sa faiblesse à cause des liens de dépendance économique établis avec le bloc BAO. Voici comment Petras conclut cette longue analyse de la situation russe face aux sanctions, – ou comment s’en sortir…
»First and foremost Russia must diversify its economy; it must industrialize its raw materials and invest heavily in substituting local production for Western imports. While shifting its trade to China is a positive step, it mustnot replicate the previous commodities (oil and gas) for manufactured goods trading pattern of the past.
»Secondly, Russia must re-nationalize its banking, foreign trade and strategic industries, ending the dubious political and economic loyalties and rentier behavior of the current dysfunctional private ‘capitalist’ class. The Putin Administration must shift from oligarchs to technocrats, from rentiers to entrepreneurs, from speculators who earn in Russia and invest in the West to workers co-participation– in a word it must deepen the national,public, and productive character of the economy. It is not enough to claim that oligarchs who remain in Russia and declare loyalty to the Putin Administration are legitimate economic agents. They have generally disinvested from Russia, transferred their wealth abroad and have questioned legitimate state authority under pressure from Western sanctions.
»Russia needs a new economic and political revolution – in which the government recognizes the West as an imperial threat and in which it counts on the organized Russian working class and not on dubious oligarchs. The Putin Administration has pulled Russia from the abyss and has instilled dignity and self-respect among Russians at home and abroad by standing up to Western aggression in the Ukraine. From this point on, President Putin needs to move forward and dismantle the entire Yeltsin klepto-state and economy and re-industrialize, diversify and develop its own high technology for a diversified economy. And above all Russia needs to create new democratic, popular forms of democracy to sustain the transition to a secure, anti-imperialist and sovereign state.
»President Putin has the backing of the vast majority of Russian people; he has the scientific and professional cadre; he has allies in China and among the BRICs; and he has the will and the power to “do the right thing”. The question remains whether Putin will succeed in this historical mission or whether, out of fear and indecision, he will capitulate before the threats of a dangerous and decaying West.»
Cette voie que recommande Petras, la réunion du G20 de Brisbane a montré à Poutine qu’elle était de plus en plus inévitable. Rien, absolument rien ne peut être attendu des dirigeants du bloc BAO, qui se tiennent les uns les autres dans un même réseau serré d’obligations fondamentales de radicalisme dont la crise ukrainienne a fait une prison hermétique. Il n’y a aucun argument, aucune raison, aucun espoir de négociation à attendre, et même, à notre sens, l’idée de diviser l’Europe et les USA, – qui sont également fautifs, avec l’UE en tête, dans cette affaire, – est complètement vaine. Le départ avancé de Poutine de Brisbane (voir le Guardian du 16 novembre 2014), d’ailleurs présenté comme étant une mesure de simple efficacité, sans aucune appréciation officielle de critique, ne fait finalement qu’acter une évidence. Tous les sommets et rencontres des processus internationaux et transnationaux dans lesquels le bloc BAO est partie prenante, et où le bloc BAO parvient, soit par le nombre, soit par la préséance de l’organisation (si un membre du bloc est organisateur de la rencontre), à maîtriser et à orienter la communication, devient automatiquement un théâtre de communication dont le seul but est d’accréditer la narrative du bloc BAO. Les arguments sont d’une nullité consternante, les attitudes dignes de l’agitation de jeunes élèves dans une cour de récréation d’école primaire, lorsque se font les rassemblements conformistes où chacun veut briller plus que l’autre en rajoutant sur la sottise originelle.
Ce phénomène quasi-stupéfiant d’infantilisme de comportement est devenu aujourd’hui écrasant, étouffant, bloquant tout dialogue possible, parce que la narrative dominante est celle de l’Ukraine, et qu’elle est absolument construite sur des fondations sans aucun rapport avec la réalité, illustrant des événements également sans rapport avec la réalité. Lorsque deux interlocuteurs se rencontrent et que l’un dit à l’autre “Je vous serre la main mais n’entame une conversation constructive que si vous retirez vos troupes d’Ukraine”, et que l’autre lui répond “Mais je n’ai aucune troupe en Ukraine, comment voulez-vous que je rencontre votre demande” (on notera qu’en exposant cela, nous ne prenons pas position, même si notre position est connue), – on se trouve dans une situation schizophrénique qui n’a aucune issue, où les deux mondes ainsi définis n’ont aucune chance de se rencontrer. Et ce phénomène n’est pas accessoire, il n’est pas “pour la galerie”, “pour les médias”, etc., il est fondamental notamment dans l’attitude du bloc BAO, – parce que le bloc BAO ne peut tenir sa cohésion, sa position, son standing, son “rang” si l’on veut qu’en ne cédant pas un pouce de sa narrative. Il en est aujourd’hui le prisonnier plus que jamais, alors qu’il en a été au départ la dupe plus encore que le constructeur conscient.
Cette situation générale implique que toutes les démarches de Poutine pour parvenir à un arrangement sont absolument vouées à l’échec. Ce n’est pas un constat bien nouveau, certes, mais ce qui est remarquablement nouveau c’est la constance avec laquelle ce constat ne cesse de se renforcer. Comme on observe la situation, nous dirions que la seule issue se trouve dans une “sortie vers le haut”, c’est-à-dire une tension, un affrontement, une crise-dans-la-crise, une crise-au-dessus-de-la-crise, etc., dans des domaines autres que la seule situation ukrainienne (du cas du Mistral à celui de la dédollarisation, à celui de l’évolution des BRICS, il ne manque pas de champs de manœuvre dans ce sens), où des intérêts essentiels de membres du bloc BAO peuvent se trouver en opposition à cette occasion, conduisant à des divergences significatives de position vis-à-vis de la Russie. En attendant, Poutine n’a qu’une seule issue, qui s’imposera de plus en plus à lui, qui est celle de chercher systématiquement un renforcement de la position russe dans des postures étrangères au bloc BAO, ou antagonistes du bloc BAO. Du point de vue russe, c’est dans ce contexte que les observations du professeur Petras deviennent intéressantes, notamment ce paragraphe où il recommande une “nouvelle révolution économique et politique”, – qui pourrait être vue comme une seconde démarche gorbatchévienne, – la première ayant servi à sortir la Russie de l’emprise du Système par l’attaque et la destruction de la bureaucratie soviétique, la seconde, celle de Poutine, allant dans le sens de sortir la Russie de l’emprise du Système par l’attaque et la destruction de de la restructuration capitaliste et corruptrice forcée des années 1990…
«La Russie a besoin d’une nouvelle révolution économique et politique, – à l’occasion de laquelle le gouvernement doit identifier l’Ouest comme une menace impérialiste et pour laquelle il s’appuiera sur une organisation des forces russes du travail et non plus sur des oligarques douteux et suspects. L’administration Poutine a sorti la Russie des abysses et a à réappris aux Russes la dignité et le respect d’eux-même, chez eux autant qu’à l’extérieur en tenant tête à l’agression occidentale en Ukraine. Appuyé sur cette fondation, le président Poutine doit aller de l’avant et démanteler entièrement les structures corrompues de l’État eltsinien et de son économie, pour ré-industrialiser, diversifier et développer ses hautes technologies dans une économie rénovée. Par-dessus tout, la Russie doit créer une nouvelle démocratie, une forme populaire de démocratie pour soutenir cette transition vers un État souverain et anti-impérialiste…»
A cette lumière, nous dirions que le conseil est effectivement bon, mais avec deux ajouts qui pourraient paraître contradictoires et qui seraient éventuellement plutôt complémentaires : le premier, que cette voie est en train de se dessiner peut-être plus vite que ne le croit Petras, sous la pression des événements, parce qu’elle devient la seule échappée possible pour Poutine qui devra s’appuyer de plus en plus et de plus en plus rapidement sur une sorte de souverainisme populiste en s’ouvrant sur ses alliés type-BRICS pour résister aux pressions du bloc BAO ; le second, qu’une amorce d’évolution dans ce sens, ou une évolution déjà en route, susciterait, si elle n’apprête déjà à le susciter, des remous suffisants pour précipiter certains de ces événements que nous évoquions pour une “sortie vers le haut” de la crise ukrainienne, c’est-à-dire vers une crise internationale plus grave encore qui secouerait gravement la cohésion du bloc BAO et certaines situations intérieures de pays du bloc BAO.
Quoi qu’il en soit des calculs des uns et des autres, le jeu de la Russie (dans le sens où l’archi-gaulliste Philippe de Saint-Robert parlait du Jeu de la France) est aujourd’hui d’une importance vitale, non seulement pour la Russie certes, mais bien au-delà, pour l’équilibre et le sort du Système. D’un point de vue absolument objectif et nécessairement métahistorique, le jeu de la Russie n’a de réelle importance que dans la mesure de ses effets sur l’équilibre et le sort du Système. Il n’est pas sûr que cela convienne aux plans et à la prudence de Poutine, mais cela nous paraît une nécessité métahistorique qui écarte tout le reste.
Source : dedefensa.org