Suite de l’excellente conférence de 2010 de Jean Bricmont, commencée ici.
Deuxième partie du compte rendu de la conférence de Jean
Bricmont à Montpellier avec les questions-réponses et en particulier un
débat autour de la décroissance, de la démographie, de la technologie,
etc. Autres points abordés : les anarchistes, le Parti de gauche, la
souveraineté versus le nationalisme, la socialisation des moyens de
production, « la gauche morale », le déclin intellectuel de l’occident, etc.
Les questions sont parfois synthétisées ou réduites à un mot ou
une expression, et certaines parties des réponses non essentielles pour
le discours remplacées par des [...].
Pour écouter l’intégralité de cette partie (1h13′) : télécharger le fichier
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Question(s) : selon Jean-Claude Michéa, même si
on cherche à séparer libéralisme idéologique et économique, c’est une
impasse parce que l’un ne peut aller sans l’autre. [...] Les
décroissants disent que la société occidentale a pu devenir ce qu’elle
est devenue parce qu’elle avait plusieurs mondes à sa merci mais que si
tout le monde se met à avoir le monde pour soi, on n’a pas assez de
planètes. Je crois qu’on ne s’en sortira pas tant qu’on continuera, et
je suis d’accord avec Michéa là-dessus, à défendre le libéralisme quel
qu’il soit.
Jean Bricmont :[…] C’est compliqué de dire que je ne
suis pas d’accord avec Michéa parce qu’il y y a des choses avec
lesquelles je suis d’accord. Mais je pense que certaines de ses idées
font partie d’une tendance à avoir des réactions antilibérales et
anti-soixantehuitardes, qui remontent à la racine du problème qui serait
le libéralisme classique, la mise au centre de l’individu, du sujet
libre et pensant. Et c’est une dérive de la liberté individuelle et je
pense que c’est une erreur. Je ne suis pas d’accord avec le lien du
libéralisme dans ce sens-là [idéologique] avec le libéralisme
économique. Je peux très bien avoir une vie individuelle, personnelle,
sexuelle, une pensée libre c’est-à-dire non soumise à l’État ou à
l’église et travailler dans un collectif autogéré ou peut-être comme
fonctionnaire dans d’autres marchés libres. Je ne vois pas le lien
logique entre les deux. Il y a eu un lien historique mais je trouve que
c’est la grande qualité de Marx et des autres socialistes du XIXe
d’avoir découpé le lien logique.
Ce que dit Michéa est le négatif de ce que les libéraux disent. Les
libéraux disent : si vous acceptez le libéralisme politique (parce que
vous n’acceptez pas la dictature, Staline ou la monarchie absolue), vous
devez accepter le libéralisme économique. Michéa et les autres disent
que, oui, les deux sont liés et comme on ne veut pas acceptez le
libéralisme économique, on doit aussi rejeter le libéralisme politique.
Et je ne suis pas d’accord : je défends la liberté d’expression, le
droit de chacun de vivre sa vie comme il l’entend, etc. [...]
Les autres pays ont à leur disposition des technologies que nous n’avions pas au XIXe siècle
Pour l’histoire de la décroissance, je pense que les gens de gauche
font souvent l’erreur de sous-estimer la possibilité de nouvelles
technologies, de progrès technologiques. [...] Sur ma droite, il y a des
gens qui ont le discours traditionnel qu’on a apporté la civilisation
aux colonies, que ça nous a coûté de l’argent, qu’on a été gentil, etc.,
et sur ma gauche, des gens qui disent que l’Europe n’est que le produit
du pillage colonial, comme s’il n’y avait pas eu de progrès
scientifique en Europe, comme s’il n’y avait pas eu une exploitation
éhontée de la classe ouvrière européenne en Europe, comme s’il n’y avait
pas eu de développement économique endogène. J’ai donné la métaphore de
l’île pour seulement suggérer un hinterland, et qu’on dépend de cet
hinterland mais je ne veux pas prendre de position extrême par rapport
au rôle de cet arrière monde. Je ne sais pas évaluer exactement l’impact
mais je ne suis pas convaincu du tout par l’argument : « Parce que nous nous sommes développés comme ça, les autres pays ne peuvent pas se développer. » Parce que les autres pays ont à leur disposition des technologies que nous n’avions pas au XIXe siècle. [...]
Il est très possible que le développement de la Chine, de l’Inde
ou d’autres pays se fassent d’une autre façon, d’une façon moins brutale
et moins impérialiste. [...] Je ne suis pas convaincu que, d’ici 10-20
ans, on ne maîtrisera pas l’énergie solaire. Si on la maîtrise, on a une
source d’énergie bon marché et pratiquement illimitée. Dans ce cas, ça
change beaucoup le problème du besoin de plusieurs planètes. Donc je ne
suis pas d’accord avec les décroissantistes parce qu’ils partent d’une
crise absolument pessimiste. De plus, leur programme est totalement
irréaliste. Mais enfin, ils pourraient avoir raison mais je ne suis pas
adepte du catastrophisme. [...]
Questions : Les reliquats [de la gauche
classique] peut-être un peu jaunis ne seraient-ils pas les gens qui sont
à la Coordination des groupes anarchistes ou Alternative libertaire ?
[...] L’énergie versus les autres problèmes environnementaux. [...]
Déconstruire notre désaccoutumance à la croissance.
Si tout saute, je pense que ce sera le fascisme
JB : [...] Je le connais mal, mais vu de l’extérieur (je ne vis pas en France), le parti de gauche ou Die Linke
en Allemagne, me semblent être le véritable renouveau d’une sorte de
sociale-démocratie en Europe. Ce ne sont pas des gens comme les
socialistes donc j’ai plutôt de la sympathie pour le Parti de gauche.
J’ai aussi des sympathies libertaires mais ma façon de comprendre
l’anarchisme n’est pas contradictoire avec une certaine
social-démocratie radicale. Je crois que c’est aussi le cas chez
Chomsky, c’était le cas chez Russell aussi. L’alternative chez les
anarchistes c’est toujours le problème de la révolution, du Grand soir.
C’est-à-dire qu’on attend le moment où tout va sauter et puis on va
créer un monde nouveau. Et ça, je n’y crois pas. Si tout saute, je pense
que ce sera un truc horrible de droite. Quand des révolutions ont été
couronnées de succès, ça a toujours débouché sur des dictatures, donc je
n’ai pas le fantasme de la révolution. Un gros problème des anarchistes
c’est de ne pas être à la fois anarchistes dans un idéal, comme disait
Russel, vers lequel la société doit tendre tout en acceptant de faire
des réformes. C’est quelque chose qui leur paraît totalement absurde
mais qui me paraît naturel. Je ne connais pas les groupes anarchistes
dont vous parlez et je ne vais pas me prononcer. Mais je pensais à un
sujet de masse. Je parlais des grandes masses ouvrières : il n’y en a
plus. Et on a cette division sur une base religieuse, où certains
anarchistes jouent un rôle très discutable avec des attaques insensées
sur l’islam. C’est la mauvaise façon d’aborder le problème.
Le libertarisme vient des États-Unis et ce sont des gens qui n’ont
pas bougé d’un pouce depuis l’idéologie libérale du 18ème siècle. Ils
n’ont rien compris à la grande entreprise, au socialisme et c’est assez
fort aux États-Unis. C’est une posture théorique totalement inapplicable
dans le monde actuel, qui détruirait tout l’État, beaucoup plus que ce
que les libéraux type Thatcher ou Reagan ont fait. Il n’y aurait ni
armée, ni police ; les routes, les écoles, tout, seraient privés. J’ai
de la sympathie pour un certain libertarisme américain car avec lui il
n’y a plus de base américaine à l’étranger, plus de guerre,
d’intervention, de CIA… Mais ce sont des utopistes qui veulent
retourner, non au socialisme du 19ème comme moi, mais au libéralisme du
18ème siècle. [...]
Au XXe siècle, on a accompli un progrès humain inouï : la lutte contre la mortalité infantile
Je rencontre souvent dans les débats, par exemple ceux des Amis du Monde diplomatique,
une très forte hostilité à la techno science, etc. que je ne partage
absolument pas. Au XXe siècle, on a accompli un progrès humain inouï :
la lutte contre la mortalité infantile, par l’hygiène, la vaccination et
l’intensification de l’agriculture. […] Si l’explosion démographique a
eu lieu à partir des années 1940, c’est en raison de cela. Il y en a
encore beaucoup parce qu’avec l’explosion démographique, il y a beaucoup
de pauvres. Et je suis tout à fait en désaccord avec le fait de
critiquer le capitalisme, l’impérialisme, le communisme, n’importe quel
système économique, uniquement parce qu’il y a beaucoup de pauvres.
Parce qu’entre le moment où vous avez des gens qui meurent en grand
nombre et qui ne vivent pas et où vous avez des gens qui vivent bien,
vous avez une période intermédiaire où il y a beaucoup de gens qui
vivent mal. [...]
Peut-être ne fallait-il pas lutter contre la mortalité infantile
mais l’explosion démographique a eu lieu et c’est un résultat de la
technologie. Et c’est un résultat globalement positif. Qui plus est, en
cinquante ans – qui est une petite fraction de seconde à l’échelle de
l’histoire humaine – on a trouvé le remède à ça : le contrôle artificiel
des naissances par la contraception, l’avortement, etc. [...] Ce sont
deux crises majeures de l’humanité qu’on a résolu au XXe siècle et ça me
rend optimiste. Évidemment, ça a des contreparties. Souvent, j’ai
l’impression quand j’écoute les décroissantistes que si on éliminait 4
milliards d’êtres humains – et ça, c’est eux et pas les capitalistes qui
pensent à ça – ils n’y verraient aucun inconvénient parce que ce serait
bon pour la terre, on pourrait vivre plus écologiquement, etc. Mais on
vit avec ces gens, ils sont là, on ne peut pas les supprimer. Que
va-t-on faire pour assurer une vie minimalement décente ? Je ne vois pas
de solution non technologique à ça.
Questions : S’il y a beaucoup de pauvres, ce
n’est pas seulement parce qu’il y a une augmentation démographique,
c’est surtout aussi parce qu’il y a une répartition des richesses un
petit peu aléatoire.
J’ai l’impression que la décroissance c’est une énième incarnation de la gauche morale
JB : Bien sûr mais on ne peut pas s’attendre à ce
qu’un système économique, quel qu’il soit, s’adapte, en si peu de temps,
à une explosion démographique si rapide. [...] Je regrette que les
critiques radicaux du système, en particulier les décroissantistes, ne
prennent jamais ça en considération et ne disent jamais ce qu’ils vont
faire avec tous ces gens. Rien ne nous dit que dans la décroissance, ces
gens-là vont vivre mieux. J’ai l’impression que la décroissance c’est
une énième incarnation de la gauche morale. On montre du doigt
maintenant le prolétariat en disant : « Regardez, ils font leur shopping, etc. »
[...] L’écart de revenu en France entre les revenus salariaux et ceux
des capitaux. Cet écart, comme dans tous les pays occidentaux, a été
augmentant dans les 20 dernières années. Ce qui s’est passé c’est que la
gauche morale a fait tous ses discours de gauche morale et pendant ce
temps-là les capitalistes se sont cassés avec la caisse. J’ai peur
qu’avec la décroissance, ce soit la même chose. On va dire au
prolétariat de moins consommer et puis les autres vont consommer plus.
Si on me dit, « la décroissance pour les hauts revenus, les capitalistes »,
Ok. Si on a un moyen de les maîtriser, qu’on commence par eux et puis
qu’on discute pour les autres. Il y a dans le discours décroissantiste,
un moralisme qui m’irrite exactement comme pour la gauche morale.
Question : L’envers des modes de production, c’est la consommation et son approche démocratique.
JB : J’ai un problème avec le discours sur la
surconsommation. Il y a une nette divergence entre les revenus consacrés
au travail et ceux consacrés au capital. Alors comment font les gens
pour consommer plus alors que leurs salaires stagnent ? Aux États-Unis,
c’est à cause de l’emprunt, qui ne résout rien. [...] Ne faudrait-il pas
augmenter les salaires ou en tout cas augmenter un certain nombre de
services sociaux qui compenseraient la baisse de salaire (logements
sociaux, transports en commun moins chers, etc. selon les pays) ? Plutôt
que dire simplement augmenter la consommation, j’aurais plutôt tendance
à dire augmenter la sécurité, la stabilité de l’emploi, la sécurité de
l’existence pour que les gens soient plus rassurés sur leur futur, leur
pension, sur ce qui se passe s’ils perdent leur emploi. Et des
politiques macro-économiques qui permettent de créer des emplois, des
politiques industrielles, qui n’existent pas puisque la commission
européenne les empêche. [...] Je ne veux pas spécialement augmenter la
consommation mais je ne vois pas comment, dans la situation dans
laquelle on a une telle perte des revenus du travail par rapport à ceux
des capitaux, la gauche peut proposer une diminution de la consommation
aux couches populaires. Il y a quelque chose d’indécent, là, or le
discours décroissantiste fait ça exactement comme le discours
antiraciste. Je suis pour diminuer la consommation comme je suis pour
supprimer le racisme mais je pense qu’il faut le faire de façon réaliste
et non pas seulement tenir un discours qui finit par avoir l’effet
inverse, de marginalisation du discours de gauche. […] Il faut donner
aux gens plus de sécurité d’existence (sécurité de l’emploi, de bonnes
écoles, etc.) or ça a été balayé par les réformes néolibérales.
Questions : Les nano-technologies. [...]
L’optimisme technocratique était pardonnable du temps de Marx mais je
pense qu’après le XXe siècle, il n’est plus de mise [...] On pense à
l’avenir mais si on n’a plus de planète sous nos pieds, socialisme ou
capitalisme, il n’y aura de toute façon plus rien.
C’est aux forces sociales d’utiliser la technique dans un sens positif
JB : Il faudrait me réinviter pour une autre
conférence parce que c’est très long de discuter tout le discours sur la
technique. [...] Je reste fondamentalement convaincu qu’un marteau peut
servir à enfoncer un clou dans le mur ou à fracasser le crâne de
quelqu’un d’autre et que la personne qui décide sont les êtres humains.
Je suis convaincu que les structures sociales dans lesquelles on vit
font que l’usage de la technique est pervertie mais je reste convaincu
que la technique est l’arme principale qui a permis à une partie de
l’Humanité de sortir de la misère et qui permettra à l’avenir à
l’Humanité de sortir de la misère et c’est aux forces sociales
d’utiliser la technique dans un sens positif. [...] Le fait de nous voir
comme des esclaves de la technique c’est une façon d’ignorer les forces
sociales qui utilisent la technique à leur propre fin. [...] Détourner
le discours vers la technique c’est une façon de détourner l’attention
du problème fondamental qui reste le capitalisme entendu comme la
propriété privée des moyens de production.
Questions : Le mot d’indécence fait référence à
des valeurs morales. [...] et vous les condamnez en tant que programme
politique [...] Que pensez-vous des pays d’Amérique centrale et latine
qui essayent de reconquérir une souveraineté économique et politique vis
à vis des Etats-unis ? [...] Quelle est la place du nationalisme dans
votre idée de souveraineté ?
Mon idéal politique c’est Allende
JB : Une fois qu’on a certaines idées morales, on
essaie de les mettre en pratique par des changements de structure plutôt
que par du prêchi-prêcha. Je suis d’accord pour dire que le racisme est
dégueulasse, mais je ne pense pas qu’on fait avancer les choses en le
répétant ad vitam aeternam, c’est tout. Il n’y a pas de contradiction
entre prendre une position morale et le fait de dire que le
prêchi-prêcha n’est pas la solution, or le discours de la gauche morale
est sans arrêt du prêchi-prêcha. [...] Il faut adapter à l’Europe ce
qu’ils font [en Amérique centrale et latine]. Pas imiter mais
adapter. Pour moi ce que font Chávez et Morales – peut-être pas aussi bien que lui – c’est revenir à ce qui est pour moi l’idéal politique, mon héros politique : c’est Allende.
Le nationalisme c’est la version émotive de la souveraineté ou, si
vous préférez, la souveraineté c’est la version rationnelle du
nationalisme. J’essaye de défendre toujours des positions rationalistes.
[...] Cependant je suis assez lucide pour me rendre compte que dans
l’histoire, la souveraineté a souvent été associée au nationalisme. De
Gaulle par exemple était nationaliste, ses discours enflammés faisaient
rire en Belgique à l’époque, mais rétrospectivement ce n’est pas un
nationalisme agressif qui n’a pas provoqué de guerre contre d’autres. Il
a subi la guerre de 1914, celle de 1940, mis fin à la guerre d’Algérie…
Il n’est pas un fauteur de guerre par un nationalisme destructeur. Je
n’adhère pas à cela : comme la religion, le nationalisme m’irrite. Mais
je suis suffisamment réaliste pour me rendre compte qu’on n’aura pas de
souveraineté sans une dose minimale de nationalisme dont on peut espérer
qu’il ne sera pas agressif. En Amérique latine, Chavez est très
nationaliste dans son discours, mais je ne le vois pas envahir les pays
voisins, donc c’est un moindre mal […]. Je n’encouragerai jamais le
nationalisme ; en tout cas il faut toujours le limiter. En revanche, je
ne suis pas d’accord avec la gauche morale qui fait des arnaques comme
la construction européenne qui est antidémocratique, au nom de
l’antinationalisme et qui fait comme si le maintien de la souveraineté
nationale était fasciste, génocidaire, etc.. En 1992, c’est ainsi que ça
s’est passé. [...]
Questions : Comment peut-on revenir vers un
contrôle des moyens de production ? [...] Quid de la monopolisation des
finances ? [...] Toutes les perspectives de gauche, difficiles à définir
aujourd’hui, ne dépendent-elle pas de la possibilité de redévelopper un
contrôle non seulement sur les moyens de production mais aussi plus
largement sur les moyens majeurs que sont le capital financier ? [...]
Par pitié qu’on revienne aux fondamentaux : la lutte des classes, la propriété privée des moyens de production et du capital financier
JB : L’économie effectivement n’est pas seulement
capitaliste mais aussi financière. Notre problème, c’est le contrôle de
la finance. [...] Non seulement les capitalistes sont partis avec la
caisse mais ils nous ont enfermés dans la cave et ils sont partis avec
les clés. Ils ont tellement bien ficelé leur truc, qu’on ne sait pas par
où commencer. Si tu prends l’Europe, par exemple, c’est vraiment le
truc que les socialistes ont construit pour éviter les audaces du
programme commun. On pourrait revenir au programme commun après l’échec
de Mitterrand, sous une autre forme, mais ils ont verrouillé le truc
pour qu’on ne puisse jamais, même dans 1000 ans, revenir à quelque chose
comme le programme commun. Ça, c’est l’idée de l’Europe. Ils ont créé
les conditions d’impossibilité de leur propre politique. Ça, c’est
l’œuvre des socialistes des années 80-90. Je ne sais pas par où
commencer. Mais au moins qu’on en discute ! Mais au moins qu’on remette
ça au centre de nos préoccupations ! [...]
Par pitié, il faut qu’on revienne aux fondamentaux : la lutte des
classes, la propriété privée des moyens de production et du capital
financier. Mais le capital financier est très volatil. Comment faire ? A
la limite, on pourrait dire qu’on fait une croix sur le capital
financier, et qu’on s’intéresse à l’économie réelle : on refait une
monnaie, on sort de l’euro… On pourrait trouver des solutions radicales
pour redynamiser le capital réel, industriel à l’opposé du capital
financier. Mais on rentre dans des questions où il y a réellement un
savoir technique que je ne maîtrise pas, et que peu maîtrise. La plupart
des économistes sont à côté de la plaque. Il faudrait des études
là-dessus.
Question : Les acquis sociaux sont-ils liés à
l’impérialisme ? Est-il possible de les maintenir sans impérialisme ? La
question des délocalisations et de notre dépendance plus grande vis à
vis du tiers monde qu’on ne contrôle plus contrairement à l’époque de la
colonisation.
JB : […] La métaphore de l’île me paraît claire mais
tout le reste est discutable. […] En quoi les États-Unis sont-ils moins
impérialistes que nous parce qu’ils n’ont pas de sécurité sociale comme
nous ici ? […] Les conquêtes sociale-démocrates ne doivent pas être
vues comme uniquement le résultat de l’impérialisme car on aurait pu
avoir un capitalisme sans cela et tout aussi impérialiste. C’est un
paradoxe mais nous sommes plus dépendants aujourd’hui du Tiers monde
qu’on ne l’était à l’époque coloniale, alors qu’on ne le contrôle plus.
[…] Les capitalistes occidentaux ont tellement délocalisé la production
que le niveau de vie des masses n’est maintenu, alors que l’on casse les
salaires, qu’en faisant venir des produits bon marché de Chine, vendus à
Walt-Mart où les gens sont super exploités. Mais finalement
l’ex-ouvrier américain et ses enfants qui ont un petit boulot peuvent
aller acheter leurs produits. A l’époque coloniale, les produits
coloniaux étaient marginaux, le gros de l’économie était ici. Même dans
les années 1950-60, il n’y avait pas cette importation massive de
produits bon marché. Le déclin est un problème. Peut-on maintenir les
acquis sociaux-démocrates en phase de déclin ? La nouvelle gauche dit
justement que ces acquis sont le produit de l’impérialisme donc pas très
jolis. [...] Mais les gens tiennent à ça et ils ont raison de tenir à
ça ! […] On va peut-être devoir se déconnecter du reste du monde. Si on
laisse faire les capitalistes, il y aura une population en trop ici, qui
n’aura rien à faire. […] On va devoir inventer quelque chose d’autre si
on veut maintenir quelque chose ici.
Question : La globalisation économique. Une oligarchie financière internationale dirige-t-elle tout ?
JB : [...] Il faut toujours donner une certaine
importance aux phénomènes nationaux. [...] Je ne suis pas du tout
convaincu que les capitalistes américains dictent leurs conditions à la
Chine. Ils le font jusqu’à un certain point mais la Chine se renforce.
Il y a des divisions de classes en Chine comme ailleurs mais il y a un
projet national, y compris dans la bourgeoisie. La vision de Brzeziński
est réductrice, cette vision de toute puissance américaine que [les
Américains] ont imaginé et dont ils ont montré l’inexistence dans leurs
aventures en Irak et en Afghanistan. On aime citer certains discours
américains parce que ça montre combien ils sont « vilains », etc. Mais
on ne doit pas oublié la part d’illusion qu’il y a dans ce discours. […]
Moi je me préoccupe de l’Europe pas de la chine car la Chine fera ce
qu’elle veut de toute façon. La question est : comment s’adapte-t-on à
notre déclin ? Et je n’ai pas de réponse. […] La Chine a un immense
réservoir de gens corvéables à merci pour un temps assez long. Y
aura-t-il des luttes sociales ? Une révolution ? Des programmes
sociaux-démocrates ? […] Je n’en sais rien. […] [En Europe], les
expériences locales de développement alternatif sont peut-être une
partie de la solution. [...]
Question : La crise actuelle ne permettrait-elle pas de reréguler les flux financiers ?
On aurait besoin d’économistes progressistes
JB : Ce qui me frappe dans la crise, c’est que les
outils intellectuels qui permettraient même à la gauche de proposer ça,
n’existent plus. […] Il y a eu un raz-de-marée néolibéral dans la
science économique. [...] On aurait besoin d’économistes progressistes.
[...] Il y en a quelques-uns mais il y en a très peu. Il y a
quelques-uns de l’ancienne génération mais tous les nouveaux ont été
balayés. [...] Donc on n’a pas d’idée, on n’a presque rien parce que,
pendant tout un temps, on s’est amusé à faire la gauche des valeurs donc
on n’a plus réfléchi à l’économie. Quand la crise arrive, personne [à
gauche] n’est prêt. […]
Question : Le déclin [de l'Occident] n’est-il pas avant tout intellectuel ?
Je vois le déclin positivement
JB : Il y a un pessimisme culturel dont on trouve
certains aspects dans la philosophie de la décroissance qu’on trouve
depuis la guerre en France et qui est lié au déclin. Si vous prenez les
idées en Allemagne après la guerre de 14 (Heidegger, Spengler, même
l’école de Francfort qui se dit de gauche et marxiste, Strauss, Hannah
Arendt, etc.), tous les courants de pensée sont extraordinairement
pessimistes par rapport à la modernité et à mon avis – mais c’est mon
interprétation cynique de la chose – ils sont pessimistes par rapport à
la modernité parce que l’Allemagne avait pensé gagner la guerre sur la
base de la science, de la technologie, de la modernité et elle la perd.
[...] Je trouve la même chose en France après la guerre de 40. La France
est dans le camp des vainqueurs mais elle a perdu la guerre. S’y
ajoutent la perte de l’empire colonial, et celle du statut de puissance.
C’est très mal ressenti par l’intelligentsia d’où ce pessimisme
culturel qui est postmoderne, anti-progrès, anti-raison,
antiscientifique, etc. […]. Mais je vois le déclin positivement, je suis
pour la décolonisation, je ne suis pas pour qu’on contrôle le reste du
monde. Je suis pour que le reste du monde se développe indépendamment de
nous. Je ne suis pas pour l’hégémonie, pour qu’on s’entre-tue. Le
déclin, c’est aussi qu’on n’est plus prêt à mourir pour la gloire, la
patrie, l’Église, etc. et c’est très bien ! On est moins religieux
qu’avant, c’est très bien. […] Le problème du déclin, c’est de le
gérer : ne pas retomber dans la nostalgie […], d’essayer de vivre aussi
bien entre nous dans un monde qu’on ne contrôle pas. [...]
Source : Montpellier journal, avril 2010
———
Jean Bricmont a suggéré à Montpellier journal d’ajouter un
lien vers un texte de Normand Baillargeon qui comporte un passage sur le
point de vue de Noam Chomsky – dont est proche Jean Bricmont –
concernant notamment la science et la préservation de l’environnement.
Ce que nous faisons bien volontiers : « Quelques observations de Chomsky sur certaines tendances de l’anarchisme actuel ». Et pour les anglophones, les propos de Noam Chomsky sur lesquels sont basés ce billet sont consultables et visionnables via le site reddit ou Znet.