mardi 30 décembre 2014

La gauche morale est devenue le substitut de la religion, par Jean Bricmont (Les crises)

Reprise d’un article de 2010 (qui n’a pas pris une ride !) de Jean Bricmont, physicien et essayiste belge, proche de Noam Chomsky…
Jean Bricmont était à Montpellier le 8 avril 2010 à l’invitation des Amis du Monde diplomatique. L’intellectuel belge, proche de Noam Chomsky, a brossé un « panorama idéologique de l’histoire de la gauche et du socialisme ». Il a fustigé « la gauche des valeurs ». Ce qui prend un relief particulier au moment où Martine Aubry, la première secrétaire du PS, et plus localement, Hélène Mandroux, maire de Montpellier, choisissent de mettre en avant « les valeurs de la gauche » (1). Jean Bricmont a aussi évoqué quelques rares pistes pour agir « quand on n’est ni Lénine ni Cohn-Bendit ».
Les questions sont parfois synthétisées ou réduites à un mot ou une expression, et certaines parties des réponses non essentielles pour le discours remplacées par des [...].  Pour écouter l’intégralité de cette partie : télécharger le fichier

Une critique de l’anti-système

Il est possible que je dise des choses qui vous choquent. Ma position dans le fond est très modérée. Sur certaines choses, ma position paraît radicale uniquement parce que l’époque dans laquelle on vit, est radicale. Dans la mauvaise direction mais radicale. [...] Je souhaite faire une critique idéologique de la situation actuelle. Ce n’est pas une critique du système mais de l’anti-système ou une critique de la gauche.  Je fais une critique de la gauche d’un point de vue de gauche. [...]
Jean Bricmont le 8 avril 2010 à Montpellier (photo : Mj)
Je vais partir d’un constat : on se trouve aujourd’hui dans une crise du système. Tout le monde est d’accord y compris les économistes libéraux (qui disent que peut-être la crise est passée mais qui reconnaissent qu’il y a eu une grosse crise). Mais je remarque qu’il n’y a rien comme opposition. La crise de la gauche, à l’heure où il y a crise du système, est d’autant plus grave et manifeste que la crise du système est grave. On peut se réjouir que le système soit en crise mais que fait-on pour y répondre ? Que fait-on ? Rien et personne ne sait que faire. Quand j’ai donné ce titre un peu provocateur ["Que faire quand on n’est ni Lénine ni Cohn-Bendit ?"], je me suis dit que ma réponse n’est pas la réponse communiste classique, ce n’est pas Lénine. Ce n’est pas Cohn-Bendit première version de mai 68 ni Cohn-Bendit deuxième version, social-libérale.
Mais que peut-on faire ? Et en fait je n’ai pas beaucoup de réponses à la question. Mais je voudrais commencer par faire un panorama de l’histoire de la gauche et du socialisme depuis les origines jusqu’à la crise de 1981-1983, me concentrer sur ce qui s’est passé après et expliquer pourquoi la gauche mitterrandienne nous a mis dans une impasse, dont je ne sais pas très bien comment sortir.

La gauche est toujours anti

Marx est un enfant des Lumières et du libéralisme des Lumières, il ne faut pas l’oublier. Rien ne m’énerve plus que l’expression « gauche anti-libérale » parce que, quand la gauche se dit anti-libérale, elle veut dire qu’elle est anti-néolibérale et elle devrait dire qu’elle est anti-capitaliste. Mais elle ferait mieux de dire qu’elle est pro quelque chose. La gauche est toujours anti. : anti-raciste, anti-fasciste, anti-capitaliste, anti-libérale, anti-OGM, anti-nucléaire. Mais pourquoi ? On y reviendra.
Les libéraux actuels n’ont rien à voir avec le libéralisme classique. Les libéraux classiques étaient des gens qui voyaient deux pouvoirs oppressifs en face d’eux, l’État absolutiste et l’Église, et qui pensaient s’en libérer afin que l’individu puisse réaliser son plein potentiel. Leur version du marché libre n’avait rien à voir avec la version actuelle parce que c’était une société essentiellement de petits producteurs. Et disant : si ces petits producteurs peuvent se libérer de la tutelle de l’État absolutiste et de l’Église, ils pourront alors interagir et ça mènera à une situation d’humanité. [...] Ce projet a échoué parce qu’en libérant les forces du marché, on a eu, en même temps, avec la révolution industrielle, la naissance de la grande industrie. Et, avec celle-ci, on a eu une concentration de pouvoir entre les mains des capitalistes qui n’était pas tellement différente du pouvoir concentré contre lequel les libéraux s’étaient battus : celui de la féodalité, de la monarchie, de l’Église.
La concentration des médias fait que l’information et la liberté de débat sont perverties
À partir du moment où des individus possèdent les moyens de production, ils peuvent dicter aux gens qui n’ont à vendre que leur force de travail, leurs conditions de vie, d’habitat, etc. qui fait que la réalisation de l’individu, dans ses aspirations personnelles, devient de facto impossible même si, en principe, les droits de l’homme existent, il y a la démocratie, etc. De plus, le processus démocratique est intrinsèquement perverti par cette concentration entre quelques mains des moyens de production puisqu’ils peuvent acheter les députés, faire pression sur les parlements, sur les gouvernements en disant (ça c’est la version moderne) : « Si vous n’êtes pas gentils avec nous, on délocalise. » De plus, j’anticipe mais au XXe siècle, la concentration entre quelques mains des médias fait que même l’information, la liberté de discussion et de débat qui étaient les conquêtes du libéralisme classique, sont perverties parce que finalement les médias sont entre les mains de quelques puissants. Alors que de ces processus de discussion libre devraient émerger les solutions d’un point de vue libéral.
Ce n’est pas parce que le libéralisme classique a échoué qu’il faut rejeter les idéaux qu’il défendait. Tous les socialistes du XIXe siècle (Marx, Engels, Bakounine, Kropotkine, etc.) qui avaient certes des différences mais qui ne sont pas si grandes comparées à ce qui est venu après, avaient pour leitmotiv que, pour résoudre cette concentration, il fallait supprimer la propriété privée des moyens de production et les socialiser. Cela ne veut pas dire étatiser, nationaliser ou mettre sous le contrôle du gouvernement. Au XIXe, ce n’était pas ça : la socialisation c’est le contrôle effectif par la population de la production qui est déjà socialisée. À partir du moment où elle est socialisée, l’idée libérale fondamentale de la démocratie exige que cette production, tellement essentielle à la vie des gens, soit soumise à un contrôle démocratique. Le socialisme, pour moi, n’est rien d’autre que l’extension du libéralisme ou de la démocratie à la sphère économique qui est rendue nécessaire par l’émergence de la grande production.
La question n’est pas l’État ou le marché mais plutôt : qui décide dans les entreprises ?
C’est une idée qui est totalement oubliée aujourd’hui parce que quand vous avez le débat entre la gauche et la droite, c’est presque toujours un débat entre l’État et le marché. Pour moi la question n’est pas l’État ou le marché mais plutôt : qui décide dans les entreprises ? Les travailleurs ou la collectivité ? Pas nécessairement l’État : on pourrait imaginer une société où toutes les entreprises sont autogérées par les travailleurs et sont toutes en relation par des mécanismes purs de marché. Je ne dis pas que c’est souhaitable mais on pourrait l’imaginer pour comprendre la différence entre le contrôle social de la production et l’Étatisation. Je ne suis pas contre une intervention de l’État dans l’économie mais c’est un tout autre débat. C’est important de comprendre que le socialisme émerge d’une façon naturelle comme une réaction à l’échec du libéralisme mais il n’est pas anti-libéral dans le sens profond du terme. Il accepte la liberté d’expression, de débat, la démocratie, le pluralisme, les conquêtes des lumières mais il dit : il y a ce problème de la concentration.
Ce mouvement a crû tout au long du 19ème siècle mais il s’est effondré avec la guerre de 1914. […] Il est très intéressant de lire des textes de socialistes classiques avant la guerre de 14. Par exemple Kautsky, le « renégat Kautsky » comme disait Lénine. [...] C’est un social-démocrate allemand mais il avait un programme de socialisation de l’économie. Vous en avez d’autres. Même ceux que l’histoire a gardé comme étant des gens compromis, des traites, etc., sont beaucoup plus radicaux que ce que vous avez aujourd’hui. Même le NPA ne va pas signer des choses pareilles.

Le bolchevisme et le fascisme

La guerre de 14 a marqué l’effondrement du socialisme classique pour deux raisons. De la guerre de 14, sont nés le bolchevisme et le fascisme. Loin de moi l’idée de dire que c’est la même chose mais ce sont deux phénomènes qui ont profondément handicapé le projet socialiste. [...] L’interprétation que je donne au mouvement bolchevique en Union soviétique est tout à fait différente de celle qui en a été donnée en occident. En particulier par les partis communistes mais aussi par leurs adversaires : trotskystes, maoïstes, etc. Pour moi, l’aspiration fondamentale du bolchevisme, c’est la modernisation d’un pays arriéré qu’était l’Union soviétique. Ce n’est pas moi qui l’ai inventé, ça a été remarqué en 1920 par Bertrand Russell (2). [...] Il décrit ça très bien : « Ce sont des fanatiques de l’industrialisation, ils vont poursuivre l’œuvre de Pierre Legrand et s’ils le font, c’est très bien mais s’ils prétendent être les représentants de ce qui a de plus avancé dans le socialisme européen, alors il faut les condamner pour cela. »
L’erreur des communistes occidentaux est d’avoir détruit l’idée du socialisme
Et c’est exactement ce qu’on n’a pas fait. On aurait dû dire : eux, c’est eux, nous c’est nous. Nous socialistes européens, nous n’aurions pas dû nous déterminer en fonction de l’Union sociétique. Mais dans beaucoup de pays européens, la gauche s’est divisée en deux : une partie radicale majoritairement communiste qui a fait exactement l’erreur qu’il ne fallait pas faire, c’est-à-dire de voir dans les réalisations soviétiques ce qu’il y avait de plus avancé dans le socialisme. [...] L’erreur des communistes occidentaux n’est pas qu’ils ont commis le crime de soutenir l’horrible Staline mais qu’ils ont détruit, d’une certaine façon, l’idée du socialisme ici en identifiant les aspirations du socialisme avec ce qu’il se passait en Union soviétique, (qu’ils enjolivaient pendant un certain temps puis quand ils se sont rendus compte que ce n’était pas si joli, ça s’est retourné contre le socialisme) ; l’autre partie, sociale-démocrate, a regroupé les éléments les plus mous, qui dérivaient le plus vers les compromis de classe… [...] Il y a quand même cette erreur fondamentale, cette identification du socialisme à ce qui se passait en Union soviétique. En particulier ça a renforcé l’idée que le socialisme, c’est l’étatisme. Alors que c’est la socialisation.
D’autre part, on a eu le fascisme et le nazisme. Une grande partie de l’énergie de la gauche, pendant toutes ces années, a été consommée dans le combat contre le fascisme. Qui s’est terminé en 1945 par la victoire de l’armée rouge qui a encore renforcé le problème de l’identification du socialisme avec l’Union soviétique.
Le développement de l’occident a toujours dépendu de l’existence d’un monde extérieur à nous où on pouvait aller déverser nos problèmes et chercher des richesses
Un autre problème qui se posait au socialisme, c’est qu’il y a un impensé du socialisme du XIXe siècle – et ça, c’est leur erreur : c’est le colonialisme et l’impérialisme. Je ne crois pas que l’occident soit purement un produit de l’exploitation coloniale. En revanche, je crois que l’existence d’un arrière monde, d’un hinterland, [...] par rapport à l’Europe a toujours biaisé notre développement. [...] Pour expliquer ça simplement, je vous demande d’imaginer le scénario suivant. Imaginez que l’Europe occidentale soit une île entourée de mer et tout le reste du monde est la mer. […] A quoi ressemblerait notre développement ? Il n’y aurait pas d’or d’Amérique, de commerce des esclaves, de colonisation de l’Afrique, de pétrole du Moyen Orient, de travailleurs immigrés… Tout est changé ! Contrairement aux sociétés traditionnelles qui vivaient en autarcie, le développement de l’occident a toujours dépendu de l’existence d’un monde extérieur à nous où on pouvait aller déverser nos problèmes et chercher des richesses. Déverser nos problèmes, c’est par exemple l’émigration quand les Européens deviennent trop nombreux et qu’on envoie en Australie, en Amérique… [...]
Après guerre, bien sûr, il y a eu les luttes anti-coloniales, une partie qui a absorbé une certaine énergie de la gauche. Mais il y a eu, pendant la période qui a commencé dans les années 30, quelque chose qu’on a tendance à sous-estimer : les gains sociaux-démocrates. Ce sont la sécurité sociale, la démocratisation de l’enseignement, les pensions, l’assurance chômage et maladie. Tous ces gains vont contre l’idéologie libérale classique. Pas celle du XVIIIe mais telle qu’elle devient au moment du développement du capitalisme où ce qui se dit libéralisme n’est plus du tout libéralisme.
Le véritable héritier du libéralisme c’est le socialisme. Mais ce qui devient le libéralisme, c’est la défense du grand capital, de la propriété privée des moyens de production au nom de la défense de la petite entreprise, au nom des idées libérales. On transpose les idées libérales à une situation nouvelle et on dit : « Ah ! L’épanouissement de l’être humain c’est le libre marché. » Y compris quand il y a des immenses capitalistes qui sont en concurrence avec des petits commerçants ou des travailleurs et qui peuvent les écraser. Ce libéralisme-là était toujours opposé à tout ce qu’on a. Si vous regardez l’histoire de la droite, elle s’est battue contre toutes les conquêtes sociales-démocrates. [...] Elles n’ont pas transformé le capitalisme mais dans un certain sens, elles l’ont fait. Si vous prenez le capitalisme à la fin des années 70 où on est au sommet de la montée des conquêtes sociales-démocrates, vous arrivez à un capitalisme très différent de ce que vous avez aujourd’hui et de ce que vous aviez 50 ans plus tôt. Une moitié de la vie a été socialisée : l’enfance, le chômage, la vieillesse…
Le Parti communiste était en principe révolutionnaire mais a été socio-démocrate
En France c’est un peu particulier puisque celui qui a fait le plus ces programmes socio-démocrates, c’était un catholique de droite maurassien qui s’appelait De Gaulle. Vous n’avez pas eu à l’époque quelqu’un comme Olof Palme, par exemple, Kresiki en Autriche ou Atlee en Angleterre, des sociaux-démocrates classiques. [...] De Gaulle l’a fait parce que c’était dans l’esprit du temps. Et, en face de lui, il avait un Parti communiste qui était en principe révolutionnaire mais qui, en pratique, comme le PCI en Italie, a été social-démocrate. A aucun moment il n’y a eu de possibilité de prises du pouvoir de type léniniste et d’instauration de la dictature, certainement pas en 1968 et même à la fin de la guerre. Le Conseil national de la résistance est un programme social-démocrate, similaire à d’autres pays comme dans les pays scandinaves. Particulièrement en France il y a un décalage entre la réalité et l’imaginaire avec un président, ayant un programme social démocrate, mais de droite classique, et un parti communiste qui recrutait au nom de la révolution mais qui parce qu’il ne pouvait pas faire autrement soutenait des programmes sociaux-démocrates, et en Italie aussi. Tout ce courant social-démocrate classique pour lequel j’ai évidemment de la sympathie parce que je le vois comme une résurgence, après tous les problèmes du fascisme et de l’effondrement de la guerre de 14, de l’idéal socialiste classique du XIXe siècle, s’est effondré curieusement, en France particulièrement, mais aussi ailleurs en Europe, à partir de 68 et particulièrement lors de l’accession de Mitterrand au pouvoir en 81-83. La France est le pays de tous les paradoxes de mon point de vue puisque le meilleur social-démocrate est un catholique réactionnaire qu’était De Gaulle et la mort de la social-démocratie est liée à l’arrivée au pouvoir du parti socialiste sous Mitterrand. [...]
Il y a eu de tout en mai 68 […] mais ce qui est massif aujourd’hui, c’est son institutionnalisation. C’est la lente montée des soixantuitards dans les institutions (dans la presse, les ministères, etc. ) et qui commencent à prendre le pouvoir en 81. Vous avez Kouchner, certains nouveaux philosophes sont un produit de cette époque, Lang, etc.[...] Tout s’est passé à contretemps. La social-démocratie était faite (sous la 4ème république, dès la libération et encore plus sous De Gaulle) mais Mitterrand est venu avec un programme beaucoup plus radical, social-démocrate, de nationalisations (qui n’avaient pas eu lieu autant en France qu’en Angleterre par exemple) qui pour moi n’était pas nécessairement bien pensé et pas adapté à l’époque. Parce qu’à l’époque la crise de la sociale-démocratie et du keynésianisme se faisait sentir, et il n’y avait pas un programme cohérent. En 81 il commence à appliquer son programme et en 83, il y a des déficits, des problèmes avec le franc, il prend le tournant de la rigueur. Je ne vais pas le condamner mais tel qu’il a été fait, ça a été une rupture complète avec les idéaux de la gauche classique. Et on a eu vraiment une nouvelle gauche qui s’est instaurée, qui a pris le pouvoir et qui est la gauche qu’on rencontre aujourd’hui dans laquelle je ne me reconnais pas même si je me dis de gauche.
Si vous parlez de la gestion et du contrôle de l’économie, la gauche ne vous dit rien
Sur le plan intérieur, l’idée de socialisme, de socialisation des moyens de production, a été remplacée, dans le discours, par les Droits de l’homme. Si vous écoutez la gauche, elle est toujours pour les Droits de l’homme, contre les discriminations,… Mais, si vous parlez de la gestion et du contrôle de l’économie, elle ne vous dit rien. Celui qui incarne ça encore plus que les socialistes français, c’est Tony Blair. [...] Il a dit : « La gauche a appris qu’il n’y a pas une façon de gauche et une façon de droite de gérer l’économie, il y a une seule façon de gérer l’économie et la gauche a appris à le faire aussi bien que la droite. » Donc il n’y a pas de débat sur la propriété privée des moyens de production, sur le contrôle démocratique de la production. Ça n’existe plus. Parce qu’il y a, soi-disant, une science économique qui est, en fait, la version néolibérale de la science économique, le paradigme dominant (parce que si vous regardez dans l’histoire il y a de tout dans les économistes). La gauche comme la droite l’applique, ce sont des recettes économiques et on ne discute pas. Et c’est ce que Blair exprime de façon crue mais tous les socialistes y compris français font ça.
Mais quel peut-être le débat gauche/droite ? Quel peut être le débat gauche-droite si on admet que le marché domine, que la démocratie formelle est indépassable et que l’idéal, ce sont les droits de l’homme ? Parce que c’est exactement ce que les libéraux disaient ! Donc on est obligé de dire qu’on est d’accord avec les libéraux. Au lieu de dire qu’on fait kamikaze, qu’on supprime le PS et qu’on rejoint [la droite] (mais ce n’est pas possible car il y a trop de fromages à distribuer) […], vous devez trouver un sens à être de gauche qui n’est pas de droite. Alors qu’a-t-on inventé ? Je vais peut-être être méchant mais je pense que c’est une invention, une arnaque : on a inventé l’antifascisme et l’antiracisme. On a fait mousser le Front national et du coup on a créé un danger fasciste contre lequel on a mobilisé la jeunesse. [...] On a aussi mobilisé les gens contre le racisme en faisant croire que la droite était d’une certaine façon nostalgique de Pétain, de l’Algérie, une droite raciste, etc. Ça a été le tournant idéologique autour des années 80. Évidemment, il y avait la crise du communisme. Ce qui avait été un avantage pour le PC c’est-à-dire le prestige de l’URSS devient un inconvénient c’est-à-dire le discrédit de l’URSS ; tout se retournait : alors que les communistes avaient été les sociaux-démocrates européens, ça se retournait contre eux. Tout ce qui avait été l’essence du socialisme et de la social-démocratie européenne était discrédité au nom de l’anticommunisme avec lequel il n’avait rien à voir : la social-démocratie suédoise n’a rien à voir avec le communisme ! Mais le même processus de diabolisation et de discrédit de la social-démocratie s’est passé. Alors on a introduit la gauche morale qui est une gauche des valeurs. Vous entendez ça tout le temps : on a des valeurs, on est féministe, anti-raciste, anti-fasciste, pour la démocratie, pour les Droits de l’homme.

Alors qu’a-t-on dit aux travailleurs ?

L’astuce la plus scandaleuse, c’est qu’on a perdu la classe ouvrière. Parce que, en même temps qu’il y a ce processus de création la gauche morale, on a eu les pertes d’emplois, les délocalisations, les fermetures d’entreprises. Alors qu’a-t-on dit aux travailleurs ? « Écoutez, c’est l’économie, c’est géré scientifiquement, on ne peut rien y faire. Mais surtout ne soyez pas racistes, n’allez pas voter pour le Front national. » Et s’ils vont voter pour le Front national – et les statistiques montrent qu’ils le font – on dit : « Voyez, ça c’est des Dupont la joie, des beaufs, etc. » Et donc on a renforcé la stigmatisation du peuple qu’on était en train justement d’abandonner de toutes les façons possibles dans le programme même de la gauche. Et on a trouvé l’argument idéologique ! La petite bourgeoisie intellectuelle a trouvé le « politiquement correct », le féminisme, l’antiracisme, etc. pour montrer les ouvriers du doigt et leur dire « vous avez perdu votre emploi, mais n’allez pas voter pour le front national et on ne peut rien faire pour vous ». On s’est mis dans une situation de plus en plus insupportable : la gauche morale, la gauche du discours sur les valeurs, les gens qui font claquer leurs bretelles en disant qu’ils sont des bons démocrates. Comme le dit Régis Debray : « La morale c’est quelque chose qu’on s’impose à soi-même, pas quelque chose qu’on fait aux autres. » Or, dans le discours dominant, c’est quelque chose qu’on fait aux autres, au peuple essentiellement à qui on dit : le racisme… Je ne conteste pas qu’il y a beaucoup de racisme mais je ne suis pas convaincu que l’anti-racisme du discours dominant fasse avancer les choses. [...]
Si vous voulez changer les choses, vous devez vous attaquer aux structures sociales.
On a fait un retour en arrière gigantesque : avant 1845, avant les premières critiques que Marx faisait, dans l’idéologie allemande, à ce qui était la gauche morale de son temps. C’est Marx et les autres qui ont dit : « Le problème ce n’est pas la morale, les idées, la dialectique hégélienne, la religion. Ce n’est pas de ça dont il faut parler. C’est des structures sociales. Si vous voulez changer les choses, vous devez vous attaquer aux structures sociales. » Ils étaient tous comme ça. Ils avaient raison. Et tout ça, on l’a perdu. On l’a oublié. La gauche morale est devenue le substitut de la religion. On a une religion des Droits de l’homme, de la démocratie. [...] On fait des lois pour sanctionner les gens qui dévient de la religion. Mais comme la religion n’est pas le christianisme, ça passe pour de gauche mais ça a des effets catastrophiques.
Tous les problèmes qui sont au cœur de la réflexion de la gauche classique ont disparu et sont gérés par la Commission européenne
Le premier effet catastrophique que ça a, c’est l’Europe. On l’a faite avaler au nom de l’anti-fascisme, de l’anti-nationalisme, comme si la souveraineté française à l’époque de De Gaulle (Qui a fait la réconciliation allemande ? Ce n’est pas l’Europe qui l’a faite, c’est De Gaulle et Adenauer) allait mener à la guerre, comme si les nations européennes souveraines allaient nécessairement s’entretuer et qu’il fallait créer cette bureaucratie européenne supranationale pour résoudre le problème. Si vous prenez le traité de Maastricht, en 1992, ça a été vendu au peuple français et au peuple de gauche sur des arguments antinationalistes et antifascistes : Le Pen était contre donc on était pour, etc. Sans réfléchir. Je n’ai rien contre l’Europe (on ne peut pas être contre un continent), contre l’unification de l’Europe, je trouve ça bien comme l’unification de l’Amérique latine. Mais je suis contre la perte de souveraineté. Parce que vous pouvez très bien imaginer une unification de l’Europe qui se fait par des accords gouvernementaux, sanctionnés par le parlement  et révisables. [...]
La commission européenne est un pouvoir non démocratique, bureaucratique qui est pire que le pouvoir des capitalistes sur le peuple parce qu’on a recréé une espèce de monarchie absolue sauf que c’est une bureaucratie plutôt qu’une seule personne. Elle a un pouvoir énorme, elle prend énormément de décisions qui sont entérinées ensuite par les gouvernements nationaux qui sont obligés de le faire. Tous les problèmes économiques, de libre-échange, de commerce, de monnaie, tous les problèmes qui sont au cœur  de la réflexion de la gauche classique ont disparu et sont gérés par la Commission européenne. Et tout ça, on l’a fait au nom de fantasmes. Encore une fois, je ne suis pas contre la coopération mais on devrait le faire comme le fait la Suisse qui a fait de la coopération avec le reste de l’Europe sur une base souveraine. [...]

« Les gens ne votent plus »

On a abandonné la démocratie. Un des résultats c’est la dépolitisation. [...] Les gens ne votent plus. [...] Vous n’avez pas d’autre politique possible. Si vous veniez avec un programme commun de gouvernement comme en 78 ou 81, l’Europe ne l’accepterait pas. Ça entrerait en contradiction avec toutes les règles de libre-échange de l’Europe. Et vous ne pouvez pas l’imaginer. Et si vous ne pouvez pas l’imaginer, de quoi discute-t-on ? Ah ! De la burqa. Eh oui ! On trouve ça ridicule de discuter de la burqa mais qui a créé ce problème si ce n’est la gauche morale qui a remplacé le discours sur les structures sociales par un discours sur les valeurs ? À partir du moment où on a porté le discours sur les valeurs, on se ramasse dans la gueule, le discours sur les valeurs de droite. [...]
Parce que de même que le discours des valeurs de gauche (antifasciste, antiraciste, etc.) est parfaitement compatible avec une droite libérale, à la Giscard d’Estaing, capitaliste, qui s’en fiche (ils sont pour le libre marché, pour l’Amérique…), on a aussi alors une droite qui est beaucoup plus efficace sur le discours des valeurs,  la droite de l’autorité, (l’autorité du père de famille, du maître d’école, chanter la Marseillaise, se lever en classe, l’identité française, la burqa, l’agitation contre l’islam, etc.). Une fois qu’on a mis le discours sur les valeurs, elle récupère ce discours et elle est beaucoup plus efficace que nous, et on est coincé, coincé, coincé !
Quelqu’un m’a demandé, avant de venir, si j’allais parler de « la vraie gauche ». Je veux bien mais le problème c’est que je ne sais pas où elle est parce que quand je regarde l’extrême gauche, en France du moins, j’ai l’impression qu’elle est comme la gauche morale. Mais en plus fort. Elle hurle encore plus fort par exemple quand il y a une petite phrase d’un président de région qu’on peut critiquer comme raciste. Je ne sais pas si vous pensez à quelqu’un… Ils n’ont pas d’alternative réellement et ils sont rentrés dans le discours des valeurs. Ou bien parfois, il y a le discours du retour à Marx, avant Lénine, Staline. [...] Mais on fait un Marx complètement utopique, découpé de l’histoire du XXe siècle, des transformations sociales. Et donc on a un Marx politiquement correct, lié à aucune guerre, aucun crime, aucune lutte, rien. Et franchement je ne vois pas grand-chose d’autre, alors, que faire ?

« Pas de perspective de changement radical »

D’abord on pourrait dire : on va faire la révolution. [...] Les révolutions au sens où elles ont été fantasmées par les mouvements trotskystes, maoïstes, etc. non seulement n’ont pratiquement jamais eu lieu mais les vrais changements de régime violents ont presque toujours été de droite. [...] Je suis prêt à parier – je ne tiens pas à ce que ça arrive – que s’il y avait vraiment un effondrement économique (je ne parle pas de la crise actuelle qui est grave mais si vous aviez une crise “à l’Argentine”), vous auriez une révolution d’extrême droite. [...] Donc il n’y a pas de perspective de changement radical. Donc on est obligé de revenir à des choses simples, petites et de commencer par là. Ceci dit, les néolibéraux et les néo conservateurs n’ont jamais fantasmé la révolution. Ils ont dit : « On va changer les choses petit à petit. » Mais en 20 ans, ils ont changé beaucoup de choses. Ils ont détruit beaucoup mais ils ne l’ont pas fait d’un seul coup.
Premièrement, c’est très important de re-légitimer, de rétablir la perspective socialiste fondamentale de la socialisation des moyens de production. Même si ce n’est pas demain qu’on va le faire, même si on ne peut pas le faire, ça change tout, à mon avis, dans les luttes. [...] Parce que si vous partez de l’acceptation de la légitimité de la propriété privée des moyens de production alors vous dites simplement : les travailleurs doivent avoir une part de gâteau, un peu plus de dignité, de considération, etc. Mais si vous dites : « Non, tout est à nous rien n’est à eux. » Pour le moment on ne peut rien faire mais quand on se bat on part d’un point de vue de légitimité qui est très différent et ça, c’est très important psychologiquement.

Il faut ne pas se soumettre au diktat européen

Le deuxième point concerne le court terme. Il faut tout faire pour sauver les acquis sociaux-démocrates. Il en reste : la sécurité sociale, l’enseignement… ils n’ont pas tout détruit, mais enfin ils font le processus de saucissonnage. [...] Mais comme l’Europe qui a été faite avec l’approbation de la gauche, de la nouvelle gauche, de la gauche morale, a été construite institutionnellement pour rendre le détricotage des acquis sociaux inévitable, il faut ignorer l’Europe. Alors je ne sais pas comment faire, je ne suis pas technicien de la politique mais il faut ne pas se soumettre au diktat européen. Je ne pense pas qu’on puisse sortir de l’Europe comme ça du jour au lendemain mais on peut faire comme si elle n’existait pas sur un certain nombre de choses. Ce que les pouvoirs actuels ont fait lors de la crise financière en créant des déficits qu’ils n’étaient pas supposés faire. Si on l’avait fait pour des raisons sociales, ça aurait été considéré comme totalement illégitime. [...]
L’Europe et les citoyens européens peuvent être un facteur de paix dans le monde par rapport aux Américains. Mais pour ça, il faut regagner notre souveraineté par rapport aux États-Unis. De même qu’il faudrait ignorer l’Europe, il faudrait ignorer l’Otan. C’est une catastrophe par exemple que la France qui était le seul pays qui, bien que de façon modérée et symbolique, était un peu en dehors de l’OTAN y soit rentrée complètement grâce à notre ami Sarkozy. […] Par exemple la Hollande très pro-américaine vont se retirer d’Afghanistan. […] C’est très important symboliquement de se retirer d’Afghanistan [...] Il ne faut pas oublier que pendant la guerre du Vietnam, avec un anti-communisme fanatique dans les gouvernements européens, il n’y avait pas un soldat européen au Vietnam. Harold Wilson n’aurait jamais envoyé de soldats anglais, De Gaulle n’aurait jamais envoyé de soldats français. Maintenant tous les soldats européens servent de supplétifs aux Américains. [...] Ça n’indigne personne, il n’y a pas de manifestation, pas de protestation, pas de pétition, pas d’agitation dans les facultés, parmi les intellectuels. Le mouvement de la paix a complètement disparu. Il faut recréer ça. La Palestine est un truc où l’Europe pourrait avoir une position moins alignée sur les États-Unis et par conséquent sur Israël. [...] Par exemple appuyer par toutes les façons imaginables le mouvement Boycott désinvestissement sanctions (BDS).
Je ne vois pas de sujet collectif qui puisse être l’agent d’un renouveau
Le premier obstacle c’est que je ne vois pas de sujet. Avant, la vieille gauche avait un sujet actif qui était en gros la classe ouvrière, le prolétariat autour duquel pouvaient se faire des alliances. Mais maintenant je ne vois pas de sujet collectif qui puisse être l’agent d’un renouveau. Ce qui était la classe ouvrière est terriblement divisé en raison de la question de la religion et en particulier de l’Islam. La droite évidemment a cette astuce très intelligente d’agiter le problème de l’Islam (voile, burqa, etc.) mais la gauche tombe trop souvent dans le piège. Je pense le plus grand mal des religions mais je pense qu’il faut une laïcité honnête qui ne soit pas sélectivement contre une religion particulière. Il faut un mouvement dans la population, un processus de paix comme on dirait au moyen orient avec les musulmans de France – et de Belgique. [...] On n’unifiera pas les forces populaires en France ou en Belgique ou ailleurs en Europe si on n’unit pas les musulmans et les non musulmans parce que les musulmans représentent une partie importante de ce qui, dans le temps, aurait été appelé la classe ouvrière, le prolétariat. Vous ne pouvez pas les ignorer. Particulièrement sur la Palestine. En France, le discours est tellement biaisé en faveur d’Israël, que les gens deviennent fous furieux.

On ne contrôle plus le reste du monde

Autre problème auquel je n’ai pas de réponse, c’est le « déclin de l’occident ». Utiliser cette expression est particulièrement provocateur puisque c’est le titre du livre de Spengler qui était un proto Nazi après la guerre de 14 mais l’expression me paraît très juste. [...] S’il y a une transformation sociale importante au XXe siècle, c’est la décolonisation. C’est l’émergence de cet hinterland que nous avions au moment de notre développement et ce monde-là nous échappe complètement. [...] On ne contrôle plus le reste du monde et c’est un fantasme qui continue à exister à gauche et à droite de faire comme si on contrôlait : on va dire aux Chinois ce qu’ils doivent faire au Tibet, aux Russes ce qu’ils doivent faire ici, aux Iraniens. Ça ne marchera pas ! Les Iraniens font ce qu’ils veulent et les Chinois aussi. La seule chose qu’on a à faire c’est de nous occuper de nos affaires et de vivre en paix avec eux.[...] De même, les transformations de l’Europe font que vous ne pouvez plus trouver des dizaines et des dizaines de milliers de jeunes Français prêts à aller se faire tuer à Berlin ou sur la Somme. [...] On décline ça veut dire aussi qu’on se retrouve face à des Chinois qui disent, quand on veut faire des restrictions d’importation textile de la Chine : « Oui mais nous on doit vendre 20 millions de chemises pour construire un Airbus. » Et comme j’ai écrit dans l’article du Monde diplomatique : le jour où ils construiront des Airbus, qui fabriquera nos chemises ?
On doit gérer notre déclin. Or tout le problème que je vois dans les manifestations culturelles et intellectuelles en France avec particulièrement un type qui est vraiment scandaleux pas seulement pour ses remarques racistes, Zemmour, c’est qu’on vit dans une France, une Europe qui est dominée par la nostalgie de notre glorieux passé – avec ses aspects pas très jolis – mais on ne regarde pas vers l’avenir. On n’essaye pas de s’inventer un avenir dans lequel nous devons vivre, dans un monde que nous ne contrôlons pas et où nous ne sommes pas les plus forts. Et ça, c’est vraiment le défi auquel je n’ai pas de réponse. Pour moi c’est le défi le plus important de notre époque qui justifie à la fois la défense de la paix et du socialisme. Mais comment l’accomplir ? Je vous laisse réfléchir à ça.
Deuxième partie (à venir) : les questions de la salle
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(1) Lire La gauche que veut Martine Aubry (Mediapart, sur abonnement), Le Languedoc-Roussillon, village gaulois ? par Hélène Mandroux (lemonde.fr)
(2) La Pratique et la théorie du bolchevisme, Paris, Ed. de la sirène, 1921
Source : Montpellier journal, avril 2010