La lutte exemplaire des étudiants de Belgrade
1er décembre 2014
Le blocage autogéré de la faculté de philosophie de l'Université de Belgrade par ses étudiants dure depuis 6 semaines : quoi de plus porteur d'espoir qu'une masse consciente en mouvement ?
La Serbie est passée au système de Bologne avec la volonté résolue de
s’intégrer aux normes européennes de l’Enseignement Supérieur et de la
Recherche (ESR). Depuis 10 ans, réformes après réformes, l’Université
serbe s’intègre, mais la situation économique complique la donne. La
politique de restrictions budgétaires du gouvernement de centre droit d’
Alexandar Vucic donne le la : il faut se serrer la ceinture et comme
partout, l’ESR trinquent les premiers. Les universités serbes ont
emboité le pas des universités européennes, l’Autonomie est de mise.
En Serbie, cette autonomie se décline différemment qu’en France.
Les facultés sont dotées d’une autonomie budgétaire renforcée et peuvent
comme bon leur semble gérer les sources de leur recettes. La
traduction immédiate en est une politique de droits d’inscription
libéralisée qui, au sein d’une même université, provoque des disparités
sur l’accès même aux études. A l’université de Belgrade, les études de
Médecine, Médecine dentaire, Architecture, Gestion et Management sont
les plus coûteuses pour les étudiants.
La faculté de Philosophie (incluant la philosophie, l’histoire,
l’éthnologie, la sociologie, etc... c’est à dire les sciences humaines
et sociales) n’échappe pas à cette règle, c’est l’une de celles où les
études coûtent le plus cher : 1000 euros de droits d’inscription
annuels. 1000 euros, c’est beaucoup pour les étudiants issus des
milieux populaires dont le salaire moyen mensuel est d’environ 250
euros. En raison de la politique d’austérité gouvernementale, les
facultés ont vu leurs budgets baisser significativement. La faculté de
philosophie, en l’occurrence, a décidé à l’automne 2014 de répercuter
cette baisse de dotations publiques sur les modalités de
subventionnement des frais d’inscription en modifiant drastiquement les
critères imposés aux étudiants. La réponse du corps étudiant fût
immédiate : pétition signée par plus de 2000 étudiants de la faculté qui
en compte 2500 régulièrement inscrits, mais aucune volonté de
négociation de l’administration. Devant une telle surdité à des
demandes légitimes et devant l’impuissance des élus étudiants, la masse
s’est donc soulevée et auto-organisée pour contraindre les autorités au
dialogue qui reste, à ce jour, hors de portée de vue.
Les étudiants de la faculté de philosophie occupent donc jour et nuit
les locaux de leur université depuis 6 semaines. L’origine du
conflit ? les droits d’inscriptions et les modalités de subventionnement
de ceux ci sur le budget de la composante. Selon le système actuel, la
réussite à un nombre assez modéré d’unités de valeur (bodovi) permet
d’obtenir la gratuité de l’inscription pour l’année suivante et ce
jusqu’à la 4ème année d’études. C’est ce dispositif à caractère social,
destiné aux plus méritants des étudiants, qui est remis en cause du
moins pas dans son existence mais dans ses modalités d’application, dans
le but de dégager des ressources supplémentaires pour la faculté.
Le mouvement de blocage structuré, organisé et autogéré est en quête
désespérée d’une convergence avec d’autres luttes pour sortir de
l’impasse d’un isolement probable (la banderole placée sur la façade de
la faculté est un appel à la convergence des luttes : "Halte aux
attaques contre les étudiants et les travailleurs, Tous ensemble contre
les mesures d’austérité !").
Les assemblées générales mobilisent. Le 17 novembre, ce sont donc
plus de 500 étudiants qui se sont réunis dans le grand amphithéâtre pour
faire le point, méthodiquement, démocratiquement. Spectacle fascinant
de cette masse unie, jeune et consciente, exprimant un grand sens des
responsabilités, cultivant le respect des opinions et la discipline dans
les débats, prônant la gestuelle plutôt que l’invective pour manifester
une réaction à tels ou tels propos, exprimant la teneur sociale de leur
mouvement et n’hésitant plus à appeler à la convergence avec d’autres
travailleurs du secteur public comme ces enseignants du secondaire et du
primaire en lutte pour de meilleurs salaires.
Le conflit arrive dans sa phase critique et les rumeurs de sanctions
disciplinaires contre les animateurs des groupes de blocage des cours se
précisent. Près de 30 étudiants seraient visés par des sanctions en
raison de leur implication dans le blocage. Vifs débats : doit-on être
solidaire pour préserver la cohésion du mouvement ? doit-on se défendre
seul ? comment faire pour bloquer les cours sans s’exposer soi-même et
ses "collègues" (ils s’appellent ainsi entre eux) à la répression ?
comment ne pas violer la loi et respecter la libre circulation des
enseignants, comment ralier ces derniers ? Une boite en carton rouge en
forme de coeur circule, les billets de 10, 20, 50 dinars sont versés à
la caisse du collectif autogéré pour financer les tracts d’appel à la
mobilisation, les banderoles, la subsistance des "redari", ces étudiants
mobilisés qui veillent jour et nuit sur leur faculté. Il n’y a pas de
hiérarchie, pas de police de la pensée, et pas de police tout court car
son accès au campus est interdit par la loi. Mais cette absence de
hiérarchie n’altère pas l’organisation du mouvement qui a constitué
plusieurs groupes de travail : agitation, communication, finances. Ce
mouvement organise même ses propres cours et la vie de la faculté
pendant le blocage : cours d’histoire de l’art et de philosophie,
concerts de musique classique ou moderne, projections de films. Comme on
peut le lire depuis le parvis de l’université sur quelques affiches :
la Faculté est sous le contrôle des étudiants.
Les étudiants de la fac de philo en AG (Zbor). Belgrade 17/11/2014 © J.P. Djukic
A l’heure où ces lignes sont écrites, il est difficile de se
prononcer sur le devenir de cette lutte exemplaire des étudiants de la
faculté de philosophie de l’ Université de Belgrade. D’autres luttes
similaires se sont déclenchées, comme par exemple à la faculté de
Philologie (fac des langues), mais l’obstacle majeur reste la
fragmentation des demandes et le manque d’unité autour d’un mot d’ordre
d’ensemble visant la politique d’austérité gouvernementale. Il n’en
reste pas moins que cette jeunesse mobilisée, porte en elle un espoir,
celui d’une masse consciente qui, si elle grandit, pourra jouer un rôle
majeur en Serbie en faveur d’une politique de l’ESR répondant mieux aux
attentes et besoins de la population. Novembre sera-t-il un mois funeste
pour ces étudiants comme il va l’être pour leurs professeurs dont les
traitements vont subir une baisse de 10 % ?
Source média (en serbe) :
Crédit photo :
Source : Médiapart