mercredi 3 décembre 2014

La lutte exemplaire des étudiants de Belgrade Jean-Pierre Djukic (Investig action)

La lutte exemplaire des étudiants de Belgrade Jean-Pierre Djukic

1er décembre 2014

Le blocage autogéré de la faculté de philosophie de l'Université de Belgrade par ses étudiants dure depuis 6 semaines : quoi de plus porteur d'espoir qu'une masse consciente en mouvement ?

La Serbie est passée au système de Bologne avec la volonté résolue de s’intégrer aux normes européennes de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche (ESR). Depuis 10 ans, réformes après réformes, l’Université serbe s’intègre, mais la situation économique complique la donne. La politique de restrictions budgétaires du gouvernement de centre droit d’ Alexandar Vucic donne le la : il faut se serrer la ceinture et comme partout, l’ESR trinquent les premiers. Les universités serbes ont emboité le pas des universités européennes, l’Autonomie est de mise.
En Serbie, cette autonomie se décline différemment qu’en France. Les facultés sont dotées d’une autonomie budgétaire renforcée et peuvent comme bon leur semble gérer les sources de leur recettes. La traduction immédiate en est une politique de droits d’inscription libéralisée qui, au sein d’une même université, provoque des disparités sur l’accès même aux études. A l’université de Belgrade, les études de Médecine, Médecine dentaire, Architecture, Gestion et Management sont les plus coûteuses pour les étudiants.
La faculté de Philosophie (incluant la philosophie, l’histoire, l’éthnologie, la sociologie, etc... c’est à dire les sciences humaines et sociales) n’échappe pas à cette règle, c’est l’une de celles où les études coûtent le plus cher : 1000 euros de droits d’inscription annuels. 1000 euros, c’est beaucoup pour les étudiants issus des milieux populaires dont le salaire moyen mensuel est d’environ 250 euros. En raison de la politique d’austérité gouvernementale, les facultés ont vu leurs budgets baisser significativement. La faculté de philosophie, en l’occurrence, a décidé à l’automne 2014 de répercuter cette baisse de dotations publiques sur les modalités de subventionnement des frais d’inscription en modifiant drastiquement les critères imposés aux étudiants. La réponse du corps étudiant fût immédiate : pétition signée par plus de 2000 étudiants de la faculté qui en compte 2500 régulièrement inscrits, mais aucune volonté de négociation de l’administration. Devant une telle surdité à des demandes légitimes et devant l’impuissance des élus étudiants, la masse s’est donc soulevée et auto-organisée pour contraindre les autorités au dialogue qui reste, à ce jour, hors de portée de vue.
Les étudiants de la faculté de philosophie occupent donc jour et nuit les locaux de leur université depuis 6 semaines. L’origine du conflit ? les droits d’inscriptions et les modalités de subventionnement de ceux ci sur le budget de la composante. Selon le système actuel, la réussite à un nombre assez modéré d’unités de valeur (bodovi) permet d’obtenir la gratuité de l’inscription pour l’année suivante et ce jusqu’à la 4ème année d’études. C’est ce dispositif à caractère social, destiné aux plus méritants des étudiants, qui est remis en cause du moins pas dans son existence mais dans ses modalités d’application, dans le but de dégager des ressources supplémentaires pour la faculté.
Le mouvement de blocage structuré, organisé et autogéré est en quête désespérée d’une convergence avec d’autres luttes pour sortir de l’impasse d’un isolement probable (la banderole placée sur la façade de la faculté est un appel à la convergence des luttes : "Halte aux attaques contre les étudiants et les travailleurs, Tous ensemble contre les mesures d’austérité !").
Les assemblées générales mobilisent. Le 17 novembre, ce sont donc plus de 500 étudiants qui se sont réunis dans le grand amphithéâtre pour faire le point, méthodiquement, démocratiquement. Spectacle fascinant de cette masse unie, jeune et consciente, exprimant un grand sens des responsabilités, cultivant le respect des opinions et la discipline dans les débats, prônant la gestuelle plutôt que l’invective pour manifester une réaction à tels ou tels propos, exprimant la teneur sociale de leur mouvement et n’hésitant plus à appeler à la convergence avec d’autres travailleurs du secteur public comme ces enseignants du secondaire et du primaire en lutte pour de meilleurs salaires.
Le conflit arrive dans sa phase critique et les rumeurs de sanctions disciplinaires contre les animateurs des groupes de blocage des cours se précisent. Près de 30 étudiants seraient visés par des sanctions en raison de leur implication dans le blocage. Vifs débats : doit-on être solidaire pour préserver la cohésion du mouvement ? doit-on se défendre seul ? comment faire pour bloquer les cours sans s’exposer soi-même et ses "collègues" (ils s’appellent ainsi entre eux) à la répression ? comment ne pas violer la loi et respecter la libre circulation des enseignants, comment ralier ces derniers ? Une boite en carton rouge en forme de coeur circule, les billets de 10, 20, 50 dinars sont versés à la caisse du collectif autogéré pour financer les tracts d’appel à la mobilisation, les banderoles, la subsistance des "redari", ces étudiants mobilisés qui veillent jour et nuit sur leur faculté. Il n’y a pas de hiérarchie, pas de police de la pensée, et pas de police tout court car son accès au campus est interdit par la loi. Mais cette absence de hiérarchie n’altère pas l’organisation du mouvement qui a constitué plusieurs groupes de travail : agitation, communication, finances. Ce mouvement organise même ses propres cours et la vie de la faculté pendant le blocage : cours d’histoire de l’art et de philosophie, concerts de musique classique ou moderne, projections de films. Comme on peut le lire depuis le parvis de l’université sur quelques affiches : la Faculté est sous le contrôle des étudiants.
Les étudiants de la fac de philo en AG (Zbor). Belgrade 17/11/2014 © J.P. Djukic
A l’heure où ces lignes sont écrites, il est difficile de se prononcer sur le devenir de cette lutte exemplaire des étudiants de la faculté de philosophie de l’ Université de Belgrade. D’autres luttes similaires se sont déclenchées, comme par exemple à la faculté de Philologie (fac des langues), mais l’obstacle majeur reste la fragmentation des demandes et le manque d’unité autour d’un mot d’ordre d’ensemble visant la politique d’austérité gouvernementale. Il n’en reste pas moins que cette jeunesse mobilisée, porte en elle un espoir, celui d’une masse consciente qui, si elle grandit, pourra jouer un rôle majeur en Serbie en faveur d’une politique de l’ESR répondant mieux aux attentes et besoins de la population. Novembre sera-t-il un mois funeste pour ces étudiants comme il va l’être pour leurs professeurs dont les traitements vont subir une baisse de 10 % ?
Source média (en serbe) :
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Source : Médiapart