Pour les spécialistes, tel Michel Desmurget, il n’y a plus de doute :
la télévision est un fléau. Elle exerce une influence profondément
négative sur le développement intellectuel, les résultats scolaires, le
langage, l’attention, l’imagination, la créativité, la violence, le
sommeil, le tabagisme, l’alcoolisme, la sexualité, l’image du corps, le
comportement alimentaire, l’obésité et l’espérance de vie.
Analyse du livre de Michel Desmurget : TV Lobotomie
Ce livre gagnerait sans doute le prix de la couverture la plus laide
s’il existait, mais, malgré cette erreur de l’éditeur, il vaut tout de
même la peine d’être lu. Michel Desmurget, chercheur à l’INSERM, dans TV Lobotomie. La vérité scientifique sur les effets de la télévision (Paris
: Max Milo, 2011) nous propose rien de moins qu’une synthèse de tout ce
que les scientifiques savent sur les liens entre la consommation
télévisuelle et les attitudes, comportements, capacités, des êtres
humains qui consomment de la télévision. Ce bilan scientifique, à partir
de 4000 articles selon l’auteur, serait en fait effrayant. Plus on
regarde la télévision, plus on a regardé la télévision, plus on l’a
fait jeune, plus on augmente toutes choses égales par ailleurs les
probabilités d’événements défavorables pour soi-même à tous les âges
de la vie. De fait, pour croire aux résultats cités de cette étude, il
faut fondamentalement être accessible à la pensée statistique. Comme le
montre, le “débat” organisé le 7 février 2011 autour de ce livre sur Europe 1 et
la réaction d’une auditrice qui cite son propre cas de téléphagie ne
l’ayant pas empêchée d’être, à l’en croire, un génie, c’est un point
fondamental.
Ainsi, si l’on a accès au raisonnement en probabilité, typique en
épidémiologie par exemple, Michel Desmurget établit à partir de la
littérature disponible que :
a) “la télévision est un véritable désastre ontogénétique” (p.136) (conclusion du chapitre II La télé étouffe l’intelligence,
p. 71-137), autrement dit des preuves solides existent que, toutes
choses égales par ailleurs, le développement intellectuel des enfants se
trouve profondément affecté par la consommation de télévision, avec un
effet d’autant plus fort que la consommation s’effectue massivement
très jeune (dans les toutes premières années 0-3 ans). Des études
montrent même qu’à cet âge précoce, le simple fait d’avoir la télévision
allumée dans une pièce sans la regarder aurait des effets sur le
développement intellectuel. La raison profonde de cette déficience en
matière de maturation de l’intelligence ne serait pas liée à la qualité
déficiente (ou non) des programmes, mais à la nature non interactive de
la télévision. Dans le fond, notre chercheur retrouverait dans la
littérature savante contemporaine la vérité marxienne selon laquelle la
vérité de l’homme (comme de tout animal) n’est autre que la praxis,
et que la télévision constitue une forme extrêmement appauvrie
d’(in)activité. En tant que professeur d’université, je dois dire que
la courbe historique des scores obtenues aux tests d’admission dans les
universités américaines, corrélé avec un retard d’une vingtaine d’années
avec la pénétration de la télévision dans les foyers (p. 92), m’a
plutôt impressionné. L’auteur cite quelques exemples d’études ayant pu
montrer que l’introduction de la télévision détraque les comportements
enfantins, et qu’inversement, le sevrage télévisuel peut avoir des
effets positifs assez rapides (si l’on valorise la réussite scolaire, le
sommeil, le calme, etc.).
b) la consommation de télévision est un facteur déterminant
d’augmentation des risques de santé suivants : obésité, tabagisme,
alcoolisme, sexualité mal contrôlée chez les adolescents, et j’en oublie
quelques autres dont la sénescence précoce (cf. chap. III, “La télé menace la santé”,
p. 139-201). Sur le tabagisme par exemple, des études montrent que,
pour des adolescents, le simple fait de voir des films plutôt anodins
dans lesquels apparaissent massivement des cigarettes fumées par des
acteurs sympathiques augmentent la probabilité de devenir soi-même
fumeur. En conclusion, indirectement, la télévision tue purement et
simplement, et, avant cela, coûte cher en dépenses de santé – mais
rapporte beaucoup aux entreprises qui manipulent ainsi nos
comportements.
c) Enfin, la consommation de télévision rend violent et /ou anxieux (chap. IV“La télévision cultive la peur et la violence”,
p. 203-238). Pour l’auteur, sur le premier point, à savoir le fait de
voir de la violence et de devenir en conséquence soi-même, toutes choses
égales par ailleurs, plus violent et/ou indifférent à la violence,
aurait atteint un tel point de consensus parmi les scientifiques que les
recherches se sont ralenties sur ce point depuis quelques années.
Inutile de continuer à prouver que la terre est ronde. Pour l’anxiété,
due au visionnage massif de la télévision, elle s’exerce d’autant plus
puissamment sur les plus jeunes esprits.
En résumé, à en croire l’auteur, la communauté scientifique se trouve
sur les divers effets négatifs de la télévision dans un consensus
semblable par son ampleur que celui que connaissait cette même
communauté sur les effets cancérigènes du tabac alors que l’industrie
du tabac et ses affidés et idiots utiles niaient encore farouchement
tout lien – avec la même difficulté donc, à savoir que cette “vérité
scientifique” n’arrive pas du tout à s’imposer dans l’espace public. La
plus grande partie des études citées se trouvent être nord-américaines,
et l’on découvrira que, sur la foi de ces recherches, les sociétés
savantes des Etats-Unis ont multiplié les avis sur les différents points
évoqués, sans à ma connaissance aucun effet sur la civilisation
télévisuelle de ce pays. Pisse dans ce violon, camarade savant, tu nous
intéresses!
Cependant, bien que Michel Desmurget ne fasse pas la différence, il
faut distinguer deux séries d’effets : le plus grave, celui du média
télévision en soi, par la passivité qu’il implique et qui s’avère en
tout point imparable dans ses effets à tous les âges de la vie (point
a)); et les plus remédiables, ceux qui sont liés au contenu des
programmes (incitation à la malbouffe, à la violence, etc.) (point b) et
c)). On peut remarquer de fait qu’il existe déjà beaucoup de
règlementations pour limiter ce qui est montrable à la télévision. Par
exemple, aucun pays n’autorise à ma connaissance de la vraie
pornographie en clair sur des chaînes accessibles à tous; beaucoup de
pays disposent d’un système de classification des œuvres selon le degré
de violence; des programmes pour enfants sont conçus et diffusées; on
limite ou on interdit la publicité visant les enfants, etc. ; autrement
dit, sur les points b) et c), on pourrait, à la limite, imaginer de
règlementer en vue d’une télévision qui éviterait les principaux écueils
repérés par la recherche. Cela serait sans doute un peu ennuyeux pour
beaucoup de gens (plus de séries criminelles, plus de sexe suggéré, plus
de fumeurs positifs, etc.) et ressemblerait aux recommandations en la
matière de laVie (encore) catholique en 1968 – ou, au
contenu de la télévision actuellement gérée par le Patriarcat de
Roumanie. Comme le montre l’auteur avec soin (dans le premier chapitre
I, p. 33-69), les enfants regardent en gros la même chose que les
adultes; donc, à moins de supposer des parents devenus tous raisonnables
et ne laissant voir à leurs enfants que ce qui est de leur âge,
il faudrait revenir à un terrible degré de censure des programmes.
(Dans le cas des Etats-Unis, le principe intangible de la liberté
d’expression rend toute réflexion en ce sens largement caduque, mais en
Europe, des avancées seraient possibles.)
En revanche, sur le point a), la télévision en soi (quelque soit le
contenu) s’avère un désastre ontogénétique pour les enfants (et,
accessoirement, tend à aider les adultes à devenir sénile avant
l’heure), les perspectives d’action publique me semblent plus limitées;
de fait, l’objectif de l’ouvrage semble être bien essentiellement
d’obtenir que les parents, prévenus par l’auteur, arrêtent de laisser la
télévision à disposition de leurs jeunes enfants (cf. la conclusion en
ce sens p. 246 : “pendant les cinq ou six premières années de vie,
toute exposition audiovisuelle devrait être strictement proscrite par
les parents tant la télévision trouble le sommeil, promeut l’obésité à
long terme et interfère avec le développement intellectuel, affectif,
physique et social de l’enfant.” ), et, ensuite, contrôlent
strictement la qualité et la quantité de ce qui est regardé par ces
derniers. Or, comme il croit pouvoir le montrer, ce sont les adultes
eux-mêmes qui veulent que les (très) jeunes enfants s’intéressent à la
télévision (ou à des DVD) afin d’obtenir du répit dans
la lourde tâche de l’éducation qui leur incombe. Bien que n’ayant pas
d’enfants, cela m’a rappelé que des amis, n’ayant d’ailleurs pas la
télévision chez eux pour des raisons fort semblables à celles invoquées
par l’auteur, amis avec lesquels je passais des vacances il y a
quelques années, utilisaient sciemment en dernier recours la télévision
(cachée jusque là dans un coin du logement) pour paralyser
littéralement leur chère progéniture, plutôt remuante par ailleurs, en
cas de nécessité absolue (faire les bagages et le ménage à la fin du
séjour). Cela m’avait plutôt amusé à l’époque que de voir cet effet de
fascination – un peu le rayon paralysant des séries télévisées de mon
enfance -, mais je me rends compte à la lecture de Michel Desmurget que
là se trouve largement la clé du problème. Tous les adultes n’ont pas
l’énergie pour interagir tout le temps avec leur progéniture. Se passer
de fait de la télévision supposerait une réorganisation des vies
familiales.
Plus généralement, si l’on admet que Michel Desmurget, chercheur à
l’INSERM, a fait correctement son travail de compilation et engage ainsi
sa responsabilité de savant, on peut en tirer trois conclusions.
Tout d’abord, le peu de sympathie exprimée par quelques grands
penseurs du siècle dernier à l’égard de la télévision, Karl Popper,
Pierre Bourdieu, et Giovanni Sartori, pour citer des grands noms, semble
recevoir une confirmation empirique forte de toutes ces études si l’on
partage l’idéal d’une humanité forte et adulte.
Ensuite, on possèderait là un exemple supplémentaire d’écart abyssal
entre ce qu’exigeraient les résultats scientifiques et les pratiques
socioéconomiques en vigueur. Bien qu’il ne l’ait pas calculé,
l’externalité négative de la télévision comme activité sociale parait au
total énorme – surtout si l’on compte les effets de long terme qui
semblent étonnamment forts. Même si Michel Desmurget se montre très
prudent dans ses interventions médiatiques en visant surtout à protéger
les enfants d’aujourd’hui et à se présenter comme quelqu’un qui n’est
pas contre la télévision en soi, la conclusion logique de son travail
serait en fait une suppression pure et simple de la télévision, ou, tout
au moins, dans une société de liberté d’entreprendre, la fin de tout
soutien public à cette activité économique nocive. Par exemple, si la
télévision en soi creuse la tombe de la performance scolaire et nous
promet en plus des générations d’obèses, il n’est peut-être pas
nécessaire de financer cela sur fonds publics. Ou, du moins, pourrait-on
se limiter à une seule chaine exempte de tout effet nocif par le
contenu et ne visant que les plus de six ans. Bien évidemment, on n’en fera rien! C’est
là un aspect fascinant de nos sociétés, cette capacité à payer des gens
pour savoir qu’on se détruit en faisant telle ou telle chose, tout en
s’en souciant peu au total. Je pourrais aussi citer la prison comme
institution criminogène, ou les deux roues comme cause de mortalité
massive sur les routes. Mais, dans le fond, après tout, nous pouvons
(encore) nous payer ces luxes.
Dernier point : M. Desmurget nomme sans aménité aucune “pipeaulogue” les
spécialistes des médias ou les essayistes qui nient ou minimisent les
effets qu’il décrit à la suite de cette littérature qu’il a dépouillé.
Son livre prend en effet parfois le ton d’un pamphlet, mais c’est sans
doute un choix de sa part pour atteindre un plus vaste public qu’avec un
rapport de synthèse et pour rendre le contenu moins austère. Au delà
des termes dépréciatifs utilisés à l’encontre de quelques-uns cités dans
l’ouvrage, je suis confondu par la divergence entre les conclusions
qu’il tire à partir de cette littérature, trouvée essentiellement dans
les revues de médecine, d’épidémiologie, de psychologie, et ce que
j’avais perçu comme le consensus présent des spécialistes des médias,
qui insistent plutôt sur les filtres sociaux à la réception, sur le côté
anodin de toute ces contenus. Par exemple sur le cas de la violence et
de la sexualité, l’écart me parait énorme. Il est vrai que le
souhaitable que dessine en creux le consensus scientifique auquel se
réfère Michel Desmurget ressemble fort à la bonne vieille morale
éducative de la bourgeoisie catholique du début du siècle dernier.
L’auteur s’en défend et s’en amuse même parfois, mais il reste qu’il
casse totalement le lien entre “progressisme” (entendu comme recherche
de l’autonomie pleine et entière de l’individu) et “libéralisme
culturel” (entendu ici comme extension du domaine du montrable).
Finalement, cela voudrait dire que des films-culte comme Pulp Fiction ou simplement Avatar sont
porteurs de maux pour les jeunes qui en sont les plus friands
consommateurs. Si la violence, le sexe et le tabagisme montrés aux
masses adolescentes ne sont plus aussi anodins que cela, où va-t-on
arriver ma brave petite dame? Chez Benoit XVI? Chez les talibans? Et
puis, par ailleurs, si l’on n’a plus de faits divers bien gores pour le JT, de quoi peut-on parler alors? Où sera l’émotion?
Source : Bouillaud’s Weblog
Michel Desmurget par franceinter
Michel Desmurget : l'impact de la télé sur... par FranceInfo