Devant le Parlement à Athènes, le 20 février 2015
Les commentaires sur l’accord entre la Grèce et l’Eurogroupe ont transformé la défaite provisoire de Syriza en déroute définitive. Il faudra pourtant plusieurs mois pour savoir si c’est vraiment le cas.
Depuis l’arrivée de Syriza au pouvoir en Grèce, deux logiques s’affrontent au sein de la zone euro, sur les plans à la fois économique et politique.
D’un côté, les membres de l’Eurogroupe conditionnent leur soutien financier à une consolidation budgétaire drastique et à des «réformes structurelles» allant dans le sens d’une déréglementation des marchés des biens et du travail. De plus, les autorités européennes affirment que les choix démocratiques d’un peuple ne peuvent pas contrevenir aux traités européens, ni aux exigences des créanciers publics d’un pays. En somme, quels que soient les choix politiques du peuple grec, il lui est dénié la possibilité de rester dans la zone euro et d’y mener des politiques alternatives, sous peine de blocus financier et monétaire.
De l’autre côté, face à ce que l’économiste Cédric Durand et le sociologue Razmig Keucheyan n’ont pas hésité à qualifier de «césarisme bureaucratique», le nouveau gouvernement grec a pour priorité de mettre fin aux conséquences désastreuses de l’austérité qui ravage le pays depuis plusieurs années. Syriza veut éviter de déprimer l’activité par une politique budgétaire trop restrictive et entend réformer son Etat et son économie d’une manière qui ne pénalise pas davantage les citoyens ordinaires. En outre, le parti conteste que la souveraineté nationale puisse être circonvenue par des autorités européennes sans véritable mandat populaire. Autrement dit, son rejet de «l’austérité permanente» cible à la fois sa rationalité économique et sa légitimité démocratique.
La logique du «tout ou rien» nécessite d’être nuancée.
Attendu, le choc entre ces deux logiques s’est bien produit, alimentant le suspense de négociations tendues tout au long du mois de février. Plusieurs économistes, dont Frédéric Lordon, avaient prévenu que le gouvernement Tsipras n’aurait d’autre choix que de se soumettre ou de se démettre, en raison de l’intransigeance prévisible de la position allemande. Et de fait, l’Allemagne, en position de domination géo-économique dans la zone euro, a bien cherché à anéantir tout programme alternatif aux mémorandums imposés par la fameuse Troïka (UE, BCE, FMI) à Athènes.
Cette logique du «tout ou rien» nécessite cependant d’être nuancée.
Premièrement, la position allemande recèle plus de nuances qu’il n’y paraît. La ligne du ministre des Finances Wolfgang Schäuble semble manifestement plus dure que celle d’Angela Merkel ou des sociaux-démocrates de sa coalition, ces derniers hésitant manifestement à assumer le risque énorme que représenterait la fin de «l’irréversibilité» de l’euro.
Deuxièmement, un autre acteur à prendre à compte est justement la Banque centrale européenne, dont l’existence est liée à la zone euro. Malgré son coup de force du 4 février dernier, la perspective d’un démembrement de l’Union économique et monétaire (UEM), fut-il circonscrit, n’est certainement pas dans son intérêt.
Troisièmement, au directoire de la BCE comme dans l’Eurogroupe, les représentants n’ont pas de droit divin, et doivent convaincre de leur ligne les autres Etats membres.
Une défaite relative, un bras de fer à plus long terme
L’accord trouvé samedi 20 février, dont le détail a été bien décrit par Romaric Godin dans La Tribune, semble pourtant donner raison à ceux pour qui la victoire d’un camp et la défaite de l’autre seraient forcément totales. Tandis que des voix, à l’extrême-gauche, ont crié à la trahison de Syriza (qu’elles avaient prophétisée, car elles prophétisent les trahisons de tout gouvernement non révolutionnaire), des journalistes sensibles à la conception allemande de la zone euro n’ont pas manqué non plus de savourer la supposée capitulation du gouvernement grec.
Cette interprétation de l’accord n’est cependant pas la seule possible. Sans partager, faute d’informations et de conviction intime, la thèse d’un savant calcul de Alexis Tsipras et Yanis Varoufakis pour mieux faire exploser le consensus de Bruxelles dans quatre mois, plusieurs observations peuvent être faites.
(1) Le nombre et la nature des concessions faites par Athènes consistent bien en une défaite face à la logique de l’Eurogroupe. Aucune restructuration de la dette n’est envisagée, des impératifs draconiens d’excédents budgétaires s’imposeront à nouveau à partir de 2016 et les réformes souhaitées par Syriza feront toujours l’objet d’une forme de surveillance de ses créditeurs. Wolfgang Schäuble a eu ce qu’il voulait: la poursuite du programme d’aide existant, moyennant quelques aménagements.
(2) Toutefois, un certain nombre de différences avec une extension à l’identique de ce programme sont notables. Le gouvernement grec retrouve une autonomie dans la définition des mesures qu’il souhaite mettre en œuvre pour respecter ses engagements. L’approbation de sa politique par ses créditeurs s’apparente certes à une forme de «souveraineté limitée», mais c’est déjà un progrès. De plus, le pays obtient de respirer pendant quelques mois: il pourra faire face à ses engagements immédiats sans que ses banques se voient couper l’accès au refinancement, et les exigences d’un excédent primaire pour 2015 seront revues à la baisse.
(3) Surtout, chacun des acteurs a «acheté du temps» plutôt que remporté une victoire ou une défaite irréversible. En effet, dans quatre mois, les deux logiques mentionnées plus haut risquent bien de rentrer à nouveau en collision. Or, tout le monde avait besoin d’une trêve de quelques semaines (dont il faudra déjà voir si elle tient jusqu’à la fin de la semaine, Athènes devant présenter son programme d’action mardi).
Les dirigeants de la zone euro souhaitaient en effet ce répit. Ils ont d’ailleurs pris l’habitude, depuis la crise, de repousser sans cesse la résolution des contradictions de l’UEM. Ces compromis imparfaits ne renvoient pas tant à un caractère vélléitaire des élites européennes qu’à une erreur de diagnostic profonde sur les maux de la zone euro.
Se gausser de «l’impréparation» et de «l’arrogance» de Syriza revient à exiger d’un pestiféré de la cour d’école qu’il se rallie sa classe en quelques jours
Le gouvernement grec, plus encore, avait un besoin vital de cette trêve. Il a en effet entamé les négociations avec pour perspective une éventuelle panique bancaire en cas d’échec; pour appui une opinion solidaire, mais toujours acquise à la monnaie unique; pour interlocuteur un Eurogroupe dont aucun des membres n’a véritablement appuyé sa cause; et pour instrument une administration pas forcément favorable, dont il est à la tête depuis un mois à peine. Dans ces conditions, il y a beau jeu de se gausser de «l’impréparation» de Syriza et de se scandaliser de «l’arrogance» de son ministre des Finances, qui n’a pas eu la décence de respecter l’étiquette des réunions européennes. Cela revient un peu à exiger d’un nouveau venu et déjà pestiféré de la cour d’école qu’il se rallie sa classe en quelques jours, tout en lui imposant une nouvelle façon de jouer à la récréation.
Pourquoi l’Allemagne a provisoirement pris le dessus
En résumé, les marges de manœuvre obtenues par Syriza sont minces, tandis que son affrontement avec la logique de l’austérité permanente n’est pas terminé. Une bataille a été perdue dans un conflit qui se joue en fait à plus long terme. Certains économistes, au premier rang desquels Jacques Sapir, estiment d’ailleurs que la respiration obtenue par Athènes doit maintenant être utilisée par le gouvernement à préparer le pays à une sortie de la zone euro.
S’il semble finalement que Syriza devra bien se démettre brutalement ou se soumettre totalement, sa mise au pas est-elle pour autant certaine? Non, et c’est pourquoi les nuances que nous avons apportées plus haut n’étaient pas vaines. Si l’orientation «ordolibérale» de Berlin domine dans l’Eurogroupe, et si la ligne dure de Schäuble pèse très fortement dans l’orientation de Berlin, les seules règles écrites de la zone euro ne permettent pas de le comprendre.
D’une part, il faut prendre en compte des facteurs internes à l’Allemagne, qui incitent ses représentants à camper sur une position d’intransigeance. Depuis les élections générales de 2013, un parti conservateur anti-euro baptisé AfD a surgi dans le paysage allemand, et sa dynamique et sa capacité de nuisance électorale inquiètent la chancelière. Toute concession aux pays du Sud serait du pain bénit pour cet adversaire.
D’autre part, les dirigeants allemands ont procédé à une neutralisation de tous les adversaires potentiels à sa ligne. Berlin a su s’allier les riches Etats exportateurs du nord de la zone, mais aussi les Etats «périphériques», dont les exécutifs n’ont aucun intérêt à accorder des concessions que réclament des partis oppositionnels de leur propre pays. Enfin, la France et l’Italie sont tenues en respect par l’examen de leurs budgets par la Commission, elle-même obligée de ne pas heurter la première économie de l’UE. Où l’on voit les effets du traité «Merkozy», que François Hollande a renoncé à renégocier à son arrivée au pouvoir…
Au passage, tout ceci signifie que plusieurs des récits construits ces derniers mois n’avaient aucun rapport avec la réalité. Ainsi, «l’offensive rose» du centre-gauche, annoncées après les européennes de 2014, aurait dû venir appuyer les dirigeants de Syriza, repeints en paisibles sociaux-démocrates peu avant les élections de janvier. Cela ne s’est évidemment pas produit.
Ce que ces événements révèlent de la zone euro
De façon plus essentielle, ce diagnostic oblige à reconnaître qu’une politique alternative dans le cadre de la zone euro est devenue quasi impossible, du moins pour les Etats périphériques de cet ensemble. C’est ce que n’ont pas manqué de relever des responsables de l’aile gauche de Syriza, comme Stathis Kouvélakis.
Certains des obstacles dressés devant les espoirs d’un «bon euro» sont déjà connus. Il s’agit de la difficulté de modifier les traités dès lors que l’unanimité des 28 Etats membres est requise, du poids grandissant acquis par les institutions communautaires indépendantes dans le système européen, de la domination allemande dans le rapport de force économique et politique à l’intérieur de l’eurozone.
Mais le bras de fer engagé par Syriza a aussi illustré que le cadre des négociations lui-même pousse à des compromis insatisfaisant et peu durables. En effet, l’accord trouvé le 20 février est typique de ceux qu’a l’habitude de produire le système institutionnel européen. Faute de pouvoir trouver une solution satisfaisante pour tous, mais faute aussi d’assumer l’irréductibilité des logiques qui s’opposent, les acteurs négocient en défendant non pas leurs intérêts positifs, mais leurs intérêts négatifs: ils tracent alors des lignes rouges en tentant de rapprocher ensuite leurs positions respectives.
Le résultat final ne peut donc ni correspondre à la position exacte de quiconque, ni résoudre durablement les problèmes de fond. Alors qu’on passe d’un «sommet de la dernière chance» à un autre, jamais ne sont traitées les véritables contradictions de la zone euro, dont la crise grecque n’est qu’un sous-produit.
De fait, l’utilisation d’une même monnaie par un ensemble de pays aussi hétérogènes, en l’absence d’un puissant mécanisme de transferts des pays riches vers les pays pauvres, entraîne nécessairement la migration des capacités productives des seconds vers les premiers, de l’Europe du Sud vers l’Europe du Nord.
Ce processus, qui s’est déroulé tout au long des années 2000, a été renforcé par la politique de compétitivité menée par l’Allemagne à partir de la fin des années 1990. Le déséquilibre a été provisoirement compensé par une forte baisse des taux d’intérêts dans les pays du Sud de la zone. En contrepartie, une véritable bulle de l’endettement, public comme privé, s’est alors formée.
La Grèce est la pointe avancée de la décomposition d’une union monétaire insoutenable dans son architecture actuelle
A cette crise de désindustrialisation et à cet endettement insoutenable, les autorités européennes ont répondu par des politiques d’austérité et des «réformes structurelles». Comme si, au-delà du caractère pro-cyclique de ces mesures tant de fois dénoncé, on pouvait créer des usines en se contentant d’abaisser le coût du travail et de diminuer la dépense publique! Sans politique de monnaie faible, sans soutien actif de l’Etat aux entreprises pour l’innovation et la recherche, de tels remèdes aboutissent forcément à une chute de l’investissement et de la productivité.
La Grèce est donc la pointe avancée de la décomposition d’une union monétaire insoutenable dans son architecture actuelle, que les acteurs les plus puissants sont pourtant décidés à conserver, puisqu’elle sert jusqu’à présent leurs intérêts. Du temps est sans cesse acheté, mais en imposant des politiques économiques poussant dangereusement à la déflation. Ce n’est que dans les prochains mois que nous saurons si Syriza se conformera à cette logique, ou s’il finira par s’y dérober.
Source : Fabien Escalona et Nicolas Gonzales, pour Slate, le 24 février 2015.
Fabien Escalona est Enseignant à Sciences Po Grenoble
Nicolas Gonzales est Ancien élève de Sciences Po Grenoble, mémorant à l’EHESS.
Nicolas Gonzales est Ancien élève de Sciences Po Grenoble, mémorant à l’EHESS.