Nico HIRTT
De proche en proche, l’incapacité de nos sociétés à produire un enseignement
socialement équitable finit toujours par déboucher sur ce vieux discours
justificatif qui affirme, en substance : « il y a les bons élèves et les moins
bons ; n’espérerez donc pas amener tout le monde au plus haut niveau ». Dans une
version moderne, davantage « politiquement correcte », cela devient : « il y a
différentes formes d’intelligence ; alors pourquoi voulez-vous imposer les mêmes
savoirs scolaires à tout le monde ? ».
Après la publication de résultats PISA montrant combien l’école était
inégalitaire en Flandre, deux psychologues, Wim Van den Broeck (VUB) et Wouter
Duyck (UGent), sont montés au créneau pour contester ces analyses. Selon eux, la
critique des inégalités sociales à l’école repose sur une prémisse fausse : « la
thèse cruciale de la sociologie, selon laquelle l’intelligence est répartie
équitablement » (VdB, p5). Ils estiment que ce n’est pas l’école, ni même la
société qui reproduit les inégalités, mais simplement nos gènes, qui s’expriment
dans cette « intelligence générale » (ou « facteur g ») mesurée par les tests de
QI (quotient intellectuel). Celle-ci serait « le facteur causal le plus
fondamental dans la transmission intergénérationnelle de l’intelligence »
(ibid).
Pour choquante qu’elle paraisse, cette thèse n’est pas facile à contester. Le
débat fait rage depuis plus de cent ans, relancé régulièrement par des
publications polémiques, comme le célèbre livre The Bell Curve (1994) de
Herrnstein et Murray. [1] Malheureusement, la difficulté de produire et de
maîtriser une critique scientifique du QI a parfois conduit ses opposant à se
réfugier dans une posture moralisatrice ou idéologique, où l’ « intelligence
générale », comme facteur de réussite scolaire, est purement et simplement
évincée, non sur des bases empiriques, mais parce que jugée politiquement
incorrecte.
QI ou intelligences multiples ?
Certains de ces critiques ont dès lors tenté d’argumenter que, là où la
psychologie cognitive dominante voyait des inégalités de niveau d’intelligence,
il fallait plutôt chercher différentes sortes d’intelligence. La théorie la plus
célèbre en la matière est celle de Howard Gardner, qui distinguait initialement
(1983) sept formes d’intelligences : l’intelligence logico-mathématique (qui
s’exprime dans le fait de résoudre des problèmes, de s’interroger sur le
pourquoi et le comment, de raisonner...), l’intelligence spatiale (imaginer,
concevoir, dessiner... ), l’intelligence interpersonnelle (parler, influencer,
diriger, communiquer, résoudre des conflits, écouter, négocier...),
l’intelligence corporelle-kinesthésique (bouger, s’impliquer, toucher...),
l’’intelligence verbo-linguistique (parler, mémoriser, raconter, écouter des
histoires...), l’intelligence intrapersonnelle (aimer la solitude, aimer
réfléchir, comprendre ses forces et ses faiblesses...) et l’intelligence
musicale-rythmique (faire de la musique, danser, rythmer, chanter...).
Ultérieurement Gardner ajouta à cette liste une intelligence naturaliste
(habileté à organiser, sélectionner, regrouper, lister...) et une intelligence
existentielle (aptitude à se questionner sur le sens et l’origine des
choses).
C’est sans doute pour échapper au risque de voir se multiplier les formes
d’intelligence que Robert Sternberg, un autre psychologue américain, a proposé
récemment (2003) son modèle « triarchique », qui subdivise l’intelligence en
trois grandes catégories : l’intelligence analytique, l’intelligence créatrice
et l’intelligence pratique. Le savant, l’artiste et l’ouvrier, en quelque
sorte.
Dans le même ordre d’idées, on connaît des théories affirmant pouvoir
attribuer à chaque élève un « style d’apprentissage » qui lui serait propre. Les
catalogues de styles en question ont beau être à peu près aussi variés que le
nombre d’auteurs qui les inventent, certains y croient dur comme fer. A côté de
la division classique « visuel / auditif / kinesthésique », mentionnons les
quatre styles définis par David Kolb : « intuitif-réflexif / méthodique-réflexif
/ intuitif-pragmatique / méthodique-pragmatique » ; ou encore les sept
« profils » identifiés par le Français Jean-François Michel : « Intellectuel /
dynamique / aimable / perfectionniste / émotionnel / enthousiaste / rebelle ».
Par curiosité, je me suis rendu sur le site internet du groupe de recherche
ISALEM-97 qui a travaillé sur les styles d’apprentissage au sein de l’Université
de Liège (ULg). On y trouve un test en ligne permettant de découvrir quel est
son style d’apprentissage. Douze questions, où l’on vous demande chaque fois de
classer dans l’ordre de préférence quatre réponses possibles. Par exemple :
Si je dois étudier un cours,
a) j’essaie surtout de faire des exercices et de découvrir des applications pratiques.
b) je décortique soigneusement la matière : j’analyse et je raisonne.
c) je prends mon temps, je lis et relis attentivement la matière.
d) j’aime travailler avec des amis et je m’attache à ce qui me paraît important.
a) j’essaie surtout de faire des exercices et de découvrir des applications pratiques.
b) je décortique soigneusement la matière : j’analyse et je raisonne.
c) je prends mon temps, je lis et relis attentivement la matière.
d) j’aime travailler avec des amis et je m’attache à ce qui me paraît important.
Personnellement, j’ai bloqué tout de suite. Il m’est impossible de répondre
de façon générale à une telle question. Car selon la nature de ce que j’ai à
étudier (et selon ma motivation à l’étudier) il me semble que je m’y prends de
façon parfois très différente...
D’autres encore s’appuient sur les découvertes relatives aux fonctions
différenciées des hémisphères gauche et droit du cerveau pour soutenir que
certains élèves seraient plutôt « cerveau gauche » (c’est-à-dire habiles dans la
compréhension du langage parlé et le raisonnement logique) alors que d’autres
seraient plutôt « cerveau droit » (donc doués pour la musique, la perception
émotionnelle et le contrôle visuo-spatial). Ainsi Karine Mazevet, auteur de
« L’éducation, une stratégie pour réenchanter la vie » affirme-t-elle que « nos
société ont longtemps été régies par les “cerveaux gauches” et l’essentiel de
nos modes éducatifs, de nos méthodes pédagogiques ont été élaborés pour des
enfants “cerveaux gauches” qui étaient adaptées tant à leur mode de
fonctionnement qu’à leurs compétences. Mais aujourd’hui, chez les jeunes
enfants, les proportions sont inversées et appliqués à des enfants “cerveau
droit” ces mêmes méthodes et outils ne fonctionnent plus, tout simplement parce
qu’ils ne sont pas adaptés à leurs aptitudes. Tous ces enfants ont des manières
plus subtiles d’être et d’apprendre, du fait surtout de leur capacité à opérer
de manière multilatérale et multidimensionnelle. » [2]
Il n’y a évidemment aucune base scientifique à une telle affirmation. Rien ne
permet de dire que la relation entre hémisphère gauche et hémisphère droit
aurait fondamentalement changé au cours des deux ou trois dernières générations.
Et il est encore plus douteux qu’il faille chercher dans une telle mutation
biologique l’explication des difficultés scolaires croissantes que l’on
observerait chez les jeunes (si tant est qu’il soit possible d’observer une
telle croissance, ce qui est loin d’être démontré). Ici, on est clairement, dans
le domaine de la pseudo-science, c’est-à-dire de la fumisterie pure et
simple.
De la pédagogie différenciée à la sélection
Certaines des théories visant à expliquer les différences d’aptitudes des
élèves à partir de leurs différences cérébrales (souvent supposées immuables)
méritent peut-être un jugement plus nuancé. Il n’en reste pas moins que la
communauté scientifique considère généralement qu’elles sont, au mieux inutiles,
au pire totalement fausses. Elles se trouvent notamment critiquées pour le
caractère arbitraire et ad-hoc des classifications d’intelligences retenues et
parce qu’elles reposent sur bien peu de fondements empiriques. Or, malgré cela,
ces thèses ont été largement diffusées et ont connu un succès considérable dans
le monde de l’enseignement. Il est désormais courant d’entendre des professeurs
évoquer, en conseil de classe, le fait que tel élève serait plutôt
« verbo-linguistique » alors que tel autre aurait davantage un esprit
« logico-mathématique ». Affirmations péremptoires auxquelles un collègue
rétorquera qu’il les voyait plutôt « cerveau gauche » et « visuo-spatial ». On
aimerait en rire, discrètement. Mais on rit déjà moins lorsqu’on voit un éminent
mouvement pédagogique progressiste, comme l’ICEM-Mouvement Freinet, accorder
(par inadvertance, sans doute) du crédit à l’utilisation des intelligences
multiples en éducation, au motif que « ce modèle relativise la vision classique
de l’intelligence faisant essentiellement appel à des capacités d’abstraction »
[3].
Et on ne rit plus du tout quand certains pédagogues croient pouvoir s’appuyer
sur le concept d’intelligence multiple pour justifier la mise en place d’une
pédagogie différenciée. Une page du site du Ministère de l’Education nationale
français, consacrée au thème « individualiser les enseignements », présente
ainsi de façon très positive une expérimentation au cours de laquelle une
enseignante « a installé dans la classe plusieurs ateliers, correspondants aux
différentes intelligences et les élèves s’y rendent par groupe (déterminés à
l’avance à partir des observations préalables). Certains ateliers présentent des
niveaux de complexité variés afin de permettre aux plus performants d’aller plus
loin ». [4] Voilà qui est pour le moins affligeant. Car de deux choses l’une.
Soit les tests préalables sur les intelligences des enfants ont une valeur
réelle, et alors cette pratique pédagogique consiste à enfermer chaque enfant
dans « son type » d’intelligence (alors qu’il conviendrait justement de
développer les autres) ; soit ces tests n’ont pas de valeur et alors tout ceci
ne rime à rien de tout, sinon à camoufler sous des bases prétendument
scientifiques l’acceptation des inégalités scolaires.
Il faut dire aussi que le père de la théorie des intelligences multiples,
Howard Gardner, a lui-même largement ouvert la porte à la défense d’un
enseignement différencié en fonction du « type d’intelligence ». Dans un
entretien accordé à la revue La Recherche
[5], il dit :
[5], il dit :
« jusqu’à maintenant, dans le monde entier, on a favorisé les écoles fondées
sur un enseignement identique pour tous. On y enseigne les mêmes matières, de la
même façon, à tous les élèves, qu’on soumet ensuite aux mêmes examens, et ce
système est jugé équitable puisqu’il traite tous les enfants de la même manière.
Pourtant, je crois qu’il est fondamentalement injuste. On a choisi a priori un
style d’intelligence en général, un mélange d’intelligence linguistique et
logico-mathématique, et l’on s’efforce de rendre chaque individu semblable à ce
prototype. Je crois qu’il serait à la fois plus équitable et plus astucieux de
diversifier la présentation des contenus à enseigner, de la tailler « sur
mesure », en fonction des capacités des élèves. En même temps, il faudrait
offrir à ceux-ci la possibilité de montrer sous des formes et par des moyens
variés ce qu’ils ont retenu et compris. J’appellerais un tel système une école
“adaptée aux besoins de l’individu”. »
Outre que l’on peut sérieusement douter de l’utilité de ces pédagogies
individualisées — pour ne pas parler de leur faisabilité dans une classe de 25
élèves ou davantage — le plus grand danger est que ces théories d’intelligences
multiples peuvent facilement être invoquées pour justifier, non seulement la
différenciation des styles d’apprentissage, mais aussi la division de l’école
elle-même en filières « différenciées », c’est-à-dire inégales et
hiérarchisées.
Voici quelques années, un ancien ministre belge de l’Education, M. Pierre
Hazette, invoquait l’existence d’une « intelligence de la main » pour justifier
son opposition à la prolongation du tronc commun en début d’enseignement
secondaire et pour plaider au contraire la cause d’une orientation plus précoce.
[6] « Je ne crois pas qu’on rende service aux enfants qui n’ont pas de vocation
à l’abstraction, en les enfermant pendant deux ans dans un tronc commun »
expliquait-il. [7]
Au final, les théories d’intelligences multiples finissent donc par jouer
exactement le même rôle que la théorie du QI : justifier idéologiquement l’école
inégale. Aux yeux de leurs défenseurs, la quête d’une école démocratique,
rebaptisée du sobriquet « égalitarisme », se trouve accusée d’être responsable
des deux grands maux de l’enseignement moderne : la chute du niveau des « bons
élèves » (ceux qui ont un QI élevé ou qui jouissent d’une « intelligence
théorique », selon l’école psychologique dont on se réclame) et le décrochage
des « moins bons » (ceux qui ont un faible QI ou que la nature a doté d’une
« intelligence pratique »).
Tous capables !
Face à ces conceptions qui tendent à « naturaliser » les inégalités scolaires aux nom des différences de niveaux ou de types d’intelligences, nous opposons la ferme conviction que nos élèves sont « tous capables ». Bien entendu, nous n’affirmons pas qu’il n’y aurait pas de différences entre eux, ni qu’une partie de ces différences ne pourrait trouver sont origine dans leur patrimoine génétique. Sans doute, certains élèves ont-ils « naturellement » un peu plus de difficultés que d’autres à appréhender, par exemple, l’algèbre. Parce que leur « facteur g » est un peu plus faible dirons les uns, parce qu’ils ont un peu moins d’intelligence « logico-mathématique » diront les autres, parce qu’ils sont plus « intuitifs » que « méthodiques », plus « pragmatiques » que « réflexifs », plus « pratiques » que « théoriques »... Plus probablement, en raison de toute une série de causes qui débordent largement des frontières de ces modèles psychologiques simplistes et que les véritables neurosciences découvriront peut-être un jour.
Face à ces conceptions qui tendent à « naturaliser » les inégalités scolaires aux nom des différences de niveaux ou de types d’intelligences, nous opposons la ferme conviction que nos élèves sont « tous capables ». Bien entendu, nous n’affirmons pas qu’il n’y aurait pas de différences entre eux, ni qu’une partie de ces différences ne pourrait trouver sont origine dans leur patrimoine génétique. Sans doute, certains élèves ont-ils « naturellement » un peu plus de difficultés que d’autres à appréhender, par exemple, l’algèbre. Parce que leur « facteur g » est un peu plus faible dirons les uns, parce qu’ils ont un peu moins d’intelligence « logico-mathématique » diront les autres, parce qu’ils sont plus « intuitifs » que « méthodiques », plus « pragmatiques » que « réflexifs », plus « pratiques » que « théoriques »... Plus probablement, en raison de toute une série de causes qui débordent largement des frontières de ces modèles psychologiques simplistes et que les véritables neurosciences découvriront peut-être un jour.
Mais l’important n’est pas là. Nous ne disons pas : « tous également
capables », seulement « tous capables ». Au delà de leurs différences, tous les
élèves de l’enseignement ordinaire et la plupart des élèves de l’enseignement
spécialisé sont dotés d’un cerveau suffisamment développé et flexible pour
pouvoir accéder aux diverses formes du savoir scolaire, pour pouvoir donc
développer tous les « types d’intelligences » et se plier à tous les « styles
d’apprentissages ». Nous refusons qu’au nom de différences, sans doute réelles
mais largement secondaires par rapport à leurs capacités communes, on enferme
les enfants dans des parcours tracés une fois pour toutes en les excluant
définitivement de pans entiers de notre culture. Tous ne sont pas également
« doués » pour les maths, mais tous sont capables d’apprendre ce qu’est une
fonction et comment se servir de ce puissant concept ; tous n’ont pas les mêmes
talents d’expression orale ou corporelle, mais tous bénéficieront de la pratique
du théâtre ; tous n’ont pas le même sens pratique, mais tous s’exerceront
utilement au maniement d’outils et à la résolution de problèmes techniques ;
tous n’ont pas la même « oreille », mais tous on le droit d’apprendre à
connaître et à apprécier la diversité des formes musicales. L’école n’est pas là
pour enfermer les enfants dans le cercle étroit de leurs « talents » innés ou
des formes culturelles reçues de leur milieu familial, mais au contraire pour
les émanciper, c’est-à-dire pour les sortir de ce carcan.
La conviction « tous capables » ne relève cependant pas du dogme. Elle est
largement étayée, aussi bien par l’observation empirique que par l’étude
scientifique.
L’observation empirique tout d’abord, c’est celle que font quotidiennement
des centaines de milliers d’enseignants consciencieux, de bons pédagogues, qui
ont tous pu expérimenter à quel point des élèves jugés « incapables » s’avèrent
soudain passionnés et étonnants d’intelligence, parce qu’on a su les prendre
« par le bon bout », parce qu’on a trouvé les voies et les mots qui les
motivent, parce qu’on a su faire tomber le mur qui bloquait l’accès à la
compréhension, parce qu’on a pris le temps qu’il fallait, tout simplement. Comme
professeur de physique et de mathématique, j’ai été souvent amené à
« récupérer » des élèves en échec dans ces disciplines. J’ai ainsi acquis la
conviction que, pour peu qu’on dispose du temps nécessaire, la très grande
majorité de ces élèves peuvent accéder à une maîtrise suffisante de disciplines
jugées difficiles ou réservées aux « intelligences théoriques ». Sans doute, la
plupart ne seront-ils jamais des Albert Einstein ou des François Englert [8],
mais ils peuvent atteindre le niveau qui est attendu d’eux dans l’enseignement
obligatoire. Et généralement davantage.
Intelligence(s) et classes sociales
Notre expérience personnelle, forcément limitée, ne constitue pas une preuve.
Si nous voulons réellement démontrer que les élèves sont (à peu près) « tous
capables », il faut recourir à des observations statistiquement
significatives.
En France, une étude portant sur les élèves entrés en 1995 en sixième
(c’est-à-dire au début du Collège) a montré que quinze ans plus tard 62% d’entre
eux avaient obtenu leur baccalauréat. [9] Vous me direz : bon, cela montre que
38% n’ont pas été capables de l’obtenir, ce bac, ce qui va plutôt à l’encontre
de la thèse « tous capables ». Mais attendez, voyons ce qu’il en est lorsqu’on
distingue les élèves selon leur origine sociale. Chez les enfants de cadres,
chefs d’entreprises ou parents exerçant une profession libérale, le taux de
bacheliers montait à 87%. Donc là, il n’y a plus que 13% d’enfants qui n’ont pas
pu obtenir le bac. Mais vous savez comme moi que, chez les riches comme chez les
pauvres, il y a pas mal de jeunes « malins » qui ne travaillent pas. On peut
donc estimer raisonnablement, que parmi les enfants qui entrent au Collège, le
pourcentage de ceux qui ne sont « pas capables » d’obtenir le baccalauréat ne
doit pas excéder les 5%.
Du moins chez les fils et filles de cadres, de patrons et de médecins. Mais
qu’en est-il ailleurs ? A l’autre extrémité de la hiérarchie sociale, le tableau
est tout à fait différent. Parmi les enfants d’ouvriers non qualifiés entrés en
1995 au Collège, seuls 40% ont obtenu leur baccalauréat quinze ans plus tard. Ce
pourcentage grimpe un peu, jusqu’à 52%, chez les ouvriers qualifiés. Mais on
reste loin des 87% des cadres.
Maintenant, il y a deux possibilités. Soit on considère que la différence
entre enfants d’ouvriers et enfants de cadres s’explique (essentiellement) par
une kyrielle de facteurs environnementaux — éducation, fonctionnement de
l’école, soutien scolaire à domicile, etc. Dans ce cas on dira que d’un point de
vue strictement biologique ou génétique les enfants d’ouvriers devraient être
aussi « capables » que les enfants de cadres. Si l’on peut établir cela, notre
thèse du « tous capables » tient la route. Mais il y a une autre possibilité,
qui nous ramène aux thèses présentées au début de cet article : il se pourrait
que les enfants d’ouvriers aient statistiquement beaucoup moins de capacités
intellectuelles (ou des capacités radicalement différentes, si l’on reste dans
la logique des intelligences multiples), que les enfants de cadres.
Qu’on ne s’y trompe pas : pour brutale qu’elle soit, cette théorie a des
partisans, y compris au sein de la communauté scientifique. Et ceux-ci disent
pouvoir s’appuyer sur les deux conditions indispensables d’une théorie valide :
des faits empiriques solides et un modèle explicatif cohérent. Les faits
empiriques, ce sont les mesures de QI par catégorie sociale. Aux États-Unis,
Kaufmann [10] a calculé que les ouvriers non qualifiés avaient un QI moyen de
87, contre 100 pour les employés et ouvriers qualifiés, 104 pour les cadres
administratifs et managers et 112 pour les professions libérales (médecins,
avocats, notaires) et ingénieurs. Quant au modèle explicatif, il est simple.
Primo, disent ses défenseurs, l’intelligence (entendue comme une mesure des
capacités intellectuelles dont l’individu dispose « naturellement ») est un
facteur important de réussite sociale : plus vous êtes intelligent plus vous
avez de probabilité de réussir dans la vie, toutes conditions égales par
ailleurs. Secundo, cette intelligence doit, comme toutes les caractéristiques
biologiques dont nous sommes dotés à la naissance, être transmissible par les
gènes ; elle est donc peu ou prou héréditaire. Il faut donc nécessairement que,
de génération en génération, les « gènes de l’intelligence » se retrouvent avec
une probabilité croissante dans les familles riches et de moins en moins souvent
dans les familles pauvres.
Les héritiers
Que les tests de QI fournissent une mesure de certaines capacités
intellectuelles d’un individu, c’est indiscutable. Que ce soit une mesure des
capacités intellectuelles « naturelles » ou innées, c’est une autre paire de
manches ! Car si c’était le cas, il faudrait que le QI des individus reste à peu
près constant tout au long de leur vie [11]. Il faudrait aussi que le QI moyen
d’une population donnée ne change guère au fil des générations, en tout cas pas
plus vite que ce que permettent les éventuelles mutations génétiques (qui se
mesurent en millénaires) ou les échanges dus aux migrations. Or, aucune de ces
deux conditions n’est remplie. Lorsqu’en 1960 les écoles d’un comté de Virginie
fermèrent leurs portes (pour s’opposer aux nouvelles lois d’intégration
raciale), laissant la plupart des enfants Noirs sans aucune scolarité, on
observa chez ces derniers des baisses de QI de l’ordre de 6 points par année
sans école. [12] Christiane Capron et Michel Duyme, ont montré que le QI
d’enfants issus de milieux particulièrement misérables était passé de 77 points
à 98, après leur adoption par des familles de classes supérieures. [13] Voilà
deux exemples parmi des centaines qui mettent à mal la prétendue stabilité du QI
au niveau des individus. Quant aux populations, Flynn a montré depuis longtemps
que le QI moyen des pays tendait à augmenter bien au-delà de ce que peuvent
expliquer les facteurs biologiques ou migratoires. [14] Par exemple, en 1952,
seuls 0,38% des Hollandais affichaient un QI supérieur à 140. En 1982 ils
étaient 9,12%, soit 24 fois plus ! Si cela reflétait une réelle augmentation des
capacités intellectuelles des habitants des Pays-Bas, cette nation devrait
connaître « une renaissance culturelle extraordinaire » écrivait Flynn en 1987.
[15] On attend toujours...
Il est donc indubitablement établi que le QI ne mesure pas seulement une
espèce d’intelligence « innée ». Il est aussi le fruit de l’environnement pré-
et post-natal (affection, nutrition, jeu, éducation, scolarité, etc.). Mais cela
jette un doute sur la valeur réelle des « preuves » empiriques évoquées plus
haut : la corrélation entre QI et classe sociale ne reflète certainement pas
seulement l’impact du QI sur la réussite professionnelle (comme le soutiennent
les partisans de l’école inégale) mais également (et peut-être surtout) l’impact
de l’environnement social sur le QI.
Quant au modèle explicatif de la concentration sociale de l’intelligence, son
apparente évidence mérite aussi une analyse critique. Certes, on peut argumenter
que les personnes les plus intelligentes ont, statistiquement et toutes choses
égales par ailleurs, de plus grandes chances de succès social que les autres ;
et l’on peut donc admettre que cela doit engendrer une certaine différence de QI
moyen entre les classes supérieures et les classes populaires. Mais ce serait
une grave erreur d’imaginer que ce différentiel doit grandir de plus en plus.
Primo, considérez un groupe de riches A et un groupe de pauvres B. Supposons que
— pour les raisons évoquées par les partisans du darwinisme social — le QI moyen
de A soit devenu un peu plus élevé que celui de B. Cela n’a pu se produire que
parce qu’il existe une certaine mobilité sociale entre A et B : il arrive que
des individus de A passent dans B et vice-versa. Or, plus le QI moyen de A
s’élève, plus la transition A -> B va apporter de l’intelligence au groupe B.
Et inversement, plus le QI de B diminue, plus la mobilité B -> A va tendre à
diminuer l’intelligence du groupe A. En d’autres mots : plus vous éloignez le
balancier de sa position d’équilibre, plus vous augmentez les forces qui tendent
à le faire revenir vers cette position d’équilibre. Secundo, la science a
démontré ce que chacun sait : on n’hérite pas mécaniquement de l’intelligence de
ses parents. La corrélation entre le QI des parents et celui de leurs enfants
n’est que de 0,2 à 0,4 pour les jeunes enfants, 0,8 pour les enfants adultes
[16] (ce qui, soit dit en passant, est une nouvelle preuve flagrante de la
non-stabilité du QI et de l’impact crucial de l’environnement). Ajoutez à cela
qu’il y a aussi une certaine « mobilité matrimoniale » entre classes sociales
(il arrive qu’on se marie en dehors de sa classe) et vous comprendrez que le
léger « avantage » du groupe A sur le groupe B va forcément tendre à se diluer
de génération en génération. En conclusion, on peut montrer que ce « modèle
explicatif » — les intelligents deviennent plus riches, donc les riches sont
plus intelligents — ne permet d’expliquer, au mieux, qu’une infime partie des
inégalités de résultats scolaires entre classes sociales.
Pour ceux que les arguments ci-dessus n’auraient pas encore convaincu, il en
reste un, incontournable. Nous évoquions plus haut les taux d’accès au
baccalauréat français pour les enfants de cadres (87%) et d’ouvriers (40%). Il
se trouve qu’il existe une catégorie professionnelle dont les enfants sont
encore plus nombreux à obtenir le bac que les fils et filles de cadres : les
enseignants. Leurs enfants accèdent au bac à raison de 91%. Les explications
possibles de ce taux de réussite élevé sont variées : environnement stimulant,
parents disponibles, adéquatement formés, connaissant bien les règles du jeu et
disposant du temps nécessaire, etc. Mais qu’importe, ce qui est certain c’est
qu’au moins 91% des fils et filles d’instituteurs et de professeurs sont
« capables » (les 9% restants sont peut-être « intellectuellement incapables »
mais il peuvent aussi avoir échoué ou décroché pour mille raisons qui n’ont rien
à voir avec leurs capacités intellectuelles). Or, il se trouve que l’origine
sociale moyenne de ces enseignants ne les situe pas dans les classes
supérieures. Un nombre considérable d’entre eux a même choisi cette profession
par dépit, faute d’avoir pu viser plus haut. Bref, que cela nous plaise ou non,
nous autres enseignants ne constituons certainement pas de bons candidats pour
illustrer la théorie d’une concentration des hauts QI par voie de sélection
sociale !
Théorie et pratique pour tous
« Tous capables » ne signifie pas que nous niions qu’il puisse exister, à la
naissance, certaines différences de niveau d’intelligence (QI) et/ou de types
d’intelligence (théoriques et pratiques) entre les enfants. Nous ne contestons
même pas qu’il puisse exister, statistiquement, de telles différences entre
groupes sociaux (et donc aussi entre groupes ethniques puisque ces deux
divisions se recoupent). En revanche ces différences sont forcément beaucoup
trop faibles pour expliquer les énormes inégalités sociales dans notre
enseignement. En Belgique francophone, à l’âge de 15 ans, 87% des enfants du
décile socio-économique supérieur fréquentent l’enseignement général. Ils ne
sont que 24% dans le premier décile. Les théories du QI ou des intelligences
différenciées ne peuvent rendre compte que d’une infime portion d’un écart aussi
considérable.
Dans leur Philosophie de l’éducation, Louis Morin et Louis Brunet
écrivent fort justement que s’il faut distinguer les formations intellectuelles
qui relèvent de l’intelligence pratique et celles qui relèvent de l’intelligence
théorique, ce n’est « pas au sens où il faut distinguer deux intelligences, deux
puissances différentes chez l’être humain, mais au sens d’une distinction entre
deux manières fondamentalement différentes dont la même puissance,
l’intelligence, exerce son activité ». [17] Or, le but de l’enseignement
obligatoire est précisément de développer chez chacun toutes les façons
d’utiliser son intelligence.
Ceux qui prennent prétexte des différences (de niveau ou de type)
d’intelligences pour justifier la division précoce des élèves en filières
générales et professionnelles, en théoriques et pratiques, en faibles et
forts... cherchent, au mieux, à éviter de devoir résoudre le réel et difficile
problème de l’inégalité sociale des performances scolaires ; au pire, ils
cherchent à justifier cette ségrégation sociale au nom de prétendues capacités
naturelles.
Tel enfant a un peu plus de difficultés en mathématique ? Ou en expression
orale ? Ou en écrit ? Ou en motricité ? Ou en dessin ? Allons-nous lui dire :
arrête les maths ! Cesse de parler ! N’écrit surtout pas ! Cesse de bouger ! Que
tes dessins sont laids ! Ou bien allons-nous, au contraire, le mettre en
situation de pouvoir exercer précisément ces différentes façons d’exprimer son
intelligence ?
La réponse à cette question relève de l’humanisme le plus élémentaire. Et
c’est entre autres pour cela que nous opposons, à la vision duale de l’école —
qui scinde la théorie de la pratique — une vision commune : un programme
d’enseignement qui assure, dès le début de la scolarité et jusqu’à la fin de
l’enseignement obligatoire, une formation à la fois générale et polytechnique
pour tous. L’école commune doit, pour paraphraser les termes de notre ancien
ministre, développer « toutes les intelligences », c’est-à-dire, apporter des
capacités de compréhension et d’action dans tous les domaines, de la littérature
à l’électronique et de la physique à l’agriculture. Former des citoyens capables
de transformer le monde, avec leurs mains et avec leurs têtes.
Nico Hirtt
Pour continuer : Pas de théorie sans pratique. Et inversement
[1] On trouvera quelques éléments d’une critique scientifique dans notre
article « Les négationnistes de l’inégalité.
[2] http://www.ecolespubliques.fr/rsc_enfantsdaujourdhui.php,
consulté le 29/06/2014
[3] Le Nouvel Educateur, n°64, décembre 1994
[4] http://eduscol.education.fr/cid52893/zoom-sur-les-intelligences-multiples.html,
consulté le 4/07/2014
[5] La Recherche n°337 , p109
[6] Le Soir, 13 juin 2012
[7] Interview de Pierre Hazette sur le site enseignons.be, 26 août 2012.
[8] Physicien belge qui obtint le prix Nobel en 2013, conjointement avec le
britannique Peter Higgs, pour la découverte du mécanisme responsable de la masse
des particules et de la prédiction du boson dit « de Higgs ».
[9] (2012). Parcours dans l’enseignement supérieur : devenir après le
baccalauréat des élèves entrés en 6ème en 1995 (Ministère de l’Enseignement
Supérieur et de la Recherche).
[10] Kaufman, A.S. (2009). IQ Testing 101 (Springer Publishing
Company), p. 132
[11] Un QI invariant avec l’âge ne veut pas dire qu’un enfant devrait réussir
les mêmes tests de QI qu’un adulte. Le QI est une mesure relative, elle n’a de
signification que par rapport aux résultats des personnes du même âge que vous.
Un QI invariant (donc non influencé par l’environnement) signifie qu’à 4 ans
vous vous classiez par rapport aux autres enfants de 4 ans de la même façon que
vous vous situez à 40 ans par rapport aux autres adultes de 40 ans. Plus
simplement : si vous étiez parmi les plus malins à 4 ans, vous devriez toujours
l’être à 40 ans. Si le QI est invariant...
[12] Neisser, U., Boodoo, G., Bouchard Jr., T.J., Wade, A., Brody, N., Ceci,
S.J., Halpern, D.F., Loehlin, J.C., Perloff, R., Sternberg, R.J., et al. (1996).
“ Intelligence : Knowns and unknowns ”. American Psychologist 51, 77–101,
p. 87.
[13] Capron, C., and Duyme, M. (1989). “ Assessment of effects of
socio-economic status on IQ in a full cross-fostering study ”. Nature
340, 552–554.
[14] Si la moyenne reste à 100 c’est seulement parce qu’on renormalise
régulièrement le calcul du QI.
[15] Flynn, J.R. (1987). Massive IQ gains in 14 nations : “ What IQ tests
really measure ”. Psychological Bulletin 101, pp. 171–191.
[16] Plomin, R., Pedersen, N.L., Lichtenstein, P., and McClearn, G.E. (“
Variability and stability in cognitive abilities are largely genetic later in
life ”. Behav. Genet. 24, 207–215.
[17] Morin, L., and Brunet, L. (2000). Philosophie de L’éducation
(Presses Université Laval).
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http://www.legrandsoir.info/il-y-a-les-manuels-et-les-intellectuels-non.html
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