Capitalisme
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Côte d’Ivoire, Éthiopie, Rwanda, Sénégal... La dette des pays les plus pauvres attirent aujourd’hui les fonds d’investissement du Nord, à la recherche de rendements plus intéressants qu’en Europe. Mais certains titres de dette vendus sur les marchés financiers internationaux par les pays africains « sont liés à des contrats dont les clauses peuvent constituer de véritables bombes à retardement », alerte Eric Toussaint, porte-parole du Comité pour l’annulation de la dette du tiers-monde (CADTM). Le risque : une nouvelle grande crise de la dette, comme celle de 1982, qui a conduit les pays d’Afrique à s’enfermer dans la spirale infernale des plans d’ajustement structurels imposés par le FMI. Décryptage.
En 2014, le Rwanda et l’Ethiopie qui figurent parmi les pays les plus pauvres de la planète ont vendu des titres de leurs dettes publiques sur les marchés financiers des pays les plus industrialisés. Du jamais vu au cours des 30 dernières années ! La Côte d’Ivoire, sortie il y a peu d’une situation de guerre civile et d’une suspension du remboursement de la dette il y a à peine trois ans, a réussi également à trouver sans difficulté des prêteurs privés pour acheter des titres. Le Kenya [1] et la Zambie ont aussi émis des titres de la dette.
Cela témoigne d’une situation internationale tout à fait particulière : les investisseurs financiers du Nord disposent d’énormément de liquidités et face à des taux d’intérêt très bas dans leurs pays, ils sont à l’affût de rendements intéressants. Le Sénégal, la Zambie et le Rwanda promettent un rendement de 6 à 8 % sur leurs titres. Ce qui attirent des sociétés financières qui cherchent à placer provisoirement leurs liquidités, même si les risques sont élevés. Les États de l’Afrique subsaharienne ont réussi à vendre sur les marchés financiers internationaux des titres de dette publique pour 7 milliards de dollars en 2014 [2]. C’est un record.
Euphorie de la dette
Les gouvernements des pays subsahariens deviennent euphoriques et tentent de faire croire à leur population que le bonheur est au coin de la rue, alors que la situation peut dramatiquement se retourner. Ces gouvernants sont en train d’accumuler des dettes de manière tout à fait exagérée, et quand la situation se détériorera, ils présenteront la facture à leur peuple. De toute manière, une grande partie des impôts que les pouvoirs publics font aujourd’hui payer au peuple (via la TVA et les impôts sur les revenus) sert à rembourser la dette, au lieu d’être utilisée pour améliorer les conditions de vie des citoyens et citoyennes. Dans l’écrasante majorité des pays, les dépenses publiques effectuées pour rembourser les dettes contractées par les gouvernants sont supérieures au budget de l’éducation ou de la santé. C’est un scandale.
De plus, les titres de dette que les gouvernants vendent sur les marchés financiers internationaux sont liés à des contrats dont les clauses peuvent constituer de véritables bombes à retardement. Par exemple, de plus en plus de contrats contiennent une clause d’accélération des paiements : si un pays entre en difficulté économique, les détenteurs des titres de la dette peuvent exiger des autorités du pays un remboursement anticipé. De quoi fortement aggraver la situation du pays. Et tous les contrats prévoient qu’en cas de litige, ce n’est pas la justice du pays endetté qui est compétente mais celle de pays comme les États-Unis ou le Royaume Uni... Il est nécessaire de se battre pour obtenir que le contenu des contrats soit rendu public par les autorités.
Quand les taux d’intérêt s’envolent
Parmi les pays subsahariens qui ont émis le plus de dettes sur les marchés internationaux, les pays exportateurs de pétrole, à commencer par le Nigeria, sont aujourd’hui confrontés à une chute de près de 50 % du prix du pétrole qu’ils exportent. Or plus de 70 % des revenus de l’État provient de la vente du pétrole. Cela diminue leur capacité de remboursement présent et futur. Dès lors, les prêteurs – banques privées du Nord, fonds de placement, les 1 % les plus riches en Afrique,... – deviennent nerveux et commencent à revendre les titres qu’ils détiennent sur le marché secondaire de la dette, le marché « d’occasion » de la dette. Ils bradent les titres, du coup ceux qui les achètent à rabais le font pour avoir un meilleur rendement. De leur côté, les autorités du pays doivent rémunérer à un prix plus élevé les nouveaux emprunts sous peine de ne pas trouver de prêteurs.
Prenons le cas du Nigeria : ses revenus ont fortement baissé en 2014 à cause de la chute du prix de pétrole entre juin et décembre 2014. La monnaie locale, la naira, a perdu 15 % de sa valeur face au dollar en 2014. Les réserves de change de la banque centrale du Nigeria ont baissé nettement [3]. En décembre 2014, la banque centrale a émis des titres de dette publique venant à échéance 10 ans plus tard en proposant une rémunération de 16 % [4] ! Il n’est pas compliqué d’imaginer ce que cela signifie : une portion de plus en plus considérable des revenus du Nigeria devra être destinée au remboursement de la dette dans un contexte de chute de ses revenus. Du coup, les mesures d’austérité vont s’aggraver.
C’est déjà le cas dans autre pays exportateur de pétrole, l’Angola. Le gouvernement confronté à un déficit budgétaire pour la première fois depuis 2009 vient d’annoncer qu’il réduira fortement les subventions aux prix du combustible dont bénéficie la population. Cela va augmenter le coût des transports publics, de l’approvisionnement, etc. Il n’y a pas que le prix du pétrole qui est en chute, en 2014 : les prix de l’argent et du cuivre ont ainsi baissé respectivement de 16 % et 18 %. Le coton accuse quant à lui une lourde baisse de 28 % sur l’année [5]. Le caoutchouc a également plongé. Quant au minerai de fer, son prix a baissé de 51 %. En résumé, une grande partie des pays d’Afrique subsaharienne dont les gouvernements se félicitent encore aujourd’hui des performances économiques, sans se préoccuper d’améliorer durablement les conditions de vie de leurs citoyens, va probablement se retrouver dans une situation de plus en plus difficile.
La spirale infernale des plans d’ajustement structurels
Cela rappelle dans une certaine mesure la précédente grande crise de la dette qui a éclaté en 1982, résultat de l’effet combiné de la baisse des prix des produits exportés et de l’explosion des taux d’intérêt dans ces pays [6]. Du jour au lendemain, il faut rembourser plus avec des revenus en baisse. De là, l’étranglement. Les pays endettés annoncent qu’ils sont confrontés à des difficultés de paiement. Les banques privées refusent immédiatement d’accorder de nouveaux prêts et exigent qu’on leur rembourse les anciens. Le FMI et les principaux pays capitalistes industrialisés avancent de nouveaux prêts pour permettre aux banques privées de récupérer leur mise et pour empêcher une succession de faillites bancaires. Depuis cette époque, le FMI, appuyé par la Banque mondiale, impose ses plans d’ajustement structurel [7]. Un pays endetté qui refuse l’ajustement structurel se voit menacé d’une suspension des prêts du FMI et des gouvernements du Nord. On peut affirmer sans risquer de se tromper que ceux qui, à partir de 1982, proposaient aux pays de la périphérie d’arrêter le remboursement de leurs dettes et de constituer un front des pays débiteurs avaient raison. Si les pays du Sud avaient instauré ce front, ils auraient été en mesure de dicter leurs conditions à des créanciers aux abois.
En choisissant la voie du remboursement, sous les fourches caudines du FMI, les pays endettés ont transféré vers le capital financier du Nord l’équivalent de plusieurs plans Marshall [8]. Les politiques d’ajustement ont impliqué l’abandon progressif d’éléments clés de leur souveraineté nationale, ce qui a débouché sur une dépendance accrue des pays concernés à l’égard des pays les plus industrialisés et de leurs multinationales. Aucun des pays appliquant l’ajustement structurel n’a pu soutenir de manière durable un taux de croissance élevé. Partout, les inégalités sociales ont augmenté. Aucun pays « ajusté » ne fait exception.
A qui profite la dette ?
Il ne faut pas attendre qu’une crise se déclenche pour entamer un audit citoyen de la dette. Il faut se poser dès aujourd’hui des questions essentielles comme : qu’est devenu l’argent des différents emprunts ? Quelles étaient les contreparties de ces emprunts consentis au gouvernement ? Quel montant d’intérêts a déjà été payé et à quels taux ? Quelle part du principal a été remboursée ? Comment la dette a-t-elle enflé sans que les populations aient ressenti concrètement ses effets ? Quels chemins ont suivi les fonds empruntés ? Quelle part a été détournée, par qui et comment ? Qui a emprunté et au nom de qui ? Qui sont les créanciers et quel a été le rôle des uns et des autres ? Par quels mécanismes l’État s’est-il trouvé engagé dans les différentes transactions ? Par qui les décisions d’emprunts ont été prises et à quel titre ? Comment des dettes privées sont-elles devenues publiques, grâce à quels intermédiaires et à quels organismes ? À qui ont profité les projets bidon réalisés avec de l’argent emprunté ? Quels crimes ont été commis avec cet argent ? Les bailleurs savaient-ils la destination des fonds octroyés ? Pourquoi n’établit-on pas les responsabilités pénales, civiles ou administratives ?
Quand on examine les réalisations par rapport au volume des fonds remboursés par les pays d’Afrique subsaharienne comme d’autres parties du monde, une conclusion s’impose : seule une faible part des prêts consentis a contribué au « développement » du pays. Une grande partie des fonds empruntés a alimenté des réseaux de corruption (au Sud comme au Nord de la planète), à travers des commissions et rétrocommissions. Ils ont enrichi les oligarques des régimes dont le train de vie ostentatoire jure avec la pauvreté et la misère ambiante. Ils ont aussi servi à enrichir un peu plus les 1 % les plus riches qui ont ensuite placé l’argent mal acquis dans des paradis fiscaux, la plupart du temps en Europe.
Des emprunts pour financer des projets inutiles
Ces fonds ont également financé des éléphants blancs, ces célèbres projets inadaptés et surfacturés, via, semble-t-il, les garanties publiques accordées aux grandes entreprises privées par le mécanisme des agences de crédits à l’export des pays prêteurs. Ce sont les populations qui ont payé et continuent de payer le lourd tribut, tout en subissant les effets négatifs de cet endettement odieux cautionné par un État démissionnaire qui ne protège pas, n’éduque pas, ne soigne pas, prive ses populations de l’eau, de l’électricité,...
C’est pour ces populations-là que le CADTM et toutes les associations prêtes à agir avec lui veulent procéder à cette clarification en ouvrant cet autre chantier du combat citoyen : ouvrir les livres de compte de la dette. En d’autres termes, réaliser l’audit citoyen de la dette, afin d’identifier la partie illégitime, illégale ou/et odieuse qu’il faut refuser de payer. Il s’agit aussi d’identifier les coupables d’actes frauduleux ayant conduit à l’endettement et/ou ayant permis en enrichissement personnel injustifié. Ces coupables doivent être poursuivis en justice. L’audit doit aller de pair avec la mise en pratique d’un autre modèle de développement qui met l’humanité et la nature au centre des priorités.
Eric Toussaint, porte-parole du CADTM international (Comité pour l’annulation de la dette du tiers-monde), maître de conférence à l’université de Liège [9]
Photo : CC Ryan