Allez, pour ne pas être accusé de sombrer dans l’angélisme…
La place croissante de l’Islam en banlieue [04/10/2011]
Voilà un constat qui va déranger. Dans les tours de Clichy-sous-Bois et de Montfermeil (Seine-Saint-Denis), les deux villes emblématiques de la crise des banlieues depuis les émeutes de l’automne 2005, la République, ce principe collectif censé organiser la vie sociale, est un concept lointain. Ce qui “fait société” ? L’islam d’abord. Un islam du quotidien, familial, banal le plus souvent, qui fournit repères collectifs, morale individuelle, lien social, là où la République a multiplié les promesses sans les tenir.
La croyance religieuse plus structurante que la croyance républicaine, donc. Vingt-cinq ans après avoir publié une enquête référence sur la naissance de l’islam en France – intitulée Les Banlieues de l’islam (Seuil) -, le politologue Gilles Kepel, accompagné de cinq chercheurs, est retourné dans les cités populaires de Seine-Saint-Denis pour comprendre la crise des quartiers. Six ans après les émeutes causées par la mort de deux adolescents, en octobre 2005, son équipe a partagé le thé dans les appartements des deux villes, accompagné les mères de famille à la sortie des écoles, rencontré les chefs d’entreprise, les enseignants, les élus, pour raconter le destin de cette “Banlieue de la République” – c’est le titre de l’enquête, complexe et passionnante, publiée par l’Institut Montaigne.
Le sentiment de mise à l’écart a favorisé une “intensification” des pratiques religieuses, constate Gilles Kepel. Les indices en sont multiples. Une fréquentation des mosquées beaucoup plus régulière – les deux villes (60 000 habitants au total) comptent une dizaine de mosquées, aux profils extrêmement variés, pouvant accueillir jusqu’à 12 000 fidèles. Une pratique du ramadan presque systématique pour les hommes. Une conception extensible du halal, enfin, qui instaure une frontière morale entre ce qui est interdit et ce qui est autorisé, ligne de fracture valable pour les choix les plus intimes jusqu’à la vie sociale.
Les chercheurs prennent l’exemple des cantines scolaires, très peu fréquentées à Clichy en particulier. Un problème de coût évidemment pour les familles les plus pauvres. Mais la raison fondamentale tient au respect du halal. Les premières générations d’immigrés y avaient inscrit leurs enfants, leur demandant simplement de ne pas manger de porc. Une partie de leurs enfants, devenus parents à leur tour, préfère éviter les cantines pour leur propre descendance parce que celles-ci ne proposent pas de halal. Un facteur d’éloignement préoccupant pour Gilles Kepel : “Apprendre à manger, ensemble, à la table de l’école est l’un des modes d’apprentissage de la convivialité future à la table de la République.”
Car le mouvement de “réislamisation culturelle” de la fin des années 1990 a été particulièrement marqué à Clichy et à Montfermeil. Sur les ruines causées par les trafics de drogue dure, dans un contexte d’effondrement du communisme municipal, face à la multiplication des incivilités et des violences, les missionnaires du Tabligh (le plus important mouvement piétiste de l’islam), en particulier, ont contribué à redonner un cadre collectif. Et participé à la lutte contre l’héroïne, dans les années 1990, là où la police avait échoué. Ce combat contre les drogues dures – remplacées en partie par les trafics de cannabis – a offert une “légitimité sociale, spirituelle et rédemptrice” à l’islam – même si la victoire contre l’héroïne est, en réalité, largement venue des politiques sanitaires.
L’islam a aussi et surtout fourni une “compensation” au sentiment d’indignité sociale, politique et économique. C’est la thèse centrale de Gilles Kepel, convaincu que cette “piété exacerbée” est un symptôme de la crise des banlieues, pas sa cause. Comme si l’islam s’était développé en l’absence de la République, plus qu’en opposition. Comme si les valeurs de l’islam avaient rempli le vide laissé par les valeurs républicaines. Comment croire encore, en effet, en la République ? Plus qu’une recherche sur l’islam, l’étude de Gilles Kepel est une plongée dans les interstices et les failles des politiques publiques en direction des quartiers sensibles… Avec un bilan médiocre : le territoire souffre toujours d’une mise à l’écart durable, illustrée ces dernières semaines par l’épidémie de tuberculose, maladie d’un autre siècle, dans le quartier du Chêne-Pointu, à Clichy, ghetto de pauvres et d’immigrés face auquel les pouvoirs publics restent désarmés (Le Mondedu 29 septembre). Illustrée depuis des années par un taux de chômage très élevé, un niveau de pauvreté sans équivalent en Ile-de-France et un échec scolaire massif.
Clichy-Montfermeil forme une société fragile, fragmentée, déstructurée. Où l’on compte des réussites individuelles parfois brillantes et des parcours de résilience exemplaires, mais où l’échec scolaire et l’orientation précoce vers l’enseignement professionnel sont la norme. “Porteuse d’espoirs immenses, l’école est pourtant aussi l’objet des ressentiments les plus profonds”, constatent les chercheurs. Au point que “la figure la plus détestée par bon nombre de jeunes est celle de la conseillère d’orientation à la fin du collège – loin devant les policiers”.
Et pourtant, les pouvoirs publics n’ont pas ménagé leurs efforts. Des centaines de millions d’euros investis dans la rénovation urbaine pour détruire les tours les plus anciennes et reconstruire des quartiers entiers. Depuis deux ans, les grues ont poussé un peu partout et les chantiers se sont multipliés – invalidant les discours trop faciles sur l’abandon de l’Etat. Ici, une école reconstruite, là, un immeuble dégradé transformé en résidence. Un commissariat neuf, aussi, dont la construction a été plébiscitée par les habitants – parce qu’il incarnait l’espoir d’une politique de sécurité de proximité.
Le problème, montre Gilles Kepel, c’est que l’Etat bâtisseur ne suffit pas. Les tours ont été rasées pour certaines, rénovées pour d’autres, mais l’Etat social, lui, reste insuffisant. La politique de l’emploi, incohérente, ne permet pas de raccrocher les wagons de chômeurs. Les transports publics restent notoirement insuffisants et empêchent la jeunesse des deux villes de profiter de la dynamique économique du reste de la Seine-Saint-Denis. Plus délicat encore, la prise en charge des jeunes enfants n’est pas adaptée, en particulier pour les familles débarquant d’Afrique subsaharienne et élevés avec des modèles culturels très éloignés des pratiques occidentales.
Que faire alors ? Réorienter les politiques publiques vers l’éducation, la petite enfance, d’abord, pour donner à la jeunesse de quoi s’intégrer économiquement et socialement. Faire confiance, ensuite, aux élites locales de la diversité en leur permettant d’accéder aux responsabilités pour avoir, demain, des maires, des députés, des hauts fonctionnaires musulmans et républicains. Car, dans ce tableau sombre, le chercheur perçoit l’éveil d’une classe moyenne, de chefs d’entreprise, de jeunes diplômés, de militants associatifs, désireuse de peser dans la vie publique, soucieuse de concilier identité musulmane et appartenance républicaine.
Source : Luc Bronner, pour Le Monde
L’islam du “neuf trois” décrypté par Gilles Kepel
Le dernier ouvrage de Gilles Kepel, Quatre-vingt-treize (Gallimard), nous plonge au cœur de l’islam de France tel qu’il s’est construit dans le département emblématique de la Seine-Saint-Denis depuis 25 ans.
25 ans après son premier livre sur l’islam en France, Banlieues de l’islam, le politologue Gilles Kepel revient avec Quatre-vingt-treize, un ouvrage qui retrace un quart de siècle de présence musulmane dans le département emblématique de la Seine-Saint-Denis. Un livre qui est l’occasion pour le chercheur de faire ses “adieux à la scène de l’islam de France” et qui fait suite à la publication d’une enquête sur les difficultés d’intégration que rencontrent les habitants de banlieues populaires.Gilles Kepel distingue d’abord trois grandes phases de cette présence musulmane en France : l’islam des “darons” (des pères), l’islam des Frères (ou des “blédards”) et enfin l’islam des jeunes. Ces trois grandes phases sont par ailleurs caractérisées par deux moment, le premier qui dure jusqu’à la fin des années 80 et qui n’est encore qu’un islam en France, et qui se transforme dès le début des années 90 pour devenir un islam de France.La première grande phase, l’islam des darons, correspond à l’arrivée de travailleurs immigrés venus reconstruire la France après la guerre. Il s’agit d’un islam populaire, “qui cherche son inspiration dans la continuation des pratiques du pays d’origine dont les instances religieuses et politiques fournissent le personnel”. Cet islam, très ancré dans les modes de piété traditionnels du Maghreb principalement, s’avère dès les années 80 inadapté aux nouveaux défis qu’il rencontre.La deuxième grande phase, l’islam des Frères, correspond à l’arrivée d’étudiants venus “du bled” inspirés par l’islam politique des Frères musulmans et s’inscrit dans une volonté de l’Etat français de mieux contrôler et encadrer les institutions musulmanes sur le territoire. L’Union des organisations islamiques de France (UOIF), qui s’inspire clairement de l’idéologie des Frères musulmans et va mener pendant quinze ans le combat pour le port du voile à l’école, illustre cette nouvelle forme que prend l’islam français. Paradoxalement, cet islam des Frères qui se veut affranchi des influences extérieures, notamment du Maghreb, a été construit par des “blédards non représentatifs du tissu social des enfants d’immigrés”. Egalement, cette volonté des pouvoirs publics à trouver des interlocuteurs représentatifs a finalement “servi de palliatif, voire de cache-misère, à l’Etat français au moment où se posait le défi beaucoup plus vaste de l’entrée dans la citoyenneté […] des populations issues de l’immigration”. Il va donc subir la critique de la nouvelle génération.
La troisième grande phase, l’islam des jeunes, vient donc bousculer cet islam dit des darons, et est porté par la nouvelle génération de jeunes nés et élevés en France. “Ils se lancent à leur tour dans l’action religieuse et militante […], très ancrés dans le tissus social, ce sont des entrants « par le bas » dans l’univers politique, où leurs associations […] ont des mots d’ordres fortement revendicatifs”. Leur présence est très visible sur internet, et affiche, toute tendance confondue, “un islam décomplexé” qui se positionne clairement sur des questions emblématiques comme le port du voile, la laïcité ou encore l’islamophobie. Les revendications identitaires de cette nouvelle génération s’illustre par exemple, selon Gilles Kepel, sur la question du halal.
Parallèlement à ce passage de la deuxième à la troisième phase, est apparu en France un islam de type rigoriste et fondamentalisme, le tabligh, mouvement traditionaliste et apolitique, puis le salafisme, d’inspiration wahhabite saoudienne, qui reste minoritaire aujourd’hui mais constitue, note le politologue, une forme de religiosité musulmane inconnue en France il y a 25 ans.
Après avoir décrit les différentes phases et évolutions de l’islam en (puis de) France, Gilles Kepel, s’intéresse donc à ce qui constitue aujourd’hui un élément représentatif de cette nouvelle génération de musulmans français, à savoir le halal. Pour le chercheur en effet, le halal constitue “l’un des phénomènes les plus significatifs des transformations et de l’affirmation identitaire de l’islam de France depuis la première décennie du XXIe siècle”. Il s’agit en effet d’un marqueur identitaire fort, d’une façon de se positionner pour cette nouvelle génération de musulmans nés et éduqués en France. “L’enjeu, par-delà la viande et son marché, les critères du pur et de l’impur, l’exclusion ou l’inclusion dans le rapport à la société française globale, est le contrôle cultuel et politique sur la nouvelle génération des musulmans de France”. Une revendication identitaire emblématique qui s’inscrit dans le cadre plus large d’une religiosité nouvelle censée combler le vide laissé par l’échec de l’intégration républicaine.
Car au-delà de l’analyse transversale et historique de cet islam de la Seine-Saint-Denis, c’est bien la question sociale qui est au cœur de la problématique de l’islam de France. C’est d’ailleurs l’objet du rapport produit par Gilles Kepel et déjà mentionné, Banlieue de la République, qui analyse les échecs de l’Etat français en matière d’intégration et de représentativité de toute une partie de ses citoyens. “Combien de députés issus des milieux populaires notre Assemblée nationale, qui représente et symbolise la nation, va-t-elle compter en juin ? Combien de parlementaires issus des cités, nés Français, éduqués ici, et dont les familles sont venues, il y a deux, voire trois générations, d’Afrique du Nord et d’Afrique noire notamment, participent à la reconstruction de la France exsangue de l’après-guerre et y ont laissé leur santé ?” s’interroge et s’insurge ainsi Gilles Kepel dans une tribune publiée sur lemonde.fr.
Et en effet, lorsque la République semble faire comme si toute une partie de ses membres n’existait pas, quand la classe politique se focalise entièrement sur des problèmes mineurs (comme le port du niqab ou les prières de rue) au lieu de s’intéresser par exemple à la question du chômage des jeunes, massif dans ces quartiers, lorsque la représentativité des minorités demeure, élection après élection, inexistante, alors la “tentation du repli”, avec tous les dangers que cela comporte, peut devenir une alternative. “A laquelle ne peut répondre qu’une politique résolue d’intégration” conclut Gilles Kepel.
Source : Gilles Kepel, politologue et spécialiste de l’Islam, pour Le Monde des Religions