mercredi 8 avril 2015

Lorsque le Gouvernement considère sa propre population comme l’ennemi (Counterpunch) (le grand soir)

Le projet des services secrets étatiques

Lorsque le Gouvernement considère sa propre population comme l’ennemi (Counterpunch)

Le débat public sur la surveillance étatique qui a été, sinon inauguré, en tous cas intensifié par la publication des documents fournis par Edward Snowden a été, à certains égards, surréaliste et trompeur.
Un camp affirme que la surveillance de masse de la NSA est nécessaire pour protéger le public du terrorisme et qu’en fait, elle a permis de déjouer de nombreux "actes terroristes potentiels." L’autre camp affirme, avec de meilleurs arguments, que la collecte de données tous azimut peu ou pas d’impact sur la protection des simples civils. Mais peu de commentateurs sont assez audacieux pour déduire de tout cela que le gouvernement n’a aucun intérêt à protéger ses citoyens (en tant que tels), en premier lieu. En fait, il a intérêt à faire exactement le contraire : exposer ses citoyens – à l’exception de certains privilégiés – au danger.
Vous trouvez cela absurde ? Alors penchez-vous sur l’actualité récente et vous verrez qu’elle ne corrobore pas du tout l’idée que le gouvernement étasunien se soucie de la protection de ses citoyens. La pièce à conviction n°1 est l’attaque du 11 septembre. C’est depuis longtemps devenu un lieu commun chez les gauchistes et les libéraux de citer le mémo de la Maison Blanche du 6 Août 2001, portant le titre "Ben Laden est déterminé à frapper les Etats-Unis," qui a apparemment été ignoré à l’époque par l’administration Bush. Peut-être plus accablant encore est le livre de 2006 de Lawrence Wright : The Looming Tower (La guerre cachée), qui montre on ne peut plus clairement que la lutte contre le terrorisme n’était pas la priorité de la CIA et du FBI même après les attentats du World Trade Center en 1993 et d’Oklahoma City en 1995.
Quelqu’un qui aurait l’esprit mal tourné pourrait penser que les institutions gouvernementales sont capables d’autre chose que d’attraper des voleurs et que, peut-être, l’organisation et les efforts ridiculement contre-productifs – du point de vue de la lutte contre le terrorisme – de la CIA et du FBI avant le 11 septembre avaient, par une logique institutionnelle pervertie, précisément pour but de rendre possible ce qui est arrivé : un acte terroriste de grande envergure.
C’est aussi un lieu commun que de dire que la guerre en Irak de George W. Bush, loin de diminuer le terrorisme, l’a augmenté substantiellement, le multipliant sans doute même par sept. C’était prévisible, et avait été prédit en 2003, ce qui signifie, en toute logique, que l’administration Bush, à tout le moins, n’avait aucun problème à exposer les civils étasuniens (et bien sûr étrangers) à de plus grands dangers. La même logique s’applique à la guerre de drones d’Obama dans le monde, qui a apparemment assassiné 50 civils pour chaque terroriste tué. Sans surprise, elle a alimenté le terrorisme, et donc amplifié la menace contre les Etasuniens. (En fait, la campagne de drones est en elle-même du terrorisme, mais, ici, je m’en tiens à la manière habituelle dont les Etasuniens utilisent ce mot, en l’appliquant uniquement aux gens que leur gouvernement n’aime pas.)
On pourrait allonger la liste indéfiniment. Par exemple, la sordide leçon à tirer de la débâcle de l’ouragan Katrina en 2005, c’est que la protection des Etasuniens contre une catastrophe naturelle n’était pas une priorité du gouvernement à quelque niveau que ce soit, du moins pas des gouvernements concernés.
Le comportement déplorable de la police dans les jours qui ont suivi l’ouragan confirme cette analyse. Les victimes ont été traitées comme des criminels, et pas comme des gens qui avaient besoin de protection et qui la méritaient.
En plus des nombreuses preuves factuelles, on peut aussi faire preuve de simple logique. Revenons à la surveillance de masse de la NSA : il ne devrait pas être difficile pour les officiels gouvernementaux de comprendre que plus ils consacrent de temps et de ressources à la surveillance des simples citoyens, moins ils ont de temps et de ressources à consacrer à la surveillance de possibles menaces terroristes. En fait, presque toutes les attaques terroristes majeures en Occident au cours des quinze dernières années ont été perpétrées par des gens qui étaient déjà connus de la police. Ce fut le cas, par exemple, de l’un des frères accusés des attentats du marathon de Boston en 2013. Mais le gouvernement était commodément trop occupé à espionner les Etasuniens ordinaires pour s’intéresser à lui, ce qui lui a permis de vaquer sans entrave à ses occupations terroristes.
Mais pourquoi, vous demandez-vous, serait-il dans l’intérêt du gouvernement d’exposer le public au danger ? Pour répondre à cette question, il faut considérer le contexte historique actuel, en l’occurrence, le capitalisme néolibéral. Dans une société qui connaît des inégalités de revenus stratosphériques, un chômage élevé, la stagnation économique sur le long terme, la réduction des programmes d’aide sociale, la menace réelle d’une catastrophe écologique, bref, un mécontentement et une instabilité sociale croissants, les centres de pouvoir institutionnels vont tout naturellement essayer d’augmenter leur contrôle sur la population. Comme un ploutocrate, fier de l’être, à lui-même mis en garde ses frères milliardaires : "Les fourches arrivent." Et les ploutocrates, ainsi que leurs représentants au gouvernement, s’y préparent.
La question est de savoir comment justifier l’expansion de la surveillance étatique et des pouvoirs de police nécessaires pour tenir la populace. De toute évidence, il faut trouver des prétextes. Et il n’y a pas de meilleurs prétextes que les attentats terroristes, surtout s’ils se produisent sur le sol étasunien. Cela peut paraître un truisme, mais on le dit rarement : il est dans l’intérêt du gouvernement et des "1%" les plus riches que les civils soient périodiquement victimes du terrorisme. Si la menace terroriste disparaissait, les prétextes dont ils ont besoin disparaitraient avec.
Le phénomène des "prétextes" a d’autres dimensions. Naomi Klein parle de l’un d’eux dans son célèbre livre La stratégie du choc, où elle démontre qu’au cours des quarante dernières années, les élites économiques ont profité de la désorientation et la désorganisation populaire engendrées par les catastrophes de toutes sortes, naturelles, militaires, terroristes, pour imposer à la population des vagues de privatisation.
Le "néolibéralisme à coup de blitzkrieg*" pourrait-on dire. On pourrait donner comme premier exemple ce qui est arrivé à la Nouvelle-Orléans après Katrina : profitant de l’amoindrissement de la capacité de résistance de la population, on a privatisé presque toutes les écoles publiques. Sous prétexte de réformer l’éducation, "des hommes d’affaire et des politiciens cupides se sont jetés sur les communautés noires, ne laissant derrière eux que ruines et confusion", explique le porte-parole d’une communauté de la Nouvelle-Orléans.
Ainsi donc, pour le noyau néolibéral entreprise-Etat, un cataclysme qui s’abat sur une communauté particulière, y compris sur le sol de la nation, peut se révéler éminemment profitable non seulement pour briser la résistance populaire contre le pouvoir, mais aussi pour permettre aux élites d’imposer des mesures qu’elles n’auraient jamais pu imposer autrement. On peut toujours trouver de bons prétextes.
C’est Noam Chomsky qui a le mieux résumé les choses : le principal ennemi de tous les gouvernements est (la majorité de) leur propre population. Car le peuple veut toujours plus de pouvoir et de sécurité économique qu’il en a, et il est prêt à se battre pour l’avoir (comme l’histoire du mouvement ouvrier le montre) – ce qui implique automatiquement la diminution relative du pouvoir des riches et de leurs sous-fifres politiques. C’est ce qui explique, bien sûr, la violence éhontée avec laquelle le gouvernement américain traite, de siècle en siècle, les travailleurs, les classes populaires, les militants de gauche, les Afro-Américains, les manifestants, les dissidents et les "gens ordinaires". Il faut qu’ils soient humiliés, blessés, tués, tabassés, utilisés pour faire des exemples à la moindre transgression, maintenus dans un état de peur et de soumission constant (même si cela est impossible). Le pouvoir n’a d’autre but que de se maintenir et de se développer ; c’est sa raison d’être**, et c’est la clé qui permet de comprendre ses moindres actions (au niveau institutionnel, pas au niveau personnel).
Par exemple, si les attaques du gouvernement contre sa propre population ne sont pas toujours aussi ouvertement agressives, ce n’est pas parce qu’il a de soudains scrupules ; c’est parce que cela pourrait menacer sa position en générant trop d’opposition. Il faut faire des concessions aux masses pour leur faire accepter la subordination sur le long terme. Il faut maintenir l’illusion, et dans une faible mesure même la réalité, de la protection de la population pour ne pas donner de grain à moudre aux empêcheurs de gouverner en rond.
Cela ne signifie pas que les décideurs politiques, les bureaucrates ou les membres de la "classe dirigeante" aient nécessairement ces intentions à l’esprit lorsqu’ils élaborent leurs politiques ou répriment la dissidence. Même s’il y en a sans doute quelques-uns d’assez lucides. Mais la logique des institutions auxquelles ils appartiennent – la logique bureaucratique expansionniste, capitaliste, totalitaire, Panopticonesque*** leur lave le cerveau et, par une sorte de mystérieuse alchimie subliminale, se transforme en rationalisations et en justifications dans lesquelles ils croient habituellement dur comme fer. Il n’est pas très difficile de trouver des prétextes et des justifications pour faire ce qui est dans votre intérêt de caste. Les êtres humains sont passés maîtres dans l’art de se mentir à eux-mêmes.
Alors, pourquoi ne pas se débarrasser de toute trace de sentimentalisme envers nos dirigeants ? Pourquoi ne pas dire la vérité toute crue : quand il se produit un attentat terroriste, il ne s’agit pas d’un échec du gouvernement, mais d’un succès ; parce que maintenant les centres de pouvoir ont une nouvelle excuse pour se développer, et pour attiser les peurs, et pour diaboliser l’Autre, et pour faire plus de profits en vendant de la technologie militaire et de surveillance, et pour réprimer encore plus leur population.
Et quand la police brutalise aveuglément des civils ou des manifestants innocents, ce n’est pas une erreur que le gouvernement doit corriger. C’est ce que la police est payée pour faire, et ce pourquoi elle existe d’abord et avant tout. Ce gouvernement agit en fait avec intelligence dans son propre intérêt et dans l’intérêt de ceux qui tirent les ficelles et dont il est la marionnette.
La population doit se protéger toute seule et se défendre toute seule, et se battre pour la liberté, le pouvoir et la sécurité. Parce que le gouvernement ne lui donnera rien de tout cela, bien au contraire.
Chris Wright
Chris Wright prépare une thèse de doctorat sur l’histoire du travail aux États-Unis. Il est l’auteur deWorker Cooperatives and Revolution : History and Possibilities in the United States
Traduction : Dominique Muselet
Notes :
* Le Blitzkrieg (signifiant en allemand « guerre éclair ») est une stratégie offensive visant à emporter une victoire décisive par l’engagement localisé et limité dans le temps d’un puissant ensemble de forces mécanisées, terrestres et aériennes dans l’optique de frapper en profondeur la capacité militaire, économique ou politique de l’ennemi.
** En français dans le texte
*** http://www.memoireonline.com/06/07/479/m_michel-foucault-psychiatrie-e...
»» http://www.counterpunch.org/2015/04/03/when-the-government-views-its-o...
URL de cet article 28368