samedi 9 mai 2015

La Presse en campagne contre la Grèce, par Acrimed (les crises)

La Presse en campagne contre la Grèce, par Acrimed

Alexis Tsipras : idiot, aux abois ou fainéant ?

Un seul objectif pour la presse française : décrédibiliser Alexis Tsipras par la titraille.
Les titres de la presse française consacrés à Alexis Tsipras depuis son arrivée au poste de Premier ministre de la Grèce le 26 janvier 2015 contribuent – en décrédibilisant son action – à construire un« monstre anthropologique » (1) :
- Le 28 janvier 2015, Le Figaro : « Alexis Tsipras déclenche un krach bancaire à Athènes »
- Le 28 janvier 2015, L’Opinion : « Tsipras déstabilise l’économie grecque »
- Le 2 février 2015, TF1 : « Tsipras, “cauchemar de l’Europe” et “pilote fantôme” pour le Spiegel »
- Le 9 février 2015, L’Opinion : « Sur les indemnités de guerre, Tsipras crie seulement plus fort que les autres »
- Le 1er mars 2015, Le Figaro : « Alexis Tsipras déclenche la colère de l’Espagne et du Portugal »
- Le 2 mars 2015, Les Echos : « Plan de sauvetage : Tsipras contraint de céder »
- Le 2 mars 2015, Le Monde : « Alexis Tsipras se met à dos l’Espagne et le Portugal »
- Le 18 mars 2015, Le Monde : « Alexis Tsipras fait l’unanimité contre lui à Bruxelles »
- Le 19 mars 2015, Le Figaro : « Grèce : la fuite des capitaux s’accélère, Alexis Tsipras aux abois à Bruxelles »
- Le 20 mars 2015, Les Echos : « Réformes en Grèce : Merkel et Hollande recadrent Alexis Tsipras »
- Le 20 mars 2015, Le Figaro : « Grèce : Tsipras promet de se mettre au travail »
- Le 23 mars 2015, Le Figaro : « Merkel tend la main à Tsipras, en détresse financière »
- Le 30 mars 2015, Le Monde : « Grèce : le discours d’Alexis Tsipras vire à la foire d’empoigne »
- Le 30 mars 2015, Valeurs actuelles : « Tsipras rentre dans le rang »
- Le 4 avril 2015, Le JDD : « Tsipras otage consentant de Poutine ? »
- Le 8 avril 2015, L’Obs : « Alexis Tsipras, l’”idiot utile” de Poutine ? »
- Le 8 avril 2015, Jean-Marc Sylvestre sur son blog titre : « Et Tsipras commit l’irréparable : la Grèce part chercher de l’argent à Moscou »
Tout laisse à penser que les préposés à la titraille semblaient vouloir faire passer Alexis Tsipras pour le « mauvais élève » de l’Union Européenne. On aurait du mal à s’imaginer une telle accumulation de titres (ayant le même ton que ceux recensés ci-dessus) consacrés, par exemple, à Angela Merkel.
Source : Denis Souchon, pour Acrimed, le 30 avril 2015.
(1) Ce terme renvoi à un concept développé par Pierre Bourdieu : « L’homo œconomicus tel que le conçoit (de manière tacite ou explicite) l’orthodoxie économique est une sorte de monstre anthropologique : ce praticien à tête de théoricien incarne la forme par excellence de la scholastic fallacy, erreur intellectualiste ou intellectualo-centrique, très commune dans les sciences sociales (notamment en linguistique et en ethnologie), par laquelle le savant place dans la tête des agents qu’il étudie, ménagères ou ménages, entreprises ou entrepreneurs, etc., les considérations et les constructions théoriques qu’il a dû élaborer pour rendre compte de leurs pratiques. » (Les Structures sociales de l’économie, Seuil, 2000, p. 256)

Grèce : la Gauche Radicale inquiète la Presse

Lundi 29 décembre, la coalition au pouvoir en Grèce (le parti conservateur Nouvelle Démocratie et les sociaux-démocrates du PASOK) n’a pas obtenu la majorité pour faire élire son candidat à la présidence de la République. Cet échec ouvre la voie à des élections législatives anticipées fin janvier qui pourraient voir la victoire de Syriza, parti de gauche opposé aux politiques d’austérité, actuellement en tête des sondages. L’occasion, pour une partie de la presse, de rejouer la petite mélodie de l’irresponsable « chantage grec », sur fond de promesses d’apocalypse européenne en cas de victoire de la gauche aux élections.
De longue date, la Grèce est un sujet d’inquiétude pour les éditocrates. À l’approche de chaque échéance démocratique, commentateurs et experts autoproclamés se posent la même question lancinante : les Grecs seront-ils assez responsables pour accepter qu’ils n’ont pas le choix ? Comprendront-ils qu’il n’y a pas d’alternative aux politiques menées par les gouvernements successifs, conservateurs et sociaux-démocrates, sous la houlette de l’Union européenne ? Que l’effondrement de l’économie, l’explosion du chômage et de la pauvreté (1) sont des sacrifices nécessaires pour payer la dette grecque à l’égard des pays du nord et pour sauver l’euro ? (2)

Les inquiétudes du Monde

Fin 2011, l’annonce d’un référendum sur l’adoption du plan de rigueur avait déjà semé la panique chez les éditocrates qui s’étaient empressés de décrier l’irresponsabilité d’une telle initiative. Quelques mois plus tard, la victoire du conservateur Samaras face à Syriza avait provoqué un soulagement général dans les chefferies éditoriales, qui s’étaient inquiétées d’une possible victoire de la gauche anti-austérité. Au point de menacer les Grecs : « Il n’est pas admissible qu’un petit pays, par son refus des règles du jeu, puisse continuer à mettre en danger l’ensemble du continent » rageait Erik Israelewicz, dans l’éditorial du Monde daté du 12 mai 2012. « Aux Grecs de choisir. En espérant qu’ils feront le bon choix. Sinon, l’Europe devra en tirer les conséquences. Sans état d’âme. » Le« chantage grec » faisait aussi l’objet d’une émission à charge au café du commerce d’Yves Calvi.
C’est donc sans surprise que l’annonce de la tenue d’élections anticipées en janvier 2015, et la possible victoire de Syriza, ont suscité des réactions vives au sein de l’establishment médiatique. À commencer par Le Monde, qui avait anticipé l’échec de l’élection présidentielle grecque en dédiant dès le 26 décembre un dossier sur l’« envolée de la gauche radicale [qui] affole l’Europe », dédié à Syriza et au parti Podemos en Espagne. Dans une analyse disponiblesur son blog, Antoine Léaument dénonce la « propagande » du quotidien contre les deux partis. Il pointe un certain nombre de biais lexicaux et idéologiques qui contribuent soit à qualifier ces partis de dangereux, populistes, « extrêmes » – au même titre que l’extrême-droite – et anti-européen dans la mesure où l’« Europe » est identifiée à « Bruxelles » ; soit à faire de ces partis de simples « épouvantails » dont les marges de manœuvres seraient, quoi qu’il en soit, limitées de fait.
Le « quotidien de référence » récidive dans son édition du 31 décembre. Dans son éditorial, Le Monde oppose d’une part l’irresponsabilité des députés grecs qui « ont précipité le pays dans une nouvelle période d’incertitude politique en échouant à élire le président » ; et de l’autre la vertu des partis traditionnels suédois qui « ont conclu une alliance pour faire front contre le parti d’extrême droite, préférant la stabilité à des élections anticipées ». Le quotidien y voit le « symbole du contraste entre les deux Europe », du Nord et du Sud. Ce qu’omet de préciser Le Mondedans sa lumineuse comparaison, c’est que ce sont précisément les voix de l’extrême-droite néo-nazie – courtisées par Samaras (3)– qui ont manqué à la coalition gouvernementale.
Pour l’éditorialiste du Monde, « contribuable » d’Europe du Nord (et donc, quelque part, créancier de la Grèce), il est légitime de s’interroger sur les intentions « mystérieuses » de Syriza. Renégocier la dette ? Les créanciers ne se laisseront pas faire, et le rapport de force sera nécessairement défavorable au parti grec.« ”Raser gratis” n’est plus une option en Grèce, ni demain, ni même après-demain » prévient le quotidien. Dès lors, une seule question se pose : comment accommoder « l’indispensable poursuite des réformes engagées pour assainir durablement la situation économique de leur pays » et « la frustration compréhensible des électeurs grecs […] épuisés par les sacrifices » ? En d’autres termes, comment continuer à imposer les « sacrifices » aux électeurs épuisés par les « sacrifices » ? Mais cela n’est pas l’affaire du Monde, qui botte en touche et renvoie la question à la « classe politique grecque » et aux « Européens ».

… et des autres

Les coups bas à destination de la gauche radicale, et en particulier de Syriza, sont cependant loin d’être le monopole du Monde. Une brève revue de presse montre que les travers dénoncés par Léaument dans son article sont récurrents dans le traitement médiatique de l’échec des présidentielles grecques et des enjeux des législatives anticipées. Ainsi pour Le Parisien, Syriza serait un parti« antieuropéen » (4)… quand bien même, note le quotidien dans un second article, son leader Alexis Tsipras « ne cesse d’affirmer que son parti est en faveur du maintien de la Grèce à la fois dans l’Union européenne et dans la zone euro » (5). Sans convaincre Le Parisien, semble-t-il… C’est que, pour le quotidien, comme c’est largement le cas dans le reste de la presse, les « Européens » ce sont les dirigeants européens, ceux de la Commission et de l’Allemagne en tête.
Le Figaro joue lui aussi peu ou prou la même partition que Le Monde avec le sens de la nuance qui est le sien. Jean-Jacques Mevel se désole ainsi, dans les colonnes du quotidien de Serge Dassault, que la Grèce puisse passer à l’ennemi : « Athènes pourrait être la première capitale du sud de l’UE à passer sous la coupe d’un mouvement populiste, Syriza, propulsé en tête par cinq ans d’austérité et de mécontentement » (6).
La correspondante multicarte Alexia Kefalas évoque quant à elle les critiques à l’égard de Syriza sur son « manque de programme politique et économique », ainsi que l’inquiétude des « créanciers du pays », de la Commission et de l’Allemagne qui « craignent, comme en 2012, que cette fragilité politique ne mène au chaos économique et ne déteigne sur toute la zone euro ». L’incertitude quant à la possible venue au pouvoir de Syriza aurait pour conséquence de faire fuir les touristes et investisseurs. La journaliste note d’ailleurs « une baisse du rythme des réservations effectivement constatée du côté des agents de voyage, hôteliers et autres professionnels du tourisme, ainsi que quelques annulations de séminaires ». Mais « personne ne veut, pour le moment, céder à la panique dans un pays où le tourisme est le deuxième pilier de l’économie ». Ouf…
Dans son édition du 30 décembre, Libération consacre une double page et deux articles aux élections anticipées en Grèce. Le premier, signé Maria Malagardis, est une synthèse informative et sans parti pris apparent, qui revient sur l’échec des élections présidentielles. Elle a notamment le mérite de rappeler, information qui n’apparait dans aucun des autres articles cités ici, la main tendue par Samaras aux députés d’extrême droite d’Aube dorée, dans la perspective de l’élection présidentielle.

« Une capacité de perturbation voire de nuisance »

Dans le second article de ce dossier, Jean Quatremer développe une des thèses du dossier du Monde sur les « extrêmes » en Europe : Syriza serait un tigre de papier, une « gauche radicale en voie de modération » pour reprendre le titre de son article. La formation politique serait devenue « plus raisonnable », anticipant les réactions des marchés et des institutions européennes.
Pour le correspondant de Libération à Bruxelles, « Syriza n’est plus le parti radical qui, en 2010, voulait sortir de l’euro ». Sauf que Syriza n’a jamais porté dans son programme la sortie de l’euro. Quatremer note par ailleurs que la formation souhaiterait désormais« négocier un allégement de la charge de la dette avec les autorités européennes » plutôt qu’une suspension unilatérale du paiement de la dette. « Une demande qui n’a rien de révolutionnaire, Antónis Samarás ne disant pas autre chose », commente Quatremer. Les revendications de Syriza seraient-elles équivalentes à celles de la droite grecque ? On se permet d’en douter. D’autant que Syriza n’exclut pas la suspension de paiement, si l’on en croit les propos récents d’un responsable du parti (7).
L’analyse contestable de Jean Quatremer est largement reprise dans le dossier de Libération consacré, lundi 5 janvier, au « Printemps de la gauche rouge » en Europe du Sud. Cette « révolte colorée d’un rouge vif mâtiné de vert se lève au sud » a le « verbe radical »notent Luc Peillon et Marc Semo… mais « il y a un grand écart entre leur rhétorique et leur programme » selon Marc Lazar, seul « expert » commandité par le quotidien. L’historien étale sur toute une page une « analyse » à charge : les propositions keynésiennes de Syriza et de Podemos seraient anachroniques, renverraient aux positions des années 1960 d’une « gauche réformiste en Europe, qui estime aujourd’hui ce modèle non viable dans un monde toujours plus globalisé ». La gauche radicale « a une capacité de perturbation voire de nuisance pour le reste de la gauche » mais, à part en Espagne et en Grèce, « pas la possibilité de devenir conquérante et hégémonique. » De l’art de dresser des cordons sanitaires… Au cas où le message ne serait pas assez clair, la page opposée revient sur les errements de la gauche radicale en France, en contraste aux succès de Syriza et de Podemos.

L’« expertise » de Marc Lazar inspire vraisemblablement l’éditorial de Laurent Joffrin, qui louvoie entre critique de l’austérité« excessive » et rejet des « médications keynésiennes de la gauche des Trente Glorieuses ». Il faudrait « essayer autre chose ». Mais quoi ? Mystère. Joffrin se contente d’appeler Syriza et Podemos à cesser de « lancer des anathèmes » et « endosser les responsabilités de la gestion ». La Grèce et l’Espagne seraient les « laboratoires d’un nouveau compromis social », qui ressemblerait étrangement… à un réformisme social-démocrate new-look. C’est aussi la thèse que suggèrent Luc Peillon et Marc Semo : sous des allures radicales, Podemos et Syriza auraient revu l’ambition de leurs programmes à la baisse et seraient de possibles substituts à un « réformisme » (celui de Tony Blair et de François Hollande) qui « passe mal dans les pays mis en coupe réglée par la troïka (Commission, FMI et BCE) ». Qui passe mal ? L’art de l’euphémisme…
L’analyse de Libération semble partagée par Les Echos, qui voit dans Syriza un « épouvantail », un parti « fragile » aux portes du pouvoir, qui aurait évolué vers une forme de « pragmatisme » en matière d’économie et de relations avec l’Union européenne. Une démonstration néanmoins indigente en comparaison de l’analyse plus fouillée publiée par La Tribune, qui en prend le contrepied. Le quotidien économique évoque la véritable rupture qu’entrainerait l’application du programme de Syriza, et les tenants et aboutissants d’un possible bras de fer entre l’Union européenne et une coalition gouvernementale menée par la formation grecque.
On serait tentés, à ce stade, de consulter l’avis éclairé des tauliers deL’Express et du Point. Pour rappel, le premier, Christophe Barbier, envisageait en 2012 la « mise sous tutelle » de la Grèce par l’Union européenne ; tandis que Franz-Olivier Giesbert considérait, facétieux, de « rendre la Grèce à la Turquie » pour en finir avec les solutions « débiles et ridicules » de Syriza (8). Las – vacances obligent ? – il faudra se contenter de publications ponctuelles sur les sites des deux hebdomadaires. À noter, par exemple, ce sondage en ligne évocateur sur le site du Point : « Avez-vous peur que la crise en Grèce gagne le reste de l’UE ? » Ou encore cette publication au titre mystérieux sur le site de L’Express : « Syriza : Jean-Luc Mélenchon applaudit la Grèce, Marine Le Pen aussi ».

Une manière plus ou moins subtile de rejouer le thème de l’équivalence des extrêmes… reprise avec non moins de subtilité par le correspondant de Libération à Bruxelles sur son compte Twitter :

… ainsi que par le Huffington Post, comme le note Antoine Léaument sur son blog :

***

Ce tour de piste des réactions médiatiques à l’annonce des élections anticipées en Grèce n’a pas vocation à être exhaustif. Il aurait néanmoins été intéressant de rendre compte du traitement de l’information par les chaînes de télévision en continu. En témoignent les titres évocateurs de deux articles publiés sur le site de la chaîne BFM Business : « Élections grecques : faut-il avoir peur du parti Syriza ? » ; « Grèce : jusqu’où peut aller la menace Syriza ? ».
Il ne nous a pas non plus été possible de rendre compte du traitement par les grandes chaînes de radio. Des indices semblent pourtant indiquer que l’on y retrouve les mêmes biais que dans la presse, avec notamment l’absence de point de vue critique sur les propos des dirigeants européens (les « Européens ») sur France Inter ou des économistes dominants sur RFI.
Enfin, il faut noter que les biais en question ne concernent pas l’ensemble de la production de la presse. Certains articles proposent des analyses sans caricature, comme ceux de La Tribune ou de Maria Malagardis dans Libération, citées précédemment ; ou encore l’article de « décryptage » sur Syriza d’Elisa Perrigueur sur Lemonde.fr.
Ces productions semblent néanmoins noyées dans l’océan d’une vulgate, volontiers manichéenne, où tout ce qui s’éloigne de l’extrême-centre et contredit les vues des « Européens » (ou des marchés) serait suspect et relèverait soit d’une radicalité illusoire, soit d’un extrémisme anti-européen, dangereux comme une maladie contagieuse… À se demander si, pour certaines chefferies éditoriales qui se gargarisent par ailleurs du rôle démocratique de la presse, la démocratie ne serait pas, elle-même, devenue suspecte.
Source : Frédéric Lemaire, pour Acrimed, le 7 janvier 2015.

Notes

(1) Quelques chiffres sur les conséquences de l’austérité en Grèce ici.
(2) Pour plus de détails sur la terminologie médiatique de la « vulgate de l’austérité », lire« Misère de l’information sur l’Europe des mobilisations sociales ».
(3) Comme le rappelle un article de Libération
(4) http://www.leparisien.fr/internatio…
(5) http://www.leparisien.fr/internatio…
(6) http://www.lefigaro.fr/internationa…
(7) http://www.leparisien.fr/flash-actu…
(8) http://www.acrimed.org/article3853.html

Grèce : les rodomontades d’Éric Le Boucher contre Syriza

Dans un article paru le 22 février sur le site Slate.fr, Éric Le Boucher, qui est aussi le directeur de la rédaction d’Enjeux-Les Échos et une vieille connaissance d’Acrimed(1), fait part de ses observations sur l’accord imposé par ses créanciers internationaux au gouvernement grec dirigé par Syriza – et sur l’échec de ce dernier à obtenir des concessions plus importantes et plus conformes à son programme. Qu’Éric Le Boucher jubile devant ce qu’il appelle « La capitulation grecque » (c’est le titre de l’article), cela n’est guère surprenant et c’est son droit le plus strict. Encore faudrait-il que ses opinions, plus que ses analyses, soient un tant soit peu étayées… Or force est de constater que si en termes d’invectives la coupe est pleine, le compte en arguments économiques et politiques est loin d’y être. Petite explication (consternée) de texte.

Journalisme économique ou guérilla idéologique ?

Dès le chapeau introductif du papier, Le Boucher passe à l’attaque, sans nuance :
« Contrairement aux rodomontades, le gouvernement grec a fini par accepter les conditions de la troïka. Une dure leçon pour les populistes d’extrême gauche comme d’extrême droite. »
On ne sait pas trop ici à quoi renvoie le terme de « rodomontades »… Le Boucher cherche-t-il plutôt à disqualifier le programme de Syriza, les premières annonces du nouveau gouvernement ou certaines déclarations d’Alexis Tsipras ou d’autres ministres ? Visiblement, en tout cas, pour ce grand journaliste, le fait même de discuter, de critiquer et de contredire les recommandations de la troïka est en soi une provocation. Dans la deuxième phrase, deuxième malveillance à l’égard de Syriza, tout aussi floue et gratuite. Le Boucher en appelle en effet à un procédé vieux comme la paresse intellectuelle et le journalisme à gages : le qualificatif de « populiste » lui permet de mettre dans le même sac et sans autre forme de procès « extrême gauche » et « extrême droite ».
Un début en fanfare, donc, n’ayant rien à voir avec du journalisme économique, mais tout avec des techniques sommaires de guérilla idéologique, et que surpasse encore la suite de l’article, qui puise aux meilleures sources :
« Le quotidien allemand Bild raconte cette histoire inouïe. Le gouvernement grec a envoyé une lettre à Bruxelles, jeudi 19 février, qui énumérait ses nouvelles propositions dans la difficile négociation avec ses partenaires, la Commission européenne, la Banque centrale européenne et le FMI. La fameuse troïka dont le gouvernement grec ne voulait plus entendre parler ! Une lettre de capitulation sous conditions : Athènes accepte de se plier à l’intégralité de ce que demandent la troïka mais que c’est provisoire, il y aura « des inflexions à venir ». L’Allemagne sitôt cette missive connue a répondu sèchement : c’est « nein ». Encore du flou cet « à venir ». Berlin ne signera qu’un accord ultra-précis. Le ministre des finances Wolfgang Schaüble, insulté par son homologue grec, Yanis Varoufakis qu’il ne supporte plus, campe alors sur une position inflexible. La Grèce doit revenir à la situation d’avant l’élection législative, au programme d’aide signé par son prédécesseur. Point. Et c’est l’accord qui a été finalement conclu vendredi 20 février en dépit des tentatives de communication d’Athènes pour sauver la face.
La faute de la Poste !
Bild raconte que les Grecs, gênés par ce nouveau renvoi dans les cordes par l’Allemagne, ont alors expliqué que la lettre envoyée n’était… pas la bonne, qu’il y avait eu une erreur de courrier, et qu’une nouvelle lettre, la bonne, plus conforme aux demandes allemandes, venait de partir ! La faute de la Poste ! Un véritable enfantillage qu’on peine à croire. »
On s’étonnera d’abord que Le Boucher, ce « grand analyste économique », en principe aussi clairvoyant que bien informé, s’en remette à Bild pour rendre compte des négociations entre le gouvernement grec et ses bailleurs. En effet, Bild, est plutôt connu pour sa couverture du football, sa grande photo quotidienne de jeune femme dénudée et son nationalisme échevelé que pour la rigueur de son traitement des questions européennes et des politiques économiques. Choix d’autant plus étonnant que l’anecdote qui nous est livrée par le truchement de Le Boucher est tout bonnement ridicule. D’ailleurs, Le Boucher signale par la suite que Varoufakis démentira cette histoire grotesque d’erreur de courrier…
Surtout, que la diplomatie et l’économie sont simples lorsqu’elles sont expliquées par Bild et Le Boucher : oubliées les semaines d’allers et retours entre Athènes et Bruxelles depuis la victoire de Syriza le 25 janvier, oubliés la BCE, le FMI, la Commission et les 25 autres pays européens, tout se serait joué les 19 et 20 janvier dans des échanges de courriers entre les ministres des finances allemand et grec – qui s’insulteraient et ne se supporteraient plus – l’inflexibilité du premier contraignant le second à une reddition pure et simple. Un point de vue très « germano-centré » qui, aussi puissante soit l’Allemagne, occulte les positions et le rôle joué par les autres institutions et pays européens, qui fait fi des assouplissements obtenus qui permettront au gouvernement grec quelques mesures sociales d’urgence, et qui ignore ce qui reste à discuter lors des négociations à venir, puisque l’accord signé ne vaut que pour les quatre prochains mois.
Mais peu importe. Ce qui compte pour Le Boucher c’est l’affrontement entre l’Allemand, inflexible car insulté, et le Grec, puni car arrogant et inconvenant :
« Mais cette histoire, fausse ou véridique, dit deux choses : ce qui est devenue l’hystérie allemande contre les Grecs de Syriza, à force d’avoir été insultés, constamment comparés aux nazis, et appelés « à payer », toujours « à payer » pour un pays qui triche en permanence et qui continue de filouter avec les disciplines européennes. J’avais vu cette colère monter en Allemagne mais je n’imaginais pas qu’elle avait atteint ce niveau. Dans une Union, il ne faut insulter aucun de ses partenaires. Les Grecs le paient cher. »

L’ « amateurisme » et la « naïveté » de Syriza

Sur quoi repose cette petite leçon de bonne mœurs totalement gratuite ? Quand un responsable de Syriza a-t-il insulté un dirigeant allemand ou l’a-t-il « comparé aux nazis » ? En quoi la Grèce continue-t-elle à « filouter » avec les disciplines européennes ? Tout ceci, Le Boucher ne le dit pas, mais il embraye sur un procès en « impréparation », en « naïveté » et en « amateurisme » de Syriza :
« La deuxième leçon vient de l’incroyable impréparation de Syriza. Ce parti populiste prétendait gouverner son pays sur une ligne opposée à celle de ses prédécesseurs depuis le début de la crise des dettes en 2010. Il croyait détenir la voie d’une solution par la croissance, malgré les engagements européens signés, malgré la situation de dépendance financière et budgétaire du pays. Il croyait que le peuple grec ayant voté, tous les autres peuples européens, soit allaient se soulever pour les rejoindre, soit allaient accepter le nouveau programme du valeureux gouvernement Tsipras.
Naïveté et amateurisme
C’était une naïveté complète, une méconnaissance totale des lois européennes, une erreur grave sur le rapport de force et, surtout, il faut insister sur ce point : une prétention qu’il y a une voie, « un autre chemin », une autre politique, bien meilleure, bien moins douloureuse, facile même. Laquelle ? « Il suffit de refuser l’austérité », il faut tout simplement revenir en arrière, augmenter les salaires et les retraites, réembaucher les fonctionnaires, pratiquer une politique de relance tout azimut. »
Ce que Le Boucher qualifie d’« impréparation », d’« amateurisme » et de « naïveté » est donc le simple fait pour Syriza d’avoir fait campagne et de s’être fait élire sur un programme proposant une voie alternative à l’austérité, ou tout au moins, permettant d’en réduire les effets les plus mortifères – et en aucun cas de « tout simplement revenir en arrière ». Ainsi, pour Le Boucher, la démocratie doit s’arrêter là où commencent les exigences des institutions financières internationales (et de l’Allemagne) – au-delà c’est du populisme et de la naïveté. Quant à savoir si les dirigeants de Syriza ont jamais cru qu’il leur serait aisé de le faire accepter et de le mettre en œuvre dans l’Europe telle qu’elle est, c’est évidemment une libre interprétation supplémentaire de Le Boucher dont il est permis de se demander si elle est simplement plausible…
À ce moment de sa « démonstration », Le Boucher semble en rabattre sur son intransigeance toute germanique :
« Le malheur vient non pas du constat. Il n’est pas faux le constat, du moins en apparence : l’austérité en Grèce a été trop forte, elle a provoqué une récession qui a fait dériver le pays de tous les objectifs budgétaires. […] Donc en effet la balance n’est pas favorable à la solution de l’austérité, beaucoup le reconnaissent aux Etats-Unis et en Europe. Il faut chercher à marier rigueur et croissance. »
Mais c’était pour mieux en revenir à ses vitupérations insultantes contre les nouveaux dirigeants grecs :
« A partir de là, Alexis Tsipras a cru que c’était joué, les partenaires allaient faire pression sur Berlin et le programme de relance allait être accepté. Mais tout s’est écroulé par impréparation et prétention.
Le ministre des finances grec, Yanis Varoufakis, a passé son temps à faire le gros malin dans les réunions, sur les TV et sur les réseaux sociaux, sans avoir de programme précis, concret, qui sache jouer finement avec les engagements passés, et qui soit acceptable. Il n’a cessé de passer d’un plan vague à un plan impossible jusqu’à la filouterie de derrière minute de l’erreur de la poste ! (qu’il a démentie). »
C’est entendu, si la troïka n’a consenti à desserrer qu’à la marge le garrot de l’austérité qui étrangle le peuple grec depuis 2010, c’est du seul fait de la nullité et de l’arrogance de Tsipras et de Varoufakis… Le premier ayant toutefois, des circonstances atténuantes ; en effet, Le Boucher, toujours perspicace, a débusqué les vrais coupables :
« Imposture
Son pays paie aujourd’hui très fort ses fanfaronnades et sa totale incompétence. Mais ce n’est pas un hasard. Les populistes font appel à des économistes de la marge, qui se disent alternatifs. Tous ne sont pas sans intérêt bien entendu. Mais beaucoup sont dans l’illusion d’un « savoir ». Ceux d’hier, ânonnaient un prêchi prêcha néo-marxiste de base. Ceux d’aujourd’hui ont compris qu’il fallait afficher des connaissances sur la grande réalité contemporaine, celle qui compte : la finance. L’économie est devenue une science de créativité. Ils balancent des propositions obscures : des obligations gagées sur la croissance, par exemple. On n’y comprend rien mais çà en jette. Yanis Varoukakis est de ceux là, de ces gourous imposteurs qui passent de fac en fac, qui ont des blogs à succès pour les alternatifs en mal d’une autre politique. […]Yanis Varoufakis a dû empapahouter Alexis Tsipras et les autres chefs de Syriza, exactement comme les mathématiciens traders inventent des produits toxiques pour les vendre à leur direction. Des mirages, des fausses solutions, des idées aussi savantes que creuses. […]La Grèce n’avait pas perdu d’avance. Elle aurait pu obtenir un assouplissement substantiel de son programme d’aide. L’Allemagne aurait pu, une nouvelle fois, accepter beaucoup de ce qu’elle rejette au départ. Mais sa chance a été gâchée par arrogance et méconnaissance. »
En résumé, ce seraient donc les économistes hétérodoxes qui seraient la cause de l’échec du gouvernement grec à obtenir davantage de ses créanciers : ces « gourous imposteurs » qui seraient « dans l’illusion d’un savoir », « balancent des propositions obscures », qui « en jettent » mais auxquelles « on [Le Boucher en tout cas] ne comprend rien », et auraient « empapahout[é] Alexis Tsipras et les autres chefs de Syriza, exactement comme les mathématiciens traders inventent des produits toxiques pour les vendre à leur direction »… Ouf !
On ne reviendra pas sur chacune des nombreuses absurdités et incohérences de ce passage. On se contentera de regretter qu’Éric Le Boucher, qui affirme qu’un meilleur accord était négociable, n’ait pas encore distillé ses conseils aux autorités grecques ! À moins que l’imposture ne soit pas du côté où Le Boucher croit la voir, et qu’il n’ait rien d’autre à proposer que sa propre morgue nourrie de fanatisme de marché…
On épargnera enfin au lecteur le paragraphe intitulé « Une capitulation par étape » dans lequel Le Boucher égrène les renoncements supposés ou réels de Syriza avec la délectation sadique d’un enfant arrachant une par une les pattes d’une araignée… On ne s’attardera pas non plus sur la conclusion qui se contente de reprendre l’équation insoluble posée dans le corps de l’article et qui se confond avec la posture de demi-habile de l’auteur : 1. Le Boucher est un humaniste et un démocrate – il y a trop d’austérité en Grèce, il y a des alternatives à cette politique ; 2. Le Boucher est responsable – les efforts ne sont pas évitables, les mesures proposées avec suffisance par Syriza, comme par tous les « populistes », sont irréalistes, il faut donc laisser faire les pragmatiques pleins d’humilité qui détiennent le vrai « savoir » économique ; 3. Le Boucher, a le sens de la morale civique – c’est une leçon que les électeurs de toute l’Europe devraient retenir avant de voter n’importe comment.
Et déception là encore : Le Boucher n’avait pas gardé pour la fin ses propositions miracles qui auraient permis d’aller plus loin que ce qu’a obtenu le gouvernement emmené par Alexis Tsipras, tout en satisfaisant « les Allemands »…
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Voilà donc la production ordinaire de la crème des journalistes économiques… Un article dont l’objectif principal est de couvrir de ridicule le gouvernement dirigé par Syriza. La liste des termes employés pour définir la stratégie, l’attitude et l’action des ministres est éloquente : « rodomontades », « enfantillages », « filouterie », « ânonner », « prêchi-prêcha », « naïveté complète », « empapahouter », « gros malin », « fanfaronnades », « arrogance », « méconnaissance », « amateurisme », « incompétence », « imposture », « magie », et bien sûr « populiste ».

En revanche, cet article ne contient aucune donnée factuelle et précise sur les demandes initiales des Grecs, sur le contenu des négociations et sur leurs résultats, sur les rapports de force au sein du conseil européen ou entre les institutions composant la troïka, et encore moins sur les échéances à venir, leurs enjeux, etc… Un journalisme de pur commentaire, ou plutôt, en l’occurrence, d’élucubrations et de vociférations, tant le propos est outrancier et peu ou mal informé.
Source : Blaise Magnin, pour Acrimed, le 28 février 2015.
(1) Notamment quand il sévissait au Monde : voir la rubrique consacrée à ses exploits.