À sanctions stupides, collaboration indispensable
Les sanctions imposées par les États-Unis d’Amérique, le Canada et la plupart des pays occidentaux à la Russie suite au conflit en Ukraine ont coûté et continuent de coûter cher à bien des pays concernés, notamment en Europe occidentale. C’est le cas de la France, bien entendu, mais aussi de l’Espagne, qui en a pris conscience dès l’année 2014. Le secteur de l’agriculture et celui du tourisme exprimaient alors leur inquiétude face à cette politique économique qu’ils jugeaient contre-productive et contraire aux intérêts nationaux les plus élémentaires. Ils avaient aussi rappelé que les liens entre Madrid et Moscou sont, d’un point de vue commercial, bien plus importants que ce que les médias français peuvent laisser croire dans leur discours habituel.
Un article publié le 2 juin 2015 sur le site du journal conservateur et monarchiste ABC par Rafael M. Mañueco réaffirme cette intensité des échanges économiques et technologiques entre les deux nations mais également, en creux, la nécessité absolue d’une collaboration dans de nombreux domaines entre l’Espagne et la Russie. Cet article, intitulé « El Talgo empieza a circular en Rusia » (« Le Talgo commence à circuler en Russie »), nous fait découvrir un aspect de ces échanges que les Européens méconnaissent souvent : la collaboration en matière industrielle, concrètement dans son volet ferroviaire. Très en pointe dans le domaine, notamment concernant la grande vitesse, l’Espagne a dû s’adapter à un système particulier puisque l’écartement des voies de chemin de fer en péninsule ibérique (ancho ibérico) est de 1 668 millimètres, soit 233 de plus que dans le reste de l’Europe occidentale, central et orientale, à quelques exceptions près. Il s’agissait, lors de la conception initiale du réseau ferroviaire espagnol, de permettre aux trains de circuler à une vitesse convenable sans risquer des déraillements et autres accidents du fait de l’orographie complexe de ce pays.
L’entreprise Talgo, fondée en 1942 et dont le siège se trouve dans la banlieue madrilène, a breveté dès les années 40 un système de convois ferroviaires dont la largeur d’essieu était adaptable et qui peut aujourd’hui circuler jusqu’à 380 kilomètres par heure. Cette technologie, qui porte elle aussi le nom de Talgo (acronyme pour « Train articulé léger Goicoechea Oriol », en référence au nom de ses deux concepteurs), a révolutionné le transport ferroviaire international. Elle a également très tôt attiré l’attention de la Russie, puisque l’essentiel des anciens pays de l’URSS, mais aussi la Mongolie, circulent avec une largeur de voie particulière (1 524 millimètres), qui ne correspond pas non plus à la largeur utilisée par la majorité de leurs partenaires commerciaux, situés en Europe occidentale et centrale.
C’est ce que rappelle cet article, qui explique ainsi que la Russie était à la recherche, dès les années 90, de trains adaptables capables de circuler dans les conditions critiques de l’hiver russe. En 1996, après plusieurs années de contact, un premier test avait été réalisé entre Moscou et Saint-Pétersbourg avec un Talgo, mais il aura fallu quinze années supplémentaires pour que les négociations aboutissent à du concret. En 2013, un partenariat a été signé entre l’entreprise espagnole et l’Institut ferroviaire russe pour lancer un train de ce type sur place. Finalement, la Compagnie des Chemins de Fer russes (RZD) a mis en circulation un Talgo de conception et de fabrication espagnoles le 1er juin entre la gare moscovite de Koursk et la ville de Nijni Novgorod, peuplée de plus d’un million d’habitants et située sur la Volga, à environ 440 kilomètres à l’Est de la capitale. La vitesse maximale offre toute satisfaction aux autorités et usagers russes puisque le train atteint, selon le président de RZD, Vladimir Yakounine, près de 200 kilomètres par heure, soit une amélioration substantielle du système précédent. Le temps de parcours de cette ligne, baptisée « Martinet », est ainsi réduit à 3h35 (environ 30% de temps gagné par rapport aux anciennes rames).
C’est en 2011, lors d’une rencontre au Forum économique international de Saint-Pétersbourg, qu’a été signé le contrat définitif entre l’Espagne et la Russie pour une valeur de 100 millions d’euros (soit 140 voitures). Les autorités espagnoles se sont bien gardées, contrairement à la France avec les navires de la classe Mistral, de suspendre la livraison de ces trains Talgo, car l’entreprise, déjà implantée dans plusieurs pays en dehors de l’Espagne (Allemagne, Portugal, Arabie saoudite, Bosnie-Herzégovine, États-Unis d’Amérique, Kazakhstan et Ouzbékistan) veut faire de la Russie l’une des meilleures vitrines de son savoir-faire et, au-delà, de l’industrie ferroviaire espagnole. C’est aussi une façon de pérenniser l’emploi et le carnet de commandes pour cette firme dont le chiffre d’affaires est en hausse malgré la crise. Pour la Russie, l’acquisition de trains dotés d’une telle technologie est également vitale puisqu’elle doit lui permettre, à termes, de rallier Moscou à Berlin sans passer par de coûteux changements de rames.
Le président directeur général de Talgo, Carlos Palacio Oriol, peut ainsi se réjouir en affirmant qu’il s’agit d’une « journée importante pour l’industrie et la technologie espagnoles » et en soulignant le rôle capital que le roi Juan Carlos, proche de Vladimir Poutine, a joué dans la conclusion de ce contrat. Il rappelle par la même occasion que les sanctions à l’égard de la Russie sont stupides et que la collaboration avec ce pays est indispensable.
Nicolas KLEIN – News360x