Europe : les emplois virtuels et le contrôle social (Counterpunch)
Bill
BLUNDEN
Alors que l’économie en Europe périclite, le New York Times rapporte
que les millions de chômeurs de la zone Euro se consolent en participant à une
curieuse économie parallèle peuplée de milliers de fausses entreprises qu’on
appelle des « entreprises d’entraînement ». Cet univers alternatif ne produit
pas de biens ni de services concrets, mais il offre aux personnes des postes non
rémunérés qui leur donnent un cadre, une structure et un sentiment
d’intégration. Le fait de participer à ce marché du travail bidon apporte,
certes, un certain soulagement à un niveau superficiel, mais quand on sait où
regarder, on voit clairement qu’il s’agit de contrôle social.
Conçue après la seconde guerre mondiale pour offrir une formation
professionnelle, cette simulation commerciale à grande échelle a actuellement
pour objectif de résoudre le problème du chômage de longue durée dont souffrent
plus de la moitié de ceux qui sont actuellement sans emploi dans l’UE. L’idée de
base est d’empêcher les gens rejetés par le marché du travail de se sentir
isolés et de déprimer, en leur donnant un endroit où ils peuvent au moins faire
comme s’ils avaient un emploi normal.
Le fait d’avoir une routine familière et des habitudes est réconfortant. Si
vous ne parvenez pas à gratter quelques miettes pour survivre grâce à un contrat
travail temporaire sous-payé dans le monde réel, vous pouvez toujours sauver les
apparences en travaillant pour un employeur qui fait semblant de vous payer
pendant que votre estomac crie famine. L’article du Times décrit, entre
autres, une scène digne de la doublepensée d’Orwell, où une femme demande à ses
collègues « Quelle est notre stratégie pour améliorer la
rentabilité ? »
On dirait Patricia Routledge s’écriant : C’est Bouquet, chère !
B-U-C-K-E-T !*
Bien que ses promoteurs soutiennent que ce vaste lieu de travail virtuel
augmente le professionnalisme et la confiance en soi, le fait est que cette
stratégie ne traite que les symptômes. La plupart des gens sans histoire se
mettent à poser des questions difficiles quand la catastrophe les frappe et que
le monde cesse de faire sens. En gardant les chômeurs occupés à s’entraîner
essentiellement à enfiler des perles, on les empêche de réfléchir à des choses
plus profondes et de remettre en question les principes de base de la société
dans laquelle ils vivent.
Barbara Ehrenreich, l’auteur de Nickel and dimed**, qualifie la
thérapie des faux emplois d’entraînement au déni :
"La nécessaire première étape, ainsi que le programme en 12 étapes l’indique,
est de surmonter le déni. La recherche d’emploi n’est pas un emploi ; la
reconversion n’est pas la panacée. On peut être plus pauvre qu’on ne l’a jamais
été et se sentir aussi plus libre – d’exprimer sa colère et son sentiment
d’urgence, de rêver et de créer, de rencontrer d’autres personnes pour
travailler avec elles à l’édification d’un monde meilleur ».
Des célébrités comme Oprah Winfrey prêchent l’évangile à courte-vue du
développement personnel, un récit qui prône le changement individuel, tout en
ignorant presque entièrement les problèmes institutionnels plus larges. Les
ploutocrates brament sentencieusement que « ma richesse est ma vertu » dans le
sillage de l’effondrement de 2008 et de nouveaux transferts d’une importance
sans précédent de richesse. Ils ont le culot de stigmatiser les victimes de
l’implosion économique consécutive du fait qu’elles sont au chômage et
préconisent une bonne cure d’austérité pour les guérir. Peu importe que les
milliardaires déplacent les poteaux des buts dans les coulisses ou que les gens
attentent à leur vie, comme le vieux grec, Dimitris Christoulas, qui a préféré
se suicider plutôt que de mourir de faim.
Face à la menace d’un soulèvement politique, la classe dirigeante préfère que
les chômeurs restent sagement sur le tapis roulant de l’emploi, le nez dans le
guidon, bien dans les clous. Parce que c’est le signe que les travailleurs
acquiescent tacitement au système politique, économique et sociale existant.
Autrement, le vulgum pecus pourraient en profiter pour s’organiser et
envisager des solutions de rechange. Pour la noblesse fortunée du 0,1%, cela
pourrait vraiment être dangereux.
Bill Blunden
Bill Blunden est un journaliste dont les domaines de
recherche actuels comprennent la sécurité de l’information, la protection des
données et l’analyse des institutions. Il est l’auteur de plusieurs livres, dont
« The Rootkit Arsenal » et « Behold a Pale Farce : Cyberwar, Threat Inflation,
and the Malware-Industrial Complex. » Bill est le principal enquêteur de Below
Gotham Labs.
Notes :
*Patricia Routledge incarne Hyacinth Bucket dans le feuilleton télévisuel
britannique « Keeping Up Appearances ». C’est une femme (autour de la
soixantaine) d’origine modeste et très commune. Son principal défaut est le
snobisme. Son désir d’appartenir à une classe sociale plus élevée l’amène à
céder à de nombreuses manies, dont celle d’être appelée "Bouquet" (Bucket, en
anglais signifie "seau" ou "tinette").
** « Nickel and Dimed : On (Not) Getting By in America » peut se traduire
par : Réduits à vivre avec 4 sous ou (ne pas) s’en sortir en Amérique.
Traduction : Dominique Muselet
URL de cet article 28749
http://www.legrandsoir.info/europe-les-emplois-virtuels-et-le-controle-social-counterpunch.html
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