Transparence ?
Mais à quoi servent les filiales fantômes que Total oublie de déclarer ?
Total a décidé de rendre publique pour la première fois une liste complète de ses 903 filiales dans le monde. Objectif : couper court aux critiques sur sa présence dans les paradis fiscaux, alors que l’entreprise ne s’acquitte pas de l’impôt sur les sociétés en France. Une opération transparence encore partielle : nous avons pu identifier une trentaine de filiales aux Pays-Bas absentes de cette liste officielle. Or ce pays, qui occupe une place privilégiée dans l’organisation internationale du groupe Total, est de plus en plus montré du doigt pour les avantages fiscaux et juridiques qu’il offre aux multinationales.
Total, la plus grosse entreprise française en terme de chiffre d’affaires, est la cible de critiques répétées en raison de la faiblesse de sa contribution fiscale en France. Trois ans durant, en 2010, 2012 et 2013, Total n’a pas versé d’impôt sur les sociétés dans le pays. L’entreprise a pourtant engrangé 15,8 milliards de dollars de bénéfices en 2012 (dont 43% ont été reversés sous forme dividendes), et à nouveau 14,3 milliards de en 2013 (dont 50% en dividendes). Une aberration apparente qui illustre les pratiques d’optimisation fiscale agressive auxquelles se livrent les multinationales, en localisant certaines filiales clé dans des juridictions secrètes ou des pays offrant divers avantages fiscaux.
Pour couper court aux critiques et « dissiper tout malentendu », Total décide, en mars 2015, de publier la liste complète de ses filiales consolidées – pas moins de 903 sociétés dans le monde. Son nouveau directeur général, Patrick Pouyanné, indique que l’entreprise se prépare à fermer neuf de ses filiales implantées dans des paradis fiscaux notoires, comme les Bermudes, les Bahamas ou les Caïmans. Total ne déclarait auparavant qu’environ 180 filiales.
Une opération transparence encore partielle
Un effort de transparence, nuancé par les associations spécialisées. Selon un rapport du CCFD Terre solidaire, une majorité des 50 plus grandes entreprises européennes et un peu moins de la moitié de celle du CAC 40 publiait déjà une liste intégrale de leurs filiales en 2013. L’opération transparence de Total demeure un geste à portée limitée, bien en deçà des exigences de transparence et de justice fiscale. Mais mieux vaut tard que jamais.
Problème : cette liste est également incomplète. Selon les informations issues de la base de données commerciale Orbis (gérée par l’entreprise d’information économique Bureau van Dijk) dont nous avons pu prendre connaissance, Total détient aux Pays-Bas une trentaine de filiales qu’elle n’a apparemment pas souhaité, ou pas daigné, inclure dans sa liste officielle (la liste de ces filiales « oubliées » figure ici, sur fond blanc, celles surlignées en jaune ont été déclarées par Total).
S’agit-il de filiales inactives ou d’activités abandonnées ? De filiales de filiales ? Dans la grande majorité des cas, il est impossible de répondre. La direction de Total, que nous avons contacté, s’y refuse également. La filiale « Total Tanap » est manifestement liée au projet de gazoduc trans-anatolien, dont la firme française s’est retirée fin 2013. Certaines filiales portent le nom de pays où Total n’a pas d’activités de production connues, ou bien où l’entreprise possède déjà d’autres filiales. Bref, de quoi alimenter encore davantage les questions sur la gestion financière du groupe et les limites de son « opération transparence ».
Un paradis fiscal au cœur de l’Europe ?
Le cas des Pays-Bas illustre bien les tensions et les enjeux qui entourent la notion de « paradis fiscal ». Contrairement à l’image d’Épinal qui n’envisage les paradis fiscaux que sous la forme d’îles exotiques éloignées, ceux-ci se nichent aussi au cœur même de l’Europe, sous la forme de règles avantageuses ou de dispositifs opaques destinés à attirer l’implantation de multinationales ou de certaines de leurs filiales. La Suisse ainsi que certains pays de l’Union européenne comme l’Irlande, le Luxembourg, les Pays-Bas ou la Belgique sont concernés [1] Ce dumping fical atteint aussi des pays comme le Royaume-Uni, et même la France (sur ces questions, lire notre entretien avec le journaliste belge Éric Walravens).
Total a adopté une conception minimaliste de ce qu’est un paradis fiscal en ne retenant que les Bermudes (15 filiales), les Bahamas (1 filiale) ou les Caïmans (3 filiales). Ce qui donne 19 filiales dans des paradis fiscaux, dont la moitié seront prochainement fermées, assure l’entreprise [2]. Qui des autres paradis fiscaux, au cœur même de l’Europe ? « La seule chose qui intéresse une entreprise comme Total, c’est le risque d’atteinte à sa réputation », note Jean Merckaert, cofondateur de la Plate-forme paradis fiscaux et judiciaires et rédacteur en chef de la Revue Projet. « Avoir des filiales aux Bermudes représentait un risque réputationnel suffisant pour que Total décide de les fermer. Au contraire de Pays-Bas, qui ne sont pas suffisamment identifiés comme un paradis fiscal par l’opinion publique. »
Il existe bien, pourtant, des listes officielles ou largement acceptées de paradis fiscaux. Celle des territoires non coopératifs établie par le Ministère des Finances français contient huit pays [3] Une liste du Fonds monétaire international en compte 26. La plus exigeante de ces listes, le Financial Secrecy Index de l’association internationale Tax Justice Network, énumère 82 territoires, parmi lesquels les Pays-Bas. Sur la base de cette liste, ce ne sont pas 19 filiales que détient Total dans les paradis fiscaux en 2014, mais 178, soit une filiale sur cinq.
Le pays aux 12 000 filiales fantômes
Pourquoi les Pays-Bas sont-ils considérés comme un paradis fiscal ? Le pays a mis en place un régime très favorable pour les multinationales, avec des taux réduits d’impôts sur une série de revenus, notamment les dividendes, les intérêts perçus, les royalties et les plus-values, associé à un grand nombre de conventions fiscales avec d’autres nations destinées à éviter une double imposition. De quoi encourager les grandes entreprises mondiales, y compris de nombreuses firmes françaises ((lire notre article), à y implanter, par exemple, des holdings destinées à acheminer des investissements vers d’autres pays. Ou encore des entités chargées de récolter les royalties liées à l’usage d’une marque. En France, ces holdings seraient imposées sur les bénéfices qui y sont réalisés, pas aux Pays-Bas...
Les Pays-Bas abriteraient aujourd’hui environ 12 000 « filiales fantômes » de multinationales, des coquilles vides juridiques créées uniquement à des fins fiscales. Le pays est l’un des leaders mondiaux en termes de flux d’investissements directs à l’étranger, mais plus de 80% de ces flux ne font qu’entrer et sortir. En juin 2014, la Commission européenne a lancé une enquête officielle sur les pratiques fiscales du Luxembourg, de l’Irlande, et des Pays-Bas et, en novembre de la même année, une enquête sur les arrangements fiscaux entre les Pays-Bas et Starbucks.
L’or noir angolais voyage virtuellement aux Bermudes
Le pays joue un rôle particulier dans l’organisation des opérations de Total en matière d’exploration et de production. L’activité stations-services est, par exemple, le plus souvent gérée par une filiale locale. Il en va autrement avec l’exploration de futurs gisements et la production pétrolière ou gazière : en Angola, d’où Total tire une partie non négligeable de son pétrole, l’exploitation de l’or noir est ainsi assurée par treize filiales, dont aucune n’est angolaise ! Huit sont enregistrées en France, deux aux Pays-Bas, deux aux Bermudes et une aux Bahamas. Il en va de même en Indonésie ou au Danemark – pour le gaz de schiste – où cette activité est assurée par une filiale française ou néerlandaise [4]
Le tableau suivant présente les pays où Total compte le plus de filiales et le nombre de ces filiales qui opèrent en fait dans d’autres États. La répartition géographique des entités juridiques du groupe Total semble bien différente de la réalité de ses opérations sur le terrain.
Pays | Nombre de filiales |
Nombre de filiales opérant dans d’autres pays
|
---|---|---|
France | 209 | 65 |
États-Unis | 181 | 1 |
Pays-Bas | 73 | 41 |
Royaume-Uni | 44 | 6 |
Chine | 27 | - |
Allemagne | 22 | - |
Afrique du Sud | 21 | - |
Espagne | 17 | - |
Bermudes | 15 | 7 |
Nigeria | 13 | - |
Malte | 12 | - |
Suisse | 11 | 1 |
Canada | 11 | - |
Mexique | 11 | - |
Toutes les filiales de Total aux Pays-Bas – ou dans d’autres pays de la liste du Tax Justice Network – n’y sont pas forcément implantées pour des raisons fiscales. La raison invoquée par Total pour expliquer cette forte présence aux Pays-Bas est que ce pays, contrairement à la France, permet l’établissement d’une comptabilité en dollars. Un argument qui ne convainc guère les associations. « Comment y croire quand on sait que la législation néerlandaise permet des montages fiscaux particulièrement avantageux pour les entreprises ? », ont réagi celles-ci.
Total attaque l’Ouganda à partir des Pays-Bas
Le passage par les Pays-Bas comporte un autre intérêt : c’est l’un des États qui a conclu le plus grand nombre de traités bilatéraux d’investissement. Ces traités offrent aux multinationales qui possèdent une ou plusieurs filiales aux Pays-Bas la possibilité de recourir aux mécanismes de protection des investisseurs, ces dispositifs controversés qui permettent à une grande entreprise d’attaquer un État adoptant une politique qui nuirait à ses activités (régulation environnementale, législation sur le travail...).
Un récent rapport de plusieurs ONG néerlandaises [5] estime que les Pays-Bas représentent 10% des recours en arbitrage international dans le cadre de traités bilatéraux d’investissement, en seconde position derrière les États-Unis. Les trois quarts de ces recours étaient le fait de « filiales fantômes » de multinationales, n’ayant qu’une existence formelle aux Pays-Bas. Total est directement concernée puisqu’elle vient d’initier un recours en arbitrage international contre le gouvernement de l’Ouganda, via une filiale néerlandaise, et en invoquant le traité bilatéral d’investissement conclu entre le pays africain et les Pays-Bas. Le différend est précisément de nature fiscale, Total estimant avoir droit à un crédit d’impôt sur ses opérations ougandaises, ce que conteste le gouvernement.
Les Pays-Bas, plaque tournante de l’optimisation fiscale
Ce litige avec l’Ouganda vient rappeler que la France n’est pas, loin de là, la seule victime potentielle des pratiques d’optimisation fiscale de multinationales comme Total. Selon les chiffres avancés par les ONG, les flux de capitaux illicites hors des pays du Sud représenteraient entre 600 et 800 milliards d’euros tous les ans, près de 10 fois le montant de l’aide au développement. Plus de 60% de ces flux relèveraient des stratégies d’optimisation fiscale des multinationales.
Concernant le montant de l’impôt versé en France, Total explique à ses détracteurs que ses activités dans le pays, en particulier le raffinage, étaient déficitaires [6]. Une affirmation assez difficile à vérifier en l’absence de transparence sur les flux financiers entre les filiales du groupe. Mais qui ne manque pas de surprendre de la part d’une entreprise dirigée depuis la France dont le chiffre d’affaires dépasse les 236 milliards d’euros. Dans les calculs financiers, la valeur ajoutée issue des savoirs, de l’expertise, de la propriété intellectuelle et de la maîtrise d’ouvrage de Total est-elle localisée en France, dans une ou plusieurs de ses 209 filiales dans le pays, et dans quelles proportions ? La répartition du chiffre d’affaires de Total correspond-elle effectivement à la répartition géographique de ses activités industrielles et de leur valeur ajoutée ? En l’absence d’une véritable transparence financière et fiscale, impossible de le savoir.
Depuis de nombreuses années, la société civile demande l’instauration d’une obligation de « reporting pays par pays » pour les multinationales. Ce rapport livrerait des informations financières détaillées sur chacune de leur implantation : chiffre d’affaires, bénéfices et nombre d’employés de chaque filiale. « Total avance l’excuse de la comptabilité en dollars pour justifier le grand nombre de ses filiales aux Pays-Bas. Le seul moyen de savoir si cela correspond à la réalité serait que Total mette en œuvre un reporting pays par pays », explique Lucie Watrinet, chargée de plaidoyer sur le financement du développement au CCFD-Terre Solidaire. « C’est cela qui démontrerait une réelle volonté de transparence de la part de Total. »
Suppressions d’emplois en France
Depuis deux ans, les établissements bancaires sont soumis à une telle obligation, mais ces nouvelles régulations ont encore des lacunes. « Les banques ont la possibilité de sortir certaines filiales du périmètre de consolidation de leurs comptes en invoquant des critères de ‘non-significativité’ qui sont largement à leur discrétion », poursuit Lucie Watrinet. Les entreprises concernées peuvent ainsi exclure certaines filiales de leur comptabilité – et de leurs obligations de transparence – au motif qu’elles ne seraient pas suffisamment significatives. Ce tour de passe-passe aurait par exemple permis à BNP Paribas de réduire de 40% le nombre de ses filiales dans les paradis fiscaux entre 2011 et 2012. Et c’est peut-être ce qui explique l’absence d’une trentaine de filiales de la liste officielle de Total.
Le nouveau directeur général de Total Patrick Pouyanné a annoncé que Total paierait l’impôt sur les sociétés au titre de l’exercice 2015. Une annonce hautement stratégique puisqu’elle s’inscrit dans le contexte du plan de restructuration du raffinage en France, qui va entraîner des suppressions d’emploi supplémentaires à La Mède, dans les Bouches-du-Rhône, après la fermeture de la raffinerie des Flandres en 2010. Le montant exact de l’impôt dont s’acquittera Total n’est pas encore connu. Quant à savoir si ce montant est juste et légitime, on en est encore loin.
Olivier Petitjean
—
Photo : Plateforme pétrolière en Mer du Nord / CC Stig Nygaard
Photo : Plateforme pétrolière en Mer du Nord / CC Stig Nygaard