Pays riche et vieillissant, adepte de l’austérité, cherche infirmier européen pauvre pour emploi au rabais
Avec une population vieillissante, l’Allemagne manque cruellement de main d’œuvre, en particulier pour travailler dans le secteur de la santé. Hôpitaux, cliniques, maisons de retraites et structures de soins à domicile recrutent massivement. Heureuse coïncidence : les agences de recrutement disposent d’un vivier d’infirmiers venus de l’est et du sud de l’Europe. Des personnels soignants souvent très qualifiés qui cherchent à échapper à l’austérité ou à la pauvreté. Mais entre des salaires bas, des contrats de travail aux clauses abusives et l’absence de droits sociaux, l’Allemagne n’est pas un eldorado. Loin de là.
« Nous ne pouvons pas vous offrir un pays de cocagne en Allemagne, parce que cela n’existe pas ! ». Cette phrase, aux allures de slogan hostile aux migrants, figure sur un avenant au contrat de travail. Un contrat que s’apprêtent de signer des infirmiers bulgares recrutés par une agence d’intérim allemande. Les futurs soignants sont prévenus : « En Allemagne, tout est tourné vers une société de la performance. Cela signifie que l’on doit fournir chaque jour 100 % de ses capacités », est-il inscrit en gras. Les autres clauses du contrat de travail ne sont guère plus avenantes. L’employé devra payer des sanctions financières de 3000 à 5000 euros s’il divulgue à un tiers ses conditions d’emploi et de formation, ou s’il rompt le contrat avant la première année de l’embauche. Cette « amende » sera immédiatement exigible et encaissée par une firme de recouvrement bulgare.
« Ces clauses sont nulles, elles n’ont pas de valeur légale », souligne pourtant Vladimir Bogoeski, conseiller auprès de la confédération syndicale allemande DGB (Deutscher Gewerkschaftsbund). Dans le cadre du projet européen d’aide aux travailleurs détachés, Fair Mobility, le syndicaliste accompagne quelques-uns de ces infirmiers embauchés par la firme d’intérim. « Les travailleurs m’ont dit qu’ils avaient dû signer les 15 pages de contrats sur place, sans avoir le temps de demander conseil. »
Recrutement dans toute l’Europe de l’est
Le système de santé allemand recrute depuis des années des personnels soignants venus d’Europe de l’est. Le phénomène prend une nouvelle ampleur avec le manque toujours plus criant de main d’œuvre dans le secteur. Selon les chiffres de l’agence pour l’emploi allemande, un poste d’infirmier reste vacant en moyenne 15 semaines, plus de trois mois et demi, avant de trouver preneur. Ce temps de vacance s’élève à plus de quatre mois pour un emploi dans une maison de retraite médicalisée. La situation devrait encore s’aggraver compte tenu de l’évolution démographique allemande [1]. Il manque entre 150 000 à 190 000 personnels de soin, infirmiers ou aide-soignants dans la prise en charge des personnes âgées. Dans ce contexte, certaines agences de recrutement sont peu scrupuleuses.
Dans son bureau de Berlin, Vladimir Bogoeski a reçu les premiers appels au secours d’une poignée d’infirmières bulgares, en début d’année. Il suit aujourd’hui deux groupes venus de Sofia, la capitale, et d’une ville de province, Vratsa. Des recrutements similaires seraient en cours en Roumanie. L’entreprise d’intérim allemande dispose d’antennes dans toute l’Europe de l’est, des pays baltes aux Carpates. Elle y démarche des infirmiers qualifiés, leur organise trois mois de cours d’allemand dans le pays d’origine, puis les envoie travailler en Allemagne sous contrat d’intérimaire. Le personnel soignant est, lui, séduit par des perspectives salariales alléchantes.
« C’est comme un esclavage financier »
« En Bulgarie, les salaires des infirmières sont misérables, entre 300 et 700 euros maximum », explique Valeri Bosukov. Lui travaille comme professeur d’allemand pour l’entreprise d’intérim. Pour y faire reconnaître leur qualification d’infirmier, les personnels migrants doivent au préalable attester d’une connaissance suffisante de l’allemand. Or, selon l’enseignant, « il est impossible d’arriver à ce niveau en trois mois sans connaissances préalables ». Pour ces cours, le futur employeur avance les frais, évalués à 1800 euros par personne pour trois mois. Mais la facture devra être remboursée par les employés, une fois leur contrat de travail signé : 150 euros retirés de leur salaire chaque mois pendant un an.
Pour suivre le cours de langue, les infirmières ont dû quitter leur emploi en Bulgarie. « Pendant ce temps, elles ne touchent rien, ajoute Valeri Bosukov. Elles devaient recevoir 10 euros par jours de dédommagement, mais cet argent n’arrive pas toujours. C’est comme un esclavage financier. » Si elles n’atteignent pas le niveau de langue requis, elles ne pourront pas travailler comme infirmières en Allemagne. Et devront soit rembourser les 1800 euros, soit émigrer malgré tout pour y travailler comme stagiaire le temps de passer le test de langue, ou comme aide-soignantes, pour un salaire horaire inférieur de 20%. Ces intérimaires seront aussi très mobiles : le contrat reste très vague sur le lieu possible de travail. Les employés peuvent être envoyés n’importe où en Allemagne, et dans n’importe quel type de structure, de l’hôpital à la maison de retraite.
Menaces de poursuites judiciaires et de sanctions financières
Dans ces conditions, aucun des infirmiers du groupe de Sofia, que suit Vladimir Bogoeski, n’a finalement pris l’avion pour l’Allemagne. Le syndicaliste a envoyé avec trois d’entre eux une lettre de démission. La réponse de l’entreprise ne s’est pas fait attendre. « Nous vous demandons de payer les coûts de la formation de langue à hauteur de 1800 euros d’ici le 15 février sur le compte suivant », écrit l’agence d’intérim dans un courrier fin janvier, en les menaçant de poursuites judiciaires et de sanctions financières. Le syndicaliste ne s’est pas laissé impressionné : « Nous allons demander des preuves du coût du cours », a-t-il menacé. L’entreprise s’est finalement rétractée. Reste que « les infirmières ont vraiment peur de ces amendes. Elles ont aussi peur ne serait-ce que d’appeler M. Bogoeski », raconte le professeur d’allemand Valeri Bosukov.
Sans les connaissances suffisantes en langue, sans la reconnaissance de leur diplôme, celles qui sont venues en Allemagne travaillent pour l’instant sous statut de stagiaires. « Sans véritable salaire, avec simplement un toit fourni par l’entreprise et de l’argent de poche pour se nourrir », précise Vladimir Bogoeski. « Elles ne savent pas du tout comment ça va continuer. Ce sont pourtant des infirmières qualifiées, avec beaucoup d’expérience, qui ont travaillé en réanimation, aux urgences, en neurologie ici en Bulgarie. Aujourd’hui, elles sont presque à la rue. Et n’ont pas de possibilités de continuer à apprendre l’allemand », déplore leur ancien enseignant. Être citoyen européen ne change pas grand chose à leur quotidien.
Des infirmières qualifiées bulgares, espagnoles ou grecques...
Les infirmiers migrants ne viennent pas que de l’est. Espagnols, Portugais et Grecs arrivent à leur tour pour travailler en Allemagne, poussés par l’austérité imposée au sud de l’Europe. Maria (le prénom a été changé) est portugaise. Diplômée en infirmerie dans son pays d’origine, elle a fait le choix d’émigrer, direction Berlin. Son premier employeur allemand la paie d’abord à temps partiel, au salaire d’une aide-soignante. Le cours de langue est financé par des fonds européens. Elle commence son premier emploi au sein d’une maison de retraite de Berlin. Quand elle s’aperçoit que son salaire est bien inférieur à ce qu’elle pourrait gagner ailleurs dans de meilleures conditions, elle démissionne. Son ancien employeur lui réclame alors le remboursement des frais engagés pendant son apprentissage d’allemand : des milliers d’euros à payer.
Ces pratiques apparues récemment sont mises en œuvre par des institutions privées qui recrutent directement du personnel à l’étranger, sans passer par des agences d’intérim. « Comme le secteur de la santé fait face à une pénurie de main d’œuvre, les salaires sont en général plutôt élevés pour les infirmiers en Allemagne », explique Kalle Kunkel, secrétaire général à la fédération syndicale allemande des services Verdi. Un infirmier peut ainsi gagner 13 à 15 euros bruts de l’heure. Mais le secteur ne dispose pas de convention collective valable pour tous. Seules les structures publiques en ont une. Les cliniques, maisons de retraite et services de soin privés peuvent donc proposer des salaires bien moindres aux infirmiers venus de l’étranger qui ne connaissent pas le niveau de rémunérations usuelles.
Un contrat de travail qui interdit de démissionner
Kalle Kunkel extrait d’un lourd dossier un contrat proposé par une entreprise de soins médiaux intensifs à domicile à un infirmier espagnol. L’entreprise emploie une centaine d’infirmiers étrangers, soit 5 % de ses effectifs. Le salaire est de 9,50 euros bruts de l’heure. « L’entreprise n’a pas de représentants du personnel, nous n’avons donc pas réussi à savoir combien étaient payés en moyenne les collègues allemands. Mais dans les contrats des infirmiers allemands que j’ai pu voir, les salaires commencent à 11 euros. »
L’entreprise se défend de toute discrimination et indique payer ses employés « selon leurs qualifications et expériences ». Mais refuse de fournir plus de précisions. « L’employeur peut toujours dire que les infirmiers étrangers ne parlent pas aussi bien l’allemand que les autres et que cela justifie une différence de salaire. Mais de son côté, la firme reçoit la même somme de la part de ses clients, souligne Kalle Kunkel. Avec la clause de leur contrat qui les oblige à rester dans leur poste pendant trois ans, impossible de démissionner si l’on trouve mieux ailleurs.
Du bloc opératoire à la promenade du chien
« Dans le cas contraire, ils doivent rembourser les coûts engagés pendant la durée du cours d’allemand », poursuit le syndicaliste. Les sommes réclamées varient de 6000 à 10 000 euros. Des montants dégressifs au fur et à mesure des mois de travail effectués. Selon le syndicat Verdi, au moins 300 infirmiers migrants se sont trouvés dans cette situation depuis 2013 dans la seule région de Berlin.
Le travail des infirmiers est souvent moins qualifié et plus dur physiquement en Allemagne que dans les pays d’origine des personnels européens. Il englobe des tâches comme les soins d’hygiène réalisés ailleurs par des aides-soignants. « Les infirmiers du reste de l’Europe ont souvent des compétences plus larges qu’en Allemagne. Mais il y a des domaines, comme les soins de bases, dans lesquels ils ont peu d’expérience pratique », indique ainsi le groupe allemand de cliniques privées Agaplesion, qui emploie 19 000 personnes dont plus de 700 infirmiers migrants. « Les collègues espagnols qui viennent travailler ici sont plus qualifiés que les Allemands. Nos conditions de travail ne correspondent pas à leur attentes », constate aussi Dietmar Erdmeier, de la confédération syndicale Verdi.
Pas de congés payés et rarement d’assurance-maladie
Certaines entreprises spécialisées dans le soin à domicile leur demande en outre d’effectuer des missions qui n’ont rien à voir avec le soin. « Ces infirmiers formés sont aussi traités comme des aides ménagères. On leur demande de tout faire, promener le chien, arroser les plantes, nettoyer les sols », rapporte Sylwia Timm, conseillère polonaise spécialisée dans les secteur du soin à la confédération syndicale DGB.
« L’une des infirmières polonaises que j’ai conseillée avait travaillé auparavant au bloc opératoire de l’hôpital universitaire de Varsovie. Et tout à coup, on lui demande ici de passer la serpillère ! Avec un contrat qui ne lui permet pas de démissionner ! » La situation est encore moins reluisante pour les employés à domicile, au service des seniors allemands. Selon la fédération syndicale des services Verdi, entre 115 000 et 300 000 migrants est-européens travaillent dans le soin à domicile aux personnes âgées en Allemagne. Ce sont en majorité des femmes qui ont entre 45 et 60 ans. Qui deviennent vite invisibles. « Elles disparaissent dès leur arrivée chez les particuliers qui les emploient », résume Sylwia Timm, qui suit les aides-soignantes polonaises.
« Aucun des gouvernements ne s’occupe d’elles »
Souvent payées en dessous du salaire minimum, « ces femmes effectuent toutes les tâches de soin et d’aide ménagère qu’on leur demande, mais n’ont droit ni à des congés payés, ni à des congés maladie, et pas toujours à une assurance maladie. Elles n’ont presque aucun droit. Elles ne sont pas représentées, pas organisées. Et que ce soit en Allemagne ou en Pologne, aucun des gouvernements ne s’occupe d’elles. » La multitude d’entreprises présente dans les soins à domicile et le recours au statut de travailleur détaché rendent encore plus difficile les contrôles.
Quant à ceux qui ont été recrutés par une agence d’intérim, beaucoup démissionnent malgré tout, en espérant que les employeurs n’iront pas jusqu’au tribunal pour obtenir les milliers d’euros réclamés. Parfois, ils trouvent des postes plus qualifiés et mieux payés. Comme Maria, qui a été embauchée à l’hôpital universitaire de Berlin. Sylwia Timm constate à regret : « Les infirmières étrangères n’ont pas toujours conscience de leur valeur sur le marché du travail allemand. Leurs employeurs le leur cachent bien. »
Rachel Knaebel
Photo d’illustration : CC Ministério da Saúde
Article publié en partenariat avec Hesamag, magazine consacré à la santé et à la sécurité au travail, publié en français et en anglais par l’Institut syndical européen. Pour se procurer la revue, cliquez ici.