vendredi 5 juin 2015

[Reprise] Comment soumettre la société de casino, par Warren Buffet (les crises

[Reprise] Comment soumettre la société de casino, par Warren Buffet

Vous pouvez télécharger cet excellent article de 1986 du milliardaire américain Warren Buffet au format pdf ici ; il a été repris dans la revue Commentaire (que je remercie).
Warren Buffet
Comme à chaque fois que l’opinion s’inquiète de la spéculation, la taxe sur les transactions financières revient à l’ordre du jour, et les gouvernements français et allemand paraissent cette fois désireux d’aboutir. Traitant le problème dans un article de 1986, Warren Buffett, le meilleur financier américain du dernier demi- siècle, y a apporté une solution originale : la taxation à 100 % des plus-values à moins d’un an. Chacun gagnera à juger son argumentation sur pièces. JEAN GATTY
« AUCUNE des maximes de la liquidité, à coup sûr, n’est plus antisociale que le fétichisme de la liquidité (9)… Les spéculateurs peuvent être inoffensifs, comme des bulles sur le lot régulier des affaires des entreprises. Mais la situation devient sérieuse lorsque les entreprises deviennent des bulles dans le tourbillon de la spéculation. Quand le développement du capital d’un pays devient un sous-produit des activités d’un casino, le travail risque d’être mal fait. »
Voilà ce que disait Keynes dans sa légendaire Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie de 1936. À l’époque, son avertissement parut donquichottesque : la sombre atmosphère du Wall Street d’après 1929 autorisait peu d’activités de type casino. Les milieux d’affaires s’occupaient des affaires, et les spéculateurs jouaient tout seuls (9) à leur jeu. Mais nous avons à présent fait un virage à 180 degrés. La pyrotechnie spéculative à Wall Street a des répercussions sur les entreprises américaines et sur la société. Et malheureusement le résultat réalise les pires craintes de Keynes.
En effet :
– Les hold-ups d’entreprises sont devenus courants. Le modus operandi est inélégant mais efficace. En général, le raider agresseur confronte la direction de l’entreprise agressée à la menace suivante : « De l’argent ou votre poste ! » Ce à quoi la direction répond d’habitude : « Voici, prenez le portefeuille de mon employeur » – c’est-à-dire celui de tous les actionnaires hors l’agresseur. Il n’est pas étonnant que l’agresseur et la direction de l’agressée trouvent cet arrangement acceptable. Mais il a souvent des retombées considérables et permanentes sur les affaires. Des bilans sains se retrouvent lourdement endettés et il faut souvent vendre certaines divisions pour financer le remboursement. Dans d’autres cas, la société agressée se précipite vers un « chevalier blanc ». De tels mariages dans l’instant causent souvent de grandes surprises aux deux parties. Il arrive même que l’entreprise agressée se suicide purement et simplement en se démembrant.
Une âme innocente pourrait penser qu’à la fois l’agresseur et la direction de l’agressée sont des objets de honte ou d’ostracisme pour l’aristocratie de Wall Street. Mais, au contraire, toute l’opération reçoit l’aide des banquiers d’affaires et des avocats de Wall Street les plus subtils ou, au moins, les mieux payés. S’il arrive que l’entreprise agressée soit mutilée, ses chèques sont toujours compensés. Et ces chèques sont élevés. Avocats et banquiers d’affaires sont tous deux payés pour bénir les procédures de remboursement. Les banquiers d’affaires se font souvent payer une seconde fois pour lever l’argent de la rançon, soit par un financement externe soit par la vente de divisions de l’entreprise.
Le maître chanteur à l’OPA ne manque pas non plus d’amis à Wall Street puisque ses maraudes nocturnes ultérieures aboutiront à coup sûr à des opérations occasionnant encore davantage d’honoraires. Quelques semaines de Sir James Goldsmith contre Goodyear ou de Ronald Perelman contre Gillette, pendant lesquelles ces joueurs recomposent continuellement le paysage des entreprises, rapportent des tonnes de lucre à la communauté de Wall Street. Opposez cela aux modestes sommes tirées d’années d’un conseil financier loyal à Potomac Electric ou à la Washington Post Company, qui opèrent avec succès mais sans faire de bruit. Qui courtiseriez-vous ?
– Il n’a pas échappé aux meilleurs et aux plus brillants éléments de notre jeunesse que, pour faire rapidement beaucoup d’argent dans les années 1980, il valait mieux créer des deals que créer des produits. Si un titulaire d’un MBA me demandait : « Comment puis-je m’enrichir rapidement ? », je ne répondrais pas avec quelques citations de Benjamin Franklin ou d’Horatio Alger, mais en me pinçant le nez d’une main et en montrant Wall Street de l’autre. Le rendement à court terme de Wall Street par point de QI et par erg de travail dépasse largement celui de General Motors, de General Electric ou de Sears. Ce qu’on a bien compris aujourd’hui sur les campus universitaires : Wall Street est devenu La Mecque d’un nombre démesuré de gens brillants et ambitieux.
– Insatisfait du volume astronomique des actions et obligations ordinaires, Wall Street a inventé des produits nouveaux et séduisants pour le casino. Vinrent d’abord les options. Elles furent suivies par des contrats à terme sur des instruments financiers réels, tels que les obligations d’État. Vinrent ensuite les contrats à terme sur des objets non réels, tels que les indices de marché. Enfin, continuant à chercher un jeu toujours plus excitant et plus volatile, Wall Street a créé des options sur des valeurs futures d’indices. Comme on pouvait s’y attendre, ces options ont eu beaucoup de succès. Alors que le turnover des actions est normalement calculé sur une base annuelle, celui de certains de ces nouveaux instruments ésotériques est compris entre 25 et 50 % par jour.
On s’en doute, les courtiers aiment que leurs clients soient hyperactifs : le revenu de Wall Street dépend de la fréquence à laquelle la prescription change, et non de l’efficacité du remède. Mais ce qui est bon pour le croupier, qui prend son pourcentage sur chaque transaction, est un poison pour le client. Investisseur changé en spéculateur, celui-ci subit le même genre d’effets financiers négatifs que celui qui pariait une fois par an au Kentucky Derby et qui se met à parier chaque jour à toutes les courses.
Wall Street aime qualifier d’activité sophistiquée, favorable à la société et facilitant l’ajustement d’une économie complexe, cette prolifération frénétique de jeux financiers. J’ai moi-même profité d’un certain nombre de transactions de court terme et je peux comprendre le désir des gens de Wall Street d’associer ces activités à une philosophie aux aspirations élevées. Leur préférée est sans conteste la main invisible d’Adam Smith. On se souviendra qu’une main bienveillante devait infailliblement diriger toutes les actions des capitalistes – y compris celles initialement motivées par l’avidité individuelle – vers un résultat social vertueux. Mais la vérité est à l’opposé : les transactions de court terme sont comme des coups de pied invisibles manqués aux tibias de la société.
Un de mes fantasmes a toujours été qu’une cargaison de vingt-cinq courtiers fasse naufrage et parvienne non sans mal à une île où aucun secours ne serait possible. Confrontés au développement d’une économie qui maximiserait leur consommation et leurs plaisirs, affecteraient-ils, me demandé-je, vingt d’entre eux à la production de nourriture, de vêtements, d’abris, etc., tout en laissant les cinq autres négocier indéfiniment des options sur l’avenir des vingt premiers ?
Que peut-on faire maintenant que le tourbillon spéculatif s’est emparé du monde de l’entreprise ? Une proposition qui peut paraître étrange de prime abord pourrait avoir une grande vertu : que le gouvernement impose une taxe à 100 % de tous les profits provenant de la vente d’actions ou d’instruments dérivés détenus depuis moins d’un an. Et qu’il y assujettisse tout le monde, y compris les fonds de pension et d’autres entités normalement non imposables. C’est l’une des nombreuses ironies de Wall Street que de tels fonds, qui devraient avoir pour perspective REVUE DE PRESSE l’investissement à très long terme, aient été transformés par la course à la performance de Wall Street en joueurs parmi les plus spéculateurs.
La taxe de 100 % ne confisquerait pas le capital si quelqu’un avait besoin d’une liquidité immédiate. On pourrait récupérer son argent en vendant à un prix supérieur au prix de revient dix minutes ou dix mois après l’achat. Mais on ne retirerait aucun profit de ses décisions d’allocation du capital à moins d’avoir un horizon d’une année au moins.
Des horizons à bien plus long terme qu’un an ont toujours eu cours dans l’immobilier, sans entraîner une pénurie d’immeubles de bureaux ou de centres commerciaux. De même, des horizons plus longs pour les achats d’actions n’entraîneront pas une pénurie de voitures ou de téléviseurs.
Une taxe de 100 % aurait une conséquence certaine : la quantité substantielle d’intelligence et d’énergie aujourd’hui consacrée aux décisions d’investissement qui doivent produire les meilleures rémunérations en quelques minutes, jours ou semaines serait instantanément réorientée vers les décisions promettant les meilleures rémunérations à long terme. Bien que Wall Street puisse ne pas aimer les règles, Wall Street ajuste immédiatement sa façon de penser à la question de savoir ce qui rapporte le plus sous n’importe quelles nouvelles règles promulguées.
Cette réorientation des brassages financiers vers une allocation des actifs qui regarde loin générerait des sous-produits séduisants. La forme la plus attractive d’information d’initié – celle liée aux opérations de fusions-acquisitions – deviendrait inutile. Les OPA avortées elles-mêmes, ainsi que les chantages à l’OPA, perdraient beaucoup de leur attrait. Les spéculateurs à court terme, qu’il s’agisse de fonds de pension ou du menu fretin, deviendraient nécessairement des investisseurs à moyen terme au moins.
Le Congrès a toujours reconnu que l’esprit des gens doté d’une ambition financière se focalise sur les comportements récompensés par le Code des impôts. C’est pourquoi les législateurs ont souvent lié ce qu’ils croyaient être des objectifs bénéfiques pour la société à un traitement fiscal privilégié. Pourquoi ne pas inverser le processus et utiliser le bâton autant que la carotte ? Si le comportement spéculatif à court terme sème la pagaille dans l’allocation du capital du pays – si, comme dit Keynes, « le travail risque d’être mal fait » –, pourquoi ne pas simplement éliminer les rémunérations attachées à ces comportements ?
Cette réforme produira évidemment quelques effets secondaires négatifs, de même que du tissu sain est parfois sacrifié pour enlever une tumeur. Mais les inconvénients semblent mineurs comparés aux gains qui en résulteront. Ils semblent également mineurs comparés aux faiblesses que présentent d’autres mesures législatives qui voudraient maîtriser la société de casino en imposant des règles carcans à la fois à Wall Street et aux entreprises américaines.
Les investisseurs, les entrepreneurs et les managers ne seraient pas affectés par cette taxe et disposeraient encore de toute la panoplie de choix qu’offre aux entreprises un marché libre. Les titulaires de MBA pourraient commencer à se concentrer sur la valeur que l’on peut créer en développant des affaires plutôt que sur les péages qu’on peut retirer du brassage des affaires. Le contrôle des entreprises pourrait continuer à changer, comme il doit souvent le faire. Il changerait cependant bien moins souvent par l’effet de l’activité spéculative de court terme qui pousse à présent des entreprises « dans le jeu » – terme original forgé par Wall Street pour décrire des affaires nouvellement promises à une transformation inconnue, non planifiée, mais inévitablement importante.
Le volume des échanges de titres, et plus particulièrement des échanges d’options et de contrats à terme, diminuerait. Beaucoup de gens employés aujourd’hui au casino pour- raient être mutés à la production du gâteau plutôt qu’à son découpage. Les maîtres chanteurs à l’OPA et les artistes de l’argent rapide, qui dénoncent depuis longtemps les défauts des dirigeants d’entreprises en place, pour- raient s’essayer à faire mieux que les objets de leur mépris. Nous parlons beaucoup de concurrencer, dans une économie mondiale, des décideurs étrangers dont l’horizon d’affaires se chiffre en décennies. Pourquoi ne pas essayer de repousser notre propre horizon d’une année au moins ?
WARREN BUFFETT
Article paru dans Commentaire, n° 136, hiver 2011-2012 disponile sur commentaire.fr