vendredi 5 juin 2015

Un Nobel d’économie peut-il raisonner comme un abruti ? (L'Humanité)

Un Nobel d’économie peut-il raisonner comme un abruti ?

gérard le puil
Vendredi, 5 Juin, 2015
Humanite.fr

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Photo : Eric Cabanis/AFP
L’article cosigné par Jean Tirole charrie en permanence des tombereaux de contradictions
Photo : Eric Cabanis/AFP
On est en droit de se poser cette question à la lecture de l’article intitulé « Pour un accord efficace sur le climat » publié dans le supplément « Eco et entreprise » du Monde de ce vendredi 5 juin et cosigné par Jean Tirole, prix Noble d’économie en 2014, avec son collègue Christian Gollier de l’école d’économie de Toulouse.
Avec raison, les deux auteurs relèvent que l’actuel système de négociation ne peut être efficace car chaque pays invité à faire connaître sa contribution à la lutte contre le réchauffement « est fortement incité à laisser aux autres la charge de réduire les émissions de gaz à effet de serre». Mais le simplisme de l’alternative qu’ils proposent est pour le moins stupéfiant :
« L’approche consensuelle chez les économistes pour résoudre ce problème de « passager clandestin » consiste à imposer un prix uniforme aux émissions. Cette stratégie incite les pollueurs à engager tous les efforts de réduction des émissions dont les coûts sont en deçà de ce prix. Elle garantit à la collectivité que le bénéfice environnemental est maximal pour un sacrifice collectif donné (…). Nous privilégions donc un système de marché de permis d’émission, dans lequel une organisation multilatérale attribuerait aux pays participants, ou leur vendrait aux enchères, des permis échangeables »,
écrivent les deux compères de l’Ecole d’économie de Toulouse.
Dans la foulée, ils citent quelques exemples à reprendre, dont le marché spéculatif sur la tonne de carbone qui a progressivement évolué vers un effondrement du prix payé par les pollueurs au sein de l’Union. Mais les deux auteurs se gardent de rappeler sa totale inefficacité. Depuis la mise en place de ce marché, il suffisait aux industriels européens de délocaliser des productions dans des pays à bas coûts de main d’œuvre, exonérés de toute contribution contre le réchauffement dans le cadre du protocole de Kyoto, pour avoir des tonnes de CO2 à vendre.
Du coup, les émissions de gaz à effet de serre augmentent considérablement pour une même quantité d’objets produits à la faveur de ces délocalisations. Elles augmentent via la construction de nouvelles usines en Asie, en Europe centrale ou ailleurs tandis que les équipements des usines que l’on ferme en France et en Europe de l’Ouest vont au rebut. Elles augmentent quand un pays comme la France dont l’électricité provient à 75% du nucléaire délocalise une production industrielle consommatrice d’énergie dans un pays où le charbon demeure encore le combustible le plus utilisé pour produire de l’électricité. Elles augmentent une troisième fois via les longs transports de marchandises, dont la finition peut être réalisée dans un pays autre que celui qui a assuré le plus gros de la production tandis que la consommation finale du produit se fera, pour une bonne part, dans le pays dont l’industriel a délocalisé la production.

Peut-on fermer les yeux sur autant d’incohérences concernant la lutte contre le réchauffement quand on a obtenu le prix Nobel d’économie en 2014 ?

Le reste de l’article cosigné par Jean Tirole nous indique que oui, tant il charrie en permanence des tombereaux de contradictions. Il affirme que vis-à-vis des pays refusant de prendre leur part du fardeau, «l’Organisation mondiale du commerce devrait traiter le refus de mettre le même prix que les autres sur le carbone comme une pratique de « dumping » entrainant des sanctions ». Mais justement, ce qui caractérise l’OMC jusqu’à présent, c’est qu’elle n’est tenue d’obéir à aucune contrainte écologique dans les négociations qu’elle pilote au niveau mondial sur le libre échange. De ce fait, elle est devenue l’aiguillon qui accélère toutes les pollutions industrielles et agricoles dans la mesure où toutes les négociations conduites sous son autorité fondent les gains de compétitivité sur le dumping social et environnemental. Faut-il en conclure que le Français qui a obtenu le prix Nobel d’économie pour l’année 2014 ne s’en est pas encore aperçu?
Un autre paragraphe de cet article vise à punir les peuples dont les dirigeants politiques n’auraient pas pris les mesures nécessaires pour faire triompher la marché du carbone pour résoudre comme par enchantement tous les problèmes que pose le réchauffement climatique. Selon Jean Tirole et Christian Gollier, «une insuffisance de permis à la fin de l’année serait revalorisée au prix du marché et s’ajouterait à la dette publique du pays concerné ». Ce que vit le peuple grec depuis quelques années, pour partie en raison de l’irresponsabilité de certains de ses dirigeants dans le passé et pour une autre partie en raison du comportement des marchés financiers en dit long sur les factures que l’on ferait payer aux peuples en contrepartie des comportements des gouvernants et des spéculateurs.
Pour freiner le réchauffement climatique, il faudrait dès à présent modifier nos habitudes de consommation ; repenser la production industrielle en promouvant les biens durables et le recyclage ; impulser l’agro-écologie en agriculture afin qu’elle demeure productive tout en réduisant considérablement les intrants chimiques de toutes sortes ; repenser l’urbanisme à travers des constructions à faible bilan carbone, tout en aménageant le territoire de manière à rapprocher le lieu d’habitat du lieu de travail alors qu’il ne cesse de s’éloigner dans tout le pays (1). Il s’agit là d’orientations qui appellent des décisions politiques, lesquelles ne sont plus prises en France depuis des décennies, tant que le marché spéculatif pilote l’aménagement du territoire dans le seul intérêt des spéculateurs.
Jean Tirole et Christian Gollier terminent leur article en affirmant ceci : « la mise en place d’un marché d’émission nous semble être la solution la plus pertinente dans le cadre des négociations en cours » sur le climat. Ils n’y défendent d’ailleurs que celle là et on peut penser qu’elle conviendra aux dirigeants du G7 qui se réunissent dimanche et lundi au château d’Elmau en Bavière pour discuter du sujet sous la présidence d’Angela Merkel.
(1) Ces idées sont développées dans le dernier livre de Gérard le Puill L’économie peut encore sauver l’écologie, une coédition de Pascal Galodé et de l’Humanité.