Paresseux, profiteurs, anti-européens : des Grecs répondent aux idées reçues diffusées à l’occasion du référendum
Fainéants, fraudeurs, dépensiers... Depuis cinq ans, les Grecs ont été accusés de nombreux maux : des clichés distillés dans certains médias et par plusieurs dirigeants politiques européens, notamment Wolfgang Schäuble, le ministre allemand des Finances. Alors que les Grecs ont répondu « non » à plus de 60% aux conditions posées par la Commission européenne et le FMI, Basta ! a choisi de les faire réagir à ces idées reçues. Qu’ils aient voté oui ou non au référendum du 5 juillet, ils témoignent tous de la brutalité des politiques d’austérité et, pour la plupart, de leur attachement à l’idée européenne. Reportage à Athènes.
Il est tentant de répondre à la situation grecque par des phrases toutes faites. Le pays s’est endetté pendant des années ? Qu’il rembourse après s’être bien « goinfré ». Les mesures d’austérité imposées sans nuance depuis 2010 ont aggravé les conditions de vie de millions de familles ? L’épreuve est rude mais les efforts porteront leurs fruits. D’ailleurs, ce n’est qu’un juste retour des choses : si l’Union européenne et le FMI n’avaient pas joué les anges gardiens, ces méditerranéens engourdis auraient sans doute continué à se prélasser sous les bougainvilliers, en rêvant au meilleur moyen d’échapper à l’impôt. Pendant que leurs voisins d’Europe de l’Ouest, eux, travaillent à réduire la note.
En mars dernier, Attac a dressé une liste de clichés sur la Grèce, en y apportant des réponses économiques argumentées. L’expérience de ceux qui ont subi cinq ans de coupes budgétaires, de baisses de salaires (37% en moyenne selon le ministre de l’Economie Yanis Varoufakis) contribue aussi à relativiser ces idées reçues. Nous en avons soumis quelques unes à des Grecs de tous horizons, partisans du « non » comme du « oui », au cours de la semaine pesante qui a précédé le référendum sur l’acceptation, ou non, du plan proposé par la Troïka (Commission européenne, FMI, BCE) [1].
Le budget de la santé en diminution de 40%
On leur a dit que l’Europe était là pour les aider, et que l’austérité ne tuait pas. Pourtant, le taux de suicide a explosé en Grèce et diverses pathologies – tuberculose, syphilis, Sida, paludisme, mortalité infantile – ont fait leur retour ou prospéré. Dans le même temps, le budget de la santé a diminué de 40%. L’enveloppe consacrée à l’hôpital Evangelismos, le plus grand d’Athènes, est passée de 156 à 72 millions d’euros en cinq ans.
Vicky, médecin spécialisée dans les biopsies, a fait les frais de ces coupes budgétaires : l’hôpital où elle travaillait n’a pas renouvelé son contrat. Elle attend depuis deux ans d’être réaffectée ailleurs, sans que le ministère ne donne signe de vie. « 20 000 médecins ont émigré ailleurs en Europe », souligne la jeune femme en agitant un drapeau grec, dans la manifestation de vendredi pour le “oui” au référendum devant le stade Kallimarmaro d’Athènes (lire à ce propos notre enquête en Allemagne). Elle craint par-dessus tout une sortie de l’euro et de l’Union. « Notre situation ressemblerait à celle du pire pays africain », renchérit l’homme qui l’accompagne.
L’Europe, une « union politique solidaire » ?
Pavlina, 59 ans, logisticienne en milieu hospitalier, participe aussi à la manifestation. Elle blâme plutôt les gouvernements grecs successifs, qui « n’ont pas joué leur rôle correctement », que l’UE : « On est mieux en Europe que sans l’Europe. » Un libraire rencontré la veille se demande « de quelle Europe on parle ». Déçu par « l’Europe de la finance, pour faire vite », il rappelle que l’ambition initiale de cette « union politique solidaire » consistait à « favoriser le développement social et économique ». « Et éviter la guerre ! », ajoute la gérante de la librairie, avant de confier ses difficultés.
« J’ai le sens de l’effort et je suis convaincue qu’en se serrant la ceinture, on peut arriver à quelque chose. Mais il faut savoir se battre contre des crétins qui appliquent des mesures complètement techniques sur des êtres humains. » La librairie a perdu du chiffre d’affaires – « les clients pensent d’abord à s’acheter à manger et des médicaments » – et cette semaine, il lui est impossible de payer les fournisseurs, comme d’être payée en retour. « Je n’ai jamais vu une situation pareille, tout est bloqué. Selon les jours, je suis tantôt le créancier, tantôt le débiteur de quelqu’un. » Le lendemain, coup de téléphone : la gérante ne veut plus que le nom de la librairie et le sien apparaissent dans l’article. L’équilibre fragile de son commerce repose sur sa bonne réputation.
Cliché « raciste et colonialiste »
Lors d’un débat organisé début juin à Athènes, l’historien français Olivier Delorme avançait que « le stéréotype du grec voleur, fainéant, menteur, déjà utilisé par les croisés quand ils rencontrèrent les Byzantins, est utilisé pour installer la guerre de tous contre tous en Europe ».
Harris, 52 ans, manifestant pro-”oui”, concède que si ce présupposé sur ses compatriotes « n’est pas vrai », « l’état du pays donne cette impression ». « En agissant comme nous l’avons fait pendant des années, nous les avons autorisés à penser cela. » Cet élégant fabricant de bijoux qui exporte sa production en Belgique, en France, aux États-Unis, pensait voir le bout du tunnel en 2014. Mais les derniers mois l’ont fait déchanter, et la fermeture des banques ces jours-ci l’empêche aussi bien d’honorer ses commandes que de payer ses fournisseurs. Il craint de ne pas pouvoir verser leurs salaires à ses employés.
Panagiotis Sotiris, membre du comité de coordination de la coalition d’extrême-gauche Antarsya, s’élève contre un cliché « raciste et colonialiste ». « Toutes les statistiques montrent qu’en Grèce, les heures et jours de travail sont les mêmes que dans le reste de l’Europe. » Auparavant maître de conférence en CDD à l’université d’Egée, il a lui-même perdu son emploi suites aux coupes budgétaires. « En grec, on utilise le même mot pour “la dette” et “le devoir”. Mais notre dette, notre devoir, est envers une société qui a tout souffert, envers nos enfants et le futur de ce pays, pas envers nos créditeurs. » A ses yeux, l’intervention de l’Union européenne « a été le mécanisme principal pour imposer une austérité disciplinaire et punitive ».
Le PIB a chuté de 42% en sept ans
Au rassemblement pour le “non”, vendredi place Syntagma, Tomas et Efi sont assis sur un rebord de trottoir. A 30 ans, cet « ancien anarchiste » est au chômage depuis la fin de ses études en journalisme, comme plus de 50% des jeunes – et 25,6% des actifs, soit 1,5 million de personnes. Sa soeur de 21 ans étudie la littérature anglaise. Ils vivent tous les deux chez leurs parents. « Vous devez vous demander comment on fait avec un tel taux de chômage ? », demande Tomas. « C’est simple : une seule personne travaille et tente de faire vivre toute la famille. »
Au total, le PIB a chuté de 42% depuis 2008. Le père d’Efi et Tomas tient un “periptero”, ces kiosques ouverts très tôt et très tard qui vendent journaux, cigarettes, boissons et souvenirs. « Il travaille 10 à 12 heures par jour, tous les jours. » Tomas entrevoit un sursaut. « Avant, les vieux disaient aux jeunes de ne pas aller aux manifestations, maintenant ils veulent qu’on les emmène. Nous menons le combat pour toute l’Europe. Si nous le perdons, ce sera un très mauvais exemple pour les autres pays. »
La Grèce, laboratoire européen de l’austérité ?
Cette idée que la Grèce servirait de laboratoire aux politiques d’austérité européennes est sur toutes les lèvres. « Nous pourrions devenir une source d’inspiration pour les travailleurs de toute l’Europe », se prend à rêver Eleni, membre du très rigide KKE, le parti communiste grec. Elle gagne 750 euros par mois – un peu plus que le nouveau salaire minimum de 2012, mais moins que l’ancien – et dépense 250 euros par mois pour se rendre au travail. « Les cinq dernières années, pour nous, ont été de pire en pire. Je ne pense pas que ça change à long terme. »
La dette, beaucoup de Grecs la voient comme scandaleuse. Ils peuvent à présent s’appuyer sur les conclusions d’un audit mené par une commission parlementaire. En juin, celle-ci a rendu ses premières conclusions : une grande partie de la dette est illégale, illégitime et odieuse, selon les termes utilisés en droit international [2]. La majeure partie des aides accordées à la Grèce ont en fait servi à rembourser les banques européennes (lire aussi : Où sont passés les 200 milliards destinés au « sauvetage » de la Grèce ?). Dans ces conditions, l’obligation de rembourser perd de sa substance. Ce ne serait pas la première fois que des pays surendettés négocient avec leurs créanciers une restructuration de leurs dettes : l’Islande en 2011, l’Irlande en 2013, sans parler de l’Allemagne en 1953.
Rembourser ou pas une dette jugée « illégitime » ?
Makis, 53 ans, travaille comme serveur dans un restaurant pendant la saison touristique à Paros. Il gère en même temps une petite pension de cinq chambres. « Le fait que les Grecs travaillent d’une manière plus détendue, en raison du climat et de la mentalité, n’en fait pas des fainéants. Nous travaillons pour vivre, et non l’inverse comme beaucoup d’Européens du Nord. » Au chômage en hiver, il considère comme tout à fait justifié de rembourser les prêts qu’il pourrait être amené à emprunter. « Mais l’argent que mon gouvernement a emprunté et dépensé en mon nom, sans que j’en voie jamais la couleur, non. Et n’oublions pas la responsabilité des prêteurs. Ils savaient qu’ils ne récupéreraient probablement jamais leur mise. »
Aujourd’hui, il espère que la Grèce sortira de l’Union Européenne, qui « nous a transformée en colonie et n’a aidé qu’à la stabilité de l’euro », sans que des réformes de fond aient eu lieu en cinq ans. « Le capitalisme est si avide qu’un jour il se mangera lui-même. J’espère être encore en vie pour voir ce jour-là ! » Harris, le marchand de bijoux, tient sa ligne : « Quand on est membre de quelque chose, on suit des règles communes. L’Union européenne nous a envoyé de l’argent, il faut le rendre, même s’il a été mal utilisé. »
« Les citoyens lambda ont remboursé leurs emprunts »
« Il faut rembourser, je suis d’accord. Mais nous n’aurions jamais dû emprunter au début », avance Filippos Chatzopoulos, 49 ans, journaliste dans l’un des principaux quotidiens du pays, H Kathimerini, depuis 1998. Son salaire a diminué de 20% quand ses impôts ont augmenté « de 250% », assure-t-il. Aux pages internationales, ils sont passés de seize à cinq journalistes. « Je travaille d’arrache-pied, 45 heures par semaine minimum, et tout le monde autour de moi aussi. » Après 42 ans de cotisation, sa mère touche 750 euros par mois de pension. Entre 2009 et aujourd’hui, les retraites sont passées en moyenne de 1350 à 833 euros. Dans ce pays vieillissant, les retraites sont un point sensible, et surtout l’un des points de blocage des négociations avec les créanciers.
L’abattement est général mais le pays divisé. Les employés du secteur privé ont la dent dure contre le secteur public, longtemps livré au clientélisme du Pasok (social-démocrate) et de Nouvelle Démocratie (droite libérale). George, agronome de 43 ans responsable du campus de l’université à Ioannina (nord-ouest de la Grèce), est fonctionnaire, comme sa femme. Sa situation de famille – il a quatre enfants – lui a permis de garder son poste, mais leurs allocations sociales ont diminué. « L’Europe n’a aidé que les banques et pas l’économie du pays. Je suis plus pauvre qu’avant. Et nous serions les responsables, alors que tous les citoyens lambda ont remboursé leurs emprunts malgré la dépréciation des terrains et de l’immobilier. »
Au travail, George et ses collègues « essaient d’inventer des moyens pour répondre aux problèmes » posés par la pénurie d’argent public. « S’il y a un problème avec le système d’irrigation, je ne peux pas acheter de matériel pour le réparer. Alors je déplace les équipements d’un endroit à un autre, en cherchant à quel endroit du campus il serait moins grave de ne plus avoir d’eau. L’université laisse aussi des agriculteurs tondre la pelouse, à leurs frais, et en échange ils peuvent emporter l’herbe pour nourrir leurs animaux. » Un proverbe grec dit : “« Ne consulte pas le médecin mais celui qui a été malade. »
Camille Polloni, à Athènes
Photo de une : Rassemblement pour le non, le 3 juillet, devant le Parlement grec / Source : Okeanews
Photos : Vicky, Pavlina, Harris, Tomas et Efi
Photos : Vicky, Pavlina, Harris, Tomas et Efi