Démocratie Kaput : Épilogue politique
Pour terminer cette longue série, je souhaitais partager quelques pensées avec vous.
Je pense que vous aurez été comme moi très surpris du degré de tutelle du pays – et on a beau s’y attendre, ça fait bizarre à voir…
J’ai d’ailleurs été trop gentil en appelant plusieurs fois ceci “Tutelle”, car “Administration étrangère” serait plus adapté (ou disons à 27/28 pays = 96,4 %, pour être précis)
P.S. : appel aux juristes et avocats, je n’ai pas trouvé : quelqu’un peut me dire comment ont été adoptés les documents présentés, à savoir les Grandes Orientations et les “recommandations” du Conseil – unanimité ou majorité simple ou qualifiée ? (je compléterai le billet) Merci
Vous aurez donc compris que le système est totalement bloqué, et que nos gouvernements sont désormais uniquement des porte-plume des sbires bruxellois. Et que donc, dans ces conditions, aucune politique alternative ne sera tolérée, comme on l’a vu en Grèce. Les reniements sont donc hautement prévisibles…
“Celui qui, ayant passé l’âge de 30 ans, a cru une seconde à la philippique du Bourget “Mon ennemie, c’est la finance” est un demeuré.” [Michel Onfray, Marianne, 4/9/2015]
Honteux d’avoir eu raison ?
Bien entendu, vous aurez noté que, dans ceux qui se prononcent pour d’autres politiques, et surtout dans la gauche radicale, on a une majorité de fervents défenseurs d’une “autre Europe”, démocratique et sociale, qu’il ne reste, évidemment, qu’à bâtir, avec le soutien des populations étrangères qui ne manqueront pas d’être bientôt convaincues par la fulgurance de telles idées…
Une des choses qui m’étonnent tout particulièrement c’est que, les prédécesseurs de ces gens-là, dans le même champ politique, mais dans les années 1950, ne voulaient absolument pas d’une telle “autre Europe sociale”, ils voulaient “pas d’Europe, merci beaucoup”, et ils expliquaient très bien pourquoi. Et l’histoire leur a donné raison. Mais leurs successeurs défendent le contraire aujourd’hui – option politique démentie par quand même 60 ans de pratique… On y reviendra à l’avenir, mais voici quelques pépites…
« Le Conseil de l’Europe sera un tremplin pour intégrer l’Allemagne dans l’Europe occidentale. Cette intégration aboutira à l’abandon de réparations et de la décartellisation de l’Allemagne. [...] Le Conseil de l’Europe ne sera aujourd’hui qu’un haut-parleur pour vanter la civilisation occidentale et demain un moyen pour obtenir des pays adhérents la cession d’une part de leur souveraineté. Le but sera la destruction du sentiment national. L’unification de l’Europe est une sainte-alliance des esclavagistes, car elle s’accompagnera d’un appel à l’action commune aux colonies » [Madeleine Braun (députée PCF), Commission des Affaires étrangères de l'Assemblée nationale, 15 juin 1949]
Voici ce que disait le parti travailliste anglais en 1950 :
Manifeste du Comité exécutif du parti travailliste britannique {juin 1950}Certaines personnes estiment que l’unité d’action requise ne peut pas être obtenue au moyen d’une coopération entre États souverains, mais qu’elle doit être imposée par une instance supranationale disposant de pouvoirs exécutifs. Ces personnes pensent que les pays européens devraient former une Union tant politique qu’économique, en abandonnant des pans entiers de gouvernement à une autorité supranationale.Le Parti travailliste estime qu’il n’est ni possible ni désirable de former une Union complète, politique ou économique de cette façon. Au contraire, les politiques nationales doivent être progressivement harmonisées ou coordonnées par consentement au moyen d’une coopération entre gouvernements. Les peuples européens ne souhaitent pas une autorité supranationale capable d’imposer des accords. Ils ont besoin d’une machinerie internationale capable de mettre en place des accords qui sont obtenus sans coercition. […]Plusieurs types d’Union peuvent être envisagés. Il y a eu récemment un très fort enthousiasme en faveur d’une Union économique fondée sur le démantèlement de toutes les barrières internes au commerce, telles que les droits de douane, le contrôle des changes et les quotas d’importations. La plupart des défenseurs de cette politique croient que le libre jeu des forces économiques à l’intérieur du marché continental ainsi créé aboutirait à une meilleure répartition de la force de travail et des ressources. Le Parti travailliste rejette catégoriquement cette théorie. Les forces du marché livrées à elles-mêmes ne peuvent fonctionner qu’au prix de graves perturbations économiques – des branches entières de l’industrie en Europe feraient faillite –, d’un développement du chômage et de graves tensions politiques […]Le fait est qu’une Union économique fondée sur le laisser-faire exigerait un degré d’uniformité dans les politiques internes des États membres qui n’existe pas pour l’instant, et qui n’existera probablement pas dans un futur proche. […]Le parti travailliste estime que sa politique de plein-emploi et de partage équitable des richesses est d’une importance primordiale pour la croissance économique en Grande-Bretagne. […] Le coût du libéralisme économique aujourd’hui est la lutte des classes et les troubles sociaux. […] Tous les syndicats non communistes des pays bénéficiaires du plan Marshall ont indiqué en avril 1950 que « la libéralisation des échanges ne doit pas conduire à diminuer les réussites sociales et économiques des gouvernements européens progressistes. » […]Il est certain qu’aucune assemblée parlementaire ne pourrait assumer des pouvoirs supranationaux si elle n’était pas d’une certaine façon strictement représentative des peuples européens. Or une telle instance représentative en Europe de l’ouest serait nécessairement anti-socialiste ou non-socialiste. […] Aucun gouvernement socialiste en Europe ne pourrait se soumettre à l’autorité d’une instance dont les politiques seraient décidées par une majorité anti-socialiste. […] ni accepter un système dans lequel d’importants domaines de la politique nationale seraient abandonnés à une autorité représentative européenne supranationale, puisqu’une telle autorité disposerait en permanence d’une majorité anti-socialiste, et qu’elle causerait l’hostilité des travailleurs européens.
1951, lancement de la CECA (Source) :
Le 14 janvier 1957, Étienne Fajon, député communiste de la Seine et membre du bureau politique du Parti communiste français (PCF), dénonce dans le quotidien L’Humanité les dangers que ferait peser le Marché commun sur la France (source) :
L’Assemblée nationale reprend ses travaux demain. En tête de son ordre du jour figure un débat sur le projet de création du « Marché commun européen ».Le « Marché commun » s’étendrait à six pays : Allemagne occidentale, France, Italie, Belgique, Pays-Bas et Luxembourg. Il s’agit d’instaurer progressivement, au sein de ce morceau d’Europe, la libre circulation des marchandises, des capitaux et de la main-d’œuvre. Selon les promoteurs du projet, le « Marché commun » contribuerait à la prospérité de la France et au bonheur de son peuple.Pour apprécier la valeur de ces promesses, il importe de se rappeler que le « Marché commun » n’est pas la première étape de la prétendue construction européenne. En 1951, déjà, la « Communauté européenne du charbon et de l’acier » avait été créée entre les six pays. Son inspirateur, le funèbre Schuman, assurait qu’elle devait aboutir à la baisse des prix et à l’essor de notre industrie. Les résultats sont maintenant connus : hausse de l’acier et du charbon, fermeture d’une centaine de puits de mine en France, interdiction d’utiliser notre charbon selon nos besoins, dépendance aggravée de l’économie française à l’égard des monopoles allemands.Le projet de « Marché commun » s’inscrit dans une même politique néfaste pour la nation, pour la classe ouvrière et pour la paix.1. L’association envisagée est une association économique entre pays capitalistes, c’est-à-dire qu’elle est soumise aux lois de la concurrence et du triomphe des plus forts. Or, dans l’Europe des Six, c’est l’Allemagne occidentale qui dispose de loin du potentiel le plus élevéDès 1955, elle produisait deux fois plus de charbon, d’acier et d’électricité que la France. Sa production chimique est le triple de la nôtre. Ses réserves d’or, infiniment supérieures, lui confèrent d’immenses possibilités d’investissement de capitaux. La domination du « Marché commun » par les monopoles allemands serait donc certaine et rapide. Elle aurait pour conséquence l’arrêt de nombre de nos entreprises. Elle préparerait en fin de compte la désindustrialisation de la France et l’hégémonie du capitalisme allemand dont Hitler et Pétain avaient fait leur programme. Notre patrie perdrait ainsi, tout en se ruinant, les bases économiques de son indépendance nationale.2. Le projet comporte l’unification progressive des charges sociales entre les six pays. C’est là une menace très grave pour les travailleurs français.En effet, grâce aux luttes ouvrières, grâce aux conquêtes sociales obtenues aux temps du Front populaire et de la Libération, quand les communistes faisaient partie du gouvernement ou de la majorité, le niveau des salaires en général et des salaires féminins en particulier, le taux des heures supplémentaires, le régime des congés payés, sont supérieurs en France par rapport à l’Allemagne occidentale ou à l’Italie.Il est vrai qu’on fait miroiter aux travailleurs la promesse d’une unification par en haut. En réalité, la recherche du profit maximum par les trusts des six pays et le déchaînement de la concurrence entre eux conduiraient nos capitalistes, particulièrement menacés par leurs rivaux allemands, non seulement à s’attaquer à des «charges» sociales qu’ils ont toujours dénoncées, mais à renforcer leur opposition à toutes les revendications ouvrières. Et l’offensive des exploiteurs serait favorisée par la présence sur le « Marché commun » d’une armée permanente de chômeurs, déjà importante en Italie et en Allemagne, grossie demain par la mort des usines françaises les moins bien armées pour résister. [...]Nous assistons ainsi, au mépris de l’intérêt national, à une entreprise de revanche de la CED, à une relance de la guerre froide, à la tentative de dresser contre la partie socialiste de l’Europe une Europe capitaliste agressive, où la France aliénerait plus encore sa souveraineté et où la domination appartiendrait bien vite aux militaristes allemands, vassaux préférés de l’impérialisme américain. Guy Mollet et d’autres dirigeants socialistes se consacrent à cette politique « européenne » avec d’autant plus d’ardeur qu’elle constitue par excellence, sur le plan intérieur, la base d’alliance entre le Parti socialiste et la réaction cléricale des Bidault et des Pinay. [...]Nous voulons de tout cœur la coopération économique de l’Europe, mais de toute l’Europe, des pays capitalistes et des pays socialistes, dans le respect de l’indépendance de chacun et dans l’intérêt de tous.”
Ou 1979 :
« L’élargissement et l’intégration dans l’Europe supranationale conduiraient notre pays au déclin, à la dépendance, à ne plus être qu’une province secondaire de l’empire américano-germanique. Comme en 1938 pour dénoncer la trahison de Munich, comme dans la résistance à l’occupation nazie, comme en 1954 dans la lutte pour empêcher la création d’une armée européenne sous commandement allemand et américain, le Parti communiste se dresse contre l’entreprise de régression sociale et de capitulation nationale. Il appelle au combat tous les travailleurs, tous les patriotes, ceux qui veulent une France écoutée et respectée, ceux qui veulent “vivre, travailler et décider au pays” [Manifeste du PCF pour les élections européennes de 1979, Pour une France indépendante, une Europe démocratique.]
(si vous en avez d’autres, merci de les citer en commentaire)
Mais maintenant, le PCF est “enfin moderne” Ainsi, dans son programme présidentiel de 2007, Marie-George Buffet en appelait à un état des lieux des textes « qui fondent l’Europe libérale. L’objectif sera de faire sauter les verrous au déploiement d’une politique de progrès social, d’une démocratie citoyenne et d’une stratégie internationale de co-développement ». Alors que c’est simple : c’est à peu près tous les textes importants…
Le délire utopique comme ligne de vie et d’action ?
Bref, apparemment, bon nombre d’utopistes n’ont pas l’air de comprendre que vouloir bâtir une “autre Europe, sociale et démocratique” est à peu près aussi crédible que bâtir un “autre fascisme, démocratique et humaniste”… Sur le papier tout est toujours possible, mais hélas, les rares qui ont vraiment creusé le sujet du point de vue historique, sociologique, anthropologique et économique, “l’Europe”, c’est à dire “L’Organisation néolibérale de Bruxelles”, remplit aujourd’hui 99 % de ses objectifs pour le plus grand plaisir du 1 %…
Alors quand vous en verrez un désormais, je vous recommande de lui donner ces deux documents :
Téléchargez en pdf Les lignes directrices économiques de 2015 ici (et la source non surlignée ici)
Téléchargez en pdf les Recommandations 2015 ici (et la source non surlignée ici)
et de lui demander ce qu’il compte en faire car :
- ce sont des lignes directrices jusqu’en 2020
- si on s’en écarte, on sera durement sanctionné
et qu’il ne parle pas de “négociation”, car le lendemain de son élection potentielle, la BCE coupera le robinet à nos banques, “à la grecque”, il a donc intérêt à avoir une solution solide à vous proposer…
Or il n’y en à qu’une, nationaliser la banque centrale et le secteur bancaire pour faire le ménage, et donc sortir de l’euro.
Comme il n’y aura jamais de peuple européen, il n’y aura jamais de nation européenne, et donc pas de Démocratie européenne.
Il faut renvoyer tous ces gens dans leurs contradictions :
- ils parlent sans arrêt d’établir des “rapports de force” (ce qui est fort juste, ça marche comme ça), il faudra quand même qu’ils acceptent un jour que 1/ le rapport de force est de 1 contre 3000 en leur défaveur 2/ quand on passe d’un pays à deux pays, on double le nombre de soutiens, mais on double aussi le nombre d’opposants 3/ quand on n’a jamais réussi à convaincre dans son pays en un siècle, on arrête de rêver qu’on va convaincre 14 autres pays…”
- (pour les vrais européistes pour bâtir une démocratie européenne, pour faire un “saut fédéral”, il faut faire accepter le fait majoritaire, à savoir que si 60 % de l’Union veut quelque chose qui sera refusé par 90 % des gens d’un pays, ils s’inclineront – que ce soit les Français pour supprimer la Sécurité sociale, ou les Allemands pour avoir une banque centrale non indépendante et 5 % d’inflation. C’est évidemment ce qui manquera et manquera toujours – à moins de faire comme on a fait pour créer nos propres nations : avoir un pouvoir central totalitaire qui écrasera toute opposition à l’unification. Or, l’attitude quotidienne des européismes est en totale contradiction avec ce besoin évident, puisque ces idées de saut fédéral sont justement condamnées par une vaste majorité de la population !
- de façon amusante, ils citent souvent l’exemple des États-Unis. Je rappelle qu’à la création des États-Unis par les 13 colonies, la population était de moins de 4 millions d’habitants, dont 800 000 électeurs (soit bien moins qu’à Paris aujourd’hui) et 700 000 esclaves, parlant tous la même langue et ayant la même culture – c’est la taille de Marseille…. Donc il faut être assez atteint pour comparer ça avec nos 30 pays de 500 millions d’habitants. Les États-Unis de 1776, c’est comme les 20 arrondissements de Paris : ce serait de ne pas les avoir unis qui aurait été un exploit !
- Si on n’est pas complètement aveuglé, il est clair que la Yougoslavie est un bien meilleur exemple : vouloir coûte que coûte rapprocher des peuples différents qui ne le souhaitent pas. Ça peut marcher un moment (sous la botte d’un Tito), mais ça finit mal en général…
- Et quand bien même, citer (même de façon délirante) les États-Unis comme modèle à suivre pour bâtir une structure démocratique, sociale et pacifique, comment dire…. ?
C’est donc désormais binaire : “Europe + Euro + Soumission + Modèle Néolibéral (féodal plutôt en fait)” OU “Plus du tout d’Organisation de Bruxelles + Plus du tout d’euro + Souveraineté + Démocratie + Une autre politique”
Les élections régionales de 2017
Évidemment, sur cette base, on est conduit à penser à “l’élection européenne régionale de France” de 2017, vu que cela ne sera rien de plus, où tout autre candidat qui propose autre chose que ce qui est imposé par Bruxelles sans sortir de l’euro et de l’UE pourra aisément être considéré AU MIEUX comme un sinistre bouffon.
Il est donc très probable que pour ma part je m’abstienne (mais bon, on verra les candidats à ce moment-là, on ne sait jamais…) – lassé d’être pris pour un imbécile, dans un système déjà non démocratique, mais devenu totalement non souverain (un peu comme si je devais voter avec mes voisins pour ou contre le fait de payer nos impôts…). Et parce que l’abstention est finalement ce qui les embête le plus (il n’y a qu’à voir leur volonté de mettre le vote obligatoire). Mais c’est en effet discutable, faites comme bon vous semble… Il est quand même à craindre qu’il faille hélas attendre l’implosion naturelle de l’hydre bruxelloise – dont la multiplication des crises (Grèce, Ukraine, Réfugiés…) montre qu’on est sur la bonne voie…
Je sais que quelques rares partis, lucides (ou, plus précisément, qui ont gardé la lucidité partagée par une moitié du personnel politique des années 50), défendent courageusement ces visions, tels l’UPR (Asselineau faisant un remarquable travail d’information) ou le MPEP, qui ont mon soutien amical.
Mais hélas, dans un système aussi pourri, l’audience potentielle est quasi nulle, vu que le PREMIER combat, pour moi, n’est même pas de vouloir sortir de ces structures à finalité totalitaire, mais d’abord de récupérer une capacité d’information de qualité du public et de débats contradictoires, à travers des médias pluralistes. Et autant le public arrosé de propagande n’a pas envie de quitter l’UE, autant il soutient majoritairement ce genre de réformes. Ce n’est qu’après que le combat politique pourra commencer.
“Plus un peuple est éclairé, plus ses suffrages sont difficiles à surprendre. [...] Même sous la Constitution la plus libre, un peuple ignorant est esclave.” [Condorcet]“Les représentants des mouvements, groupements, partis ou tendances politiques, groupés au sein du C.N.R. proclament qu’ils sont décidés à rester unis après la Libération : [...] afin d’assurer [...] la liberté de la presse, son honneur et son indépendance à l’égard de l’État, des puissances d’argent et des influences étrangères” [Programme du CNR, 15 mars 1944]
Et c’est ce combat que j’essaye, que nous essayons, de mener ici – merci à vous !
P.S. Cadeau – vu que les livres d’Histoire se gardent bien de rappeler les actes et visions de cette belle figure :
L’analyse de Pierre Mendès France sur l’Europe lors de son vote NON au traité de Rome {19/01/1957}« Le projet de marché commun tel qu’il nous est présenté est basé sur le libéralisme classique du XIXe siècle, selon lequel la concurrence pure et simple règle tous les problèmes. Dix crises graves, tant de souffrances endurées, les faillites et le chômage périodique nous ont montré le caractère de cette théorie classique de résignation. […] Dans le cas d’une crise économique, il se produira une baisse des salaires allemands, un dumping de l’industrie allemande contre la nôtre. […] L’harmonisation doit se faire dans le sens du progrès social, dans le sens du relèvement parallèle des avantages sociaux et non pas, comme les gouvernements français le redoutent depuis si longtemps, au profit des pays les plus conservateurs et au détriment des pays socialement les plus avancés.En fait, ne nous ne le dissimulons pas, nos partenaires veulent conserver l’avantage commercial qu’ils ont sur nous du fait de leur retard en matière sociale. Notre politique doit continuer à consister, coûte que coûte, à ne pas construire l’Europe dans la régression au détriment de la classe ouvrière et, par contrecoup, au détriment des autres classes sociales qui vivent du pouvoir d’achat ouvrier. Il faut faire l’Europe dans l’expansion et dans le progrès social et non pas contre l’une et l’autre.Si nos charges sont trop lourdes, comme il est certain, si notre balance des payements en est altérée, on nous invitera à dévaluer le franc, une ou plusieurs fois, autant qu’il le faudra, pour rétablir l’équilibre, en réduisant chez nous le niveau de vie et les salaires réels. […] Alors, la dévaluation ne sera plus une décision souveraine, nationale ; elle nous sera imposée du dehors, comme pour freiner nos initiatives sociales, jugées trop généreuses.Il est prévu que le Marché commun comporte la libre circulation des capitaux. Il est évident que le mouvement naturel des capitaux, surtout des capitaux privés, sera orienté vers les pays à faibles charges, c’est-à-dire vers les pays où la politique sociale est la moins coûteuse. Les capitaux ont tendance à quitter les pays socialisants et leur départ exerce une pression dans le sens de l’abandon d’une politique sociale avancée.Il m’est arrivé souvent de recommander plus de rigueur dans notre gestion économique. Mais je ne suis pas résigné à en faire juge un aréopage européen dans lequel règne un esprit qui est loin d’être le nôtre. Nous ne pouvons pas nous laisser dépouiller de notre liberté de décision dans des matières qui touchent d’aussi près notre conception même du progrès et de la justice sociale ; les suites peuvent en être trop graves du point de vue social comme du point de vue politique. Prenons-y bien garde aussi : le mécanisme une fois mis en marche, nous ne pourrons plus l’arrêter […] car ensuite, les décisions seront prises à la majorité.L’abdication d’une démocratie peut prendre deux formes, soit le recours à une dictature interne par la remise de tous les pouvoirs à un homme providentiel, soit la délégation de ces pouvoirs à une autorité extérieure, laquelle, au nom de la technique, exercera en réalité la puissance politique, car au nom d’une saine économie, on en vient aisément à dicter une politique monétaire, budgétaire, sociale, finalement « une politique », au sens le plus large du mot, nationale et internationale. » [Pierre Mendès France, 19/01/1957]