samedi 5 septembre 2015

Irène Frachon et les trente mousquetaires contre la “propagande” de Servier (Les crises)

Irène Frachon et les trente mousquetaires contre la “propagande” de Servier
Parce que la propagande, ça ne touche pas que l’économie et la géopolitique…
Notre système est une publicité pour la nationalisation d’une partie de certains secteurs…
Au passage, je cherche une étude (ou livre ?) de Jean de Kervasdoué qui montre (évidement) que les labo pharmaceutiques développent des produits là où il y a des marchés rentables, et pas là où il y a des besoins… Merci !
Source : Anne Crignon, pour L’Obs, le 26 août 2015.
La pneumologue à l’origine de l’affaire du Mediator rappelle au corps médical le comportement inacceptable de Servier, resté leur interlocuteur “comme si de rien n’était”.
Michel Serres, Didier Sicard et Axel Kahn font partie des signataires de l'appel d'Irène Frachon. (AFP / MONTAGE OBS)
Michel Serres, Didier Sicard et Axel Kahn font partie des signataires de l’appel d’Irène Frachon. (AFP / MONTAGE OBS)
Le manifeste des Trente : c’est le nom du site que lance ce soir, mercredi 26 août, le docteur Irène Frachon, pneumologue au CHU de Brest à l’origine de l’affaire Mediator. Trente médecins, philosophes et autorités morales se joignent à elle pour “rappeler au laboratoire Servier et à la profession médicale leurs obligations légales et morales”.
Des leaders d’opinion comme André Grimadi, ancien chef du service de diabétologie à la Pitié-Salpêtrière ou le généticien Axel Kahn ; d’autres comme Christian Lehmann, médecin-bloggeur estimé, Michel Serres le philosophe, Roland Gori le psychanalyste ou Didier Sicard, spécialiste d’éthique médicale. Il y a aussi Eric Giacometti, auteur de polars avec Eric Ravenne, mais qui avant de quitter la presse fut l’un des rares journalistes français à enquêter dans l’ombre de l’industrie pharmaceutique et rendre publiques dans “Le Parisien”, des années avant “l’affaire”, d’effrayantes informations sur la maison Servier. Quant à Dominique Dupagne, généraliste et fondateur du très fréquentable site d’informations de santé indépendant Atoute.org, il est pour l’occasion “Monsieur web” parmi les trente mousquetaires d’Irène Frachon.
Les signataires en appellent à Hippocrate. Non à l’habituel Primum non nocere (Avant tout, ne pas nuire) mais au serment suivant, inscrit au fronton du manifeste : “J’interviendrai pour protéger les personnes si elles sont affaiblies, vulnérables ou menacées dans leur intégrité ou leur dignité.” Ils incitent les partenaires de Servier, autrement dit les médecins et les sociétés savantes, à s’interroger sur le bien fondé de leurs collaborations.

Contre la “propagande” de Servier

Annette Beaumanoir, l’une des Trente, explique :
Pour avoir dirigé pendant 25 ans un service hospitalier j’ai pu mesurer l’impact de la ’propagande’ (c’est le mot qui convient) exercée sur le personnel médical par les firmes pharmaceutiques.”
Elle poursuit :
Cette pratique commerciale, souvent déguisée en participation à l’éducation des médecins, obéit à des techniques publicitaires éprouvées dont l’influence sur leurs décisions thérapeutiques échappe à certains médecins, qui collaborent (j’en ai été rarement mais trop souvent) sans s’en rendre compte des procédés qu’ils condamnent.
J’approuve donc les termes du manifeste que j’ai signé en m’adressant mentalement à des collègues et amis dont je connais la probité et que je me désole de voir inconsciemment écornée par un manque de sévérité vis-à-vis de Servier.”
Les malades du Mediator sont depuis cinq ans traités avec une désinvolture sidérante, sur fond de ce que le docteur Frachon appelle “un déni du crime”.Ils sont maltraités par le fabricant dans leur démarche indemnitaire tandis que lui, comme avant l’affaire, demeure un sponsor majeur. Régulièrement, la presse reçoit des communiqués vantant la signature de partenariats avec des chercheurs étrangers. Un non-averti prendrait presque l’industriel pour un humaniste.
C’est au début de l’été, faisant suite à une nouvelle dérobade, que le docteur Frachon a eu l’idée de lancer ce manifeste. Servier a en effet refusé d’indemniser une patiente pourtant identifiée par le collège d’experts adossé à l’Oniam, comme ayant subi plusieurs opérations du cœur pour une valvulopatie au Mediator. Cette femme est irrémédiablement handicapée, essoufflée à vie. Le fabricant invoque “le manque de temps” pour examiner son dossier. L’ONIAM, organisme d’état chargé d’indemniser les victimes, devrait, c’est le principe, être ensuite remboursé par Servier. Et voici qu’il se heurte à son tour à une machine de guerre. Pour le docteur Frachon, c’est la goutte d’eau.
Les victimes, leurs familles, leurs médecins-traitant, leurs défenseurs, des journalistes aussi, observent que la justice dans l’affaire Mediator est un fiasco. Les Trente dénoncent une “guérilla juridique qui désespère les malades dont certains sont mourants”. Faire traîner une procédure est facile quand on est riche à milliards et qu’on peut s’offrir les meilleurs avocats du moment, comme maître Temime, qui multiplient les actes de procédure pour asphyxier l’instruction. Ces juristes-là savent pousser légalement jusqu’à l’absurde les moyens existant pour gagner du temps. Les avocats de Servier ont si bien travaillé que la justice est bloquée.

Comme si de rien n’était

En dépit de tout cela, le corps médical se comporte envers le laboratoire comme si de rien n’était, comme si rien n’était arrivé. C’est là le cœur du manifeste. Les éléments sont pourtant nombreux pour affirmer que le fabricant avait conscience de laisser en circulation une molécule-soeur de ces amphétamines coupe-faim retirées du marché dans les années 90 pour cause de toxicité cardiaque. C’est ce que montre un article de “Pratiques ou les cahiers de la médecine utopique” paru l’hiver 1977 dans lequel le rédacteur parle – déjà – de dissimulation.
A se demander si cette étrange indulgence du milieu à l’égard de Servier ne serait pas, là encore, une histoire d’argent. Fondée par huit ingénieurs soucieux de rendre public le montant des sommes versées par l’industrie pharmaceutique aux médecins, l’association Regards citoyens a recensé “les cadeaux et contrats” des praticiens entre janvier 2012 et juin 2014.
Le géant suisse Novartis (58 milliards de chiffre d’affaires) arrive premier avec la somme de 18,29 millions d’euros. Et qui est en deuxième position ? Le petit français Servier (4 milliards d’euros) avec 13,22 millions. A titre de comparaison, Sanofi, le numéro un français du médicament avec un chiffre d’affaires de plus de 33 milliards ne verse “que” 7 millions d’euros. Servier donne des millions aux médecins tandis qu’il renâcle à payer pour les cœurs abîmés des patients Est-ce acceptable ?

La preuve des mensonges de Servier

Source : Anne Crignon, pour L’Obs, le 4 novembre 2011.
Dès 1977, la revue médicale “Pratiques” dénonçait l’escroquerie sur la nature du Mediator. Comment Servier pouvait-il ignorer ce que des médecins écrivaient déjà noir sur blanc ? Par Anne Crignon.
Molécule du Mediator dans "Pratiques" de février 1977. (Scan "Pratiques" - DR)
Molécule du Mediator dans “Pratiques” de février 1977. (Scan “Pratiques” – DR)
A l’hiver 1977, ”Pratiques ou les cahiers de la médecine utopique“, la revue du Syndicat de la médecine générale, publie un article de trois pages sur une pilule inconnue nommée Mediator, présentée comme une nouveauté. Nouveau, ce médicament ? Pas vraiment, à en croire les rédacteurs de “Pratiques” qui – déjà – flairent l’arnaque.
“Mediator nous a demandé dix ans de recherche”, annonce le laboratoire Servier. A d’autres, répliquent en substance les médecins de la revue : “Pourquoi Servier ne nous dit-il pas que son Mediator est, sur le plan chimique, un dérivé de l’amphétamine et un dérivé d’un autre produit de son laboratoire, l’anorexigène Pondéral ?”, écrivent-ils. En d’autres mots, c’est un coupe-faim, et non pas un simple antidiabétique, dénoncent-ils plus de trente ans avant qu’éclate le scandale Servier.
L’article de la revue “Pratiques” de février 1977 intitulé : “les laboratoires Servier pour le Médiator” :

Et c’est cette vérité, dissimulée pendant trente ans, qui sera rétablie en 2008 par Irène Frachon au CHU de Brest, et ce malgré les mensonges réitérés du fabriquant.
Exhumée par Irène Frachon, la parenté entre la structure chimique de l'amphétamine et celle du Mediator.
Exhumée par Irène Frachon, la parenté entre la structure chimique de l’amphétamine et celle du Mediator. (Irène Franchon – DR)
Tout aussi stupéfiante, la clairvoyance du rédacteur de “Pratiques” qui redoute des complications sanitaires à venir : “Pour un produit à vocation internationale qui se veut être prescrit des années en continu, écrit-il, il est indispensable que les prescripteurs soient prévenus de ce tout petit détail [le Mediator est une amphétamine et un coupe-faim: NDLR]. Pour mieux surveiller les réactions des malades par exemple. Les laboratoires Servier sont trop expérimentés en matière de lancement de produit pour ne pas y avoir pensé. Alors… dissimulation volontaire ?”
Ainsi, la question à laquelle s’efforcent de répondre aujourd’hui trois juges d’instruction parisiens est posée dès 1977 par la revue on ne peut plus sérieuse d’un syndicat de généralistes.
Concernant la valeur thérapeutique du Mediator, “Pratiques” est tout aussi sceptique. Le journal incite les généralistes à ne pas se laisser embobiner par le baratin de Servier et ses longs argumentaires étayés de références biochimiques. “Ca fait sérieux ça fait honnête, poursuit le rédacteur. Mais il ne faut pas se laisser impressionner par la grandeur des mots. Les malades ne sont pas traités par des démonstrations chimiques, sur leur luxueux papier mais par des produits efficaces. “La revue estime que les généralistes ne disposent pas d’éléments nécessaires pour savoir si le médicament est efficace ou non. Et surtout, ils se méfient beaucoup d’un laboratoire “champion de la promotion médicale, c’est à dire de la publicité, de la relance postale, des courriers luxueux sur papier glacé, de la visite médicale”. Servier est – déjà – en 1975 au premier rang parmi les laboratoires pour le budget alloué aux visiteurs médicaux. Et l’article de “Pratiques” s’achève ainsi : “Et dans quelques années, quand on commencera à avoir un petit bout de vérité, ça en fera des millions de boites de Médiator vendues. Et avec cet argent, les laboratoires Servier auront bien vécu.” CQFD.