Fabrice Arfi et Benoît Collombat, journalistes : “Nous voulions raconter les coulisses de ces nouvelles censures”
Dans leur livre, “Informer n'est pas un délit” qui vient de paraître, seize journalistes, dont Fabrice Arfi et Benoît Collombat, décryptent les censures, les obstacles et les moyens de pression que subissent les journalistes d'investigation lors de leurs enquêtes. Edifiant.
Harcèlement judiciaire, campagnes de dénigrement et de déstabilisation, rétention d’informations, pression psychologique, violences physiques… Pas tous les jours faciles d’être journaliste d’investigation. Dans le livre Informer n’est pas un délit, en librairie ce 30 septembre, seize d’entre eux ont décidé de raconter tous les obstacles rencontrés au cours de leurs enquêtes les plus sensibles. Certains sont très connus, comme Denis Robert, Fabrice Arfi (Mediapart) ou le tandem du Monde Gérard Davet / Fabrice Lhomme – leur nom rime avec Clearstream, Cahuzac ou Bettencourt. D’autres sont à l’origine de révélations sur les affaires de Vincent Bolloré au Cameroun, le système Estrosi à Nice ou les méthodes musclées du Front national. Nous avons rencontré deux d’entre eux : Fabrice Arfi, qui a dirigé le livre avec Paul Moreira (Premières Lignes), et Benoît Collombat, grand reporter à France Inter.
Pourquoi avoir décidé d’écrire ce livre ?
Fabrice Arfi : L’idée est née d’une mobilisation. L’amendement glissé en janvier dernier dans la loi Macron – et finalement retiré – , puis le projet de directive européenne sur le secret des affaires – toujours en cours – ont poussé des journalistes de tous horizons à se réunir pour dénoncer le verrouillage de l’information économique… Cette manière qu’a eu la profession de se fédérer dans le collectif « Informer n’est pas un délit » nous a donné envie, à Paul Moreira et moi, de prolonger la réflexion par un ouvrage. Pas pour préserver nos petits privilèges corporatistes, mais avant tout pour défendre le droit du citoyen à être informé. Nous voulions raconter les coulisses du travail de journaliste et ces « nouvelles censures » auxquelles nous sommes confrontés, qu’elles soient frontales, insidieuses, institutionnelles, et parfois même légales. Certes, on ne meurt pas aujourd’hui d’être journaliste en France, on n’est pas au Congo ou en Russie. Pour autant, ça ne doit pas empêcher d’interroger notre système, et de constater que nous sommes très loin des canons démocratiques.
Benoît Collombat : L’aspect collectif de l’ouvrage me paraît fondamental. Mis bout à bout, tous ces témoignages montrent à quel point il est difficile d’explorer librement certains sujets, notamment dans le domaine économique et politique. Nous sommes en train de détruire tout l’héritage historique né au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. En 1944, le Conseil national de la Résistance appelait à militer en faveur de « l’honneur » et de « l’indépendance » des médias « à l’égard de l’Etat et des puissances d’argent ». Ces préconisations ne sont plus de mise. La situation n’a cessé de s’aggraver, même sous la présidence Hollande.
En quoi la situation a-t-elle empiré ?
F.A. : Nous avons atteint un point inédit de la concentration des médias en France ! A eux seuls, sept milliardaires (Bernard Arnault, Vincent Bolloré, Martin Bouygues, Serge Dassault, Patrick Drahi, Arnaud Lagardère et Xavier Niel) possèdent la majorité des médias (1). Il faut ajouter Michel Lucas, le président du Crédit Mutuel et premier opérateur de presse quotidienne régionale (Le Dauphiné libéré, Le Progrès, les DNA… ) dont le pouvoir s’étend sur toute la moitié Est de la France. Nous sommes dans un écosystème détenu par des industriels dont l’activité première n’est pas la presse. Ces gens-là n’ont pas nécessairement intérêt à défendre la liberté d’informer. Lorsqu’on vend des armes, lorsqu’on évolue dans les secteurs de la téléphonie mobile, de la banque ou du BTP, on entretient des liens d’affaires avec les pouvoirs publics. Serge Dassault, par exemple, a besoin de l’armée française pour vendre ses Rafale. La conséquence de cette consanguinité, c’est une forme de défiance vis-à-vis du journaliste : on l’aime bien quand il se contente du déclaratif, quand il reprend la parole des uns et des autres… On l’aime beaucoup moins quand il essaie de sortir des informations d’intérêt public. Aujourd’hui, les propriétaires des médias considèrent qu’ils sont aussi propriétaires des journalistes.
Virginie Marquet, l’avocate du collectif « Informer n’est pas un délit », a interpellé les pouvoirs publics et le CSA sur la reprise en main musclée de Canal+ par Vincent Bolloré. Sans grand succès…
F.A. : Aujourd’hui, un Bolloré peut censurer un documentaire parce qu’il met en cause un ses amis [le président du Crédit mutuel Michel Lucas, NDLR], sans que ça n’émeuve personne. Est-ce que vous avez entendu un seul politique dire : « qu’est ce qui se passe dans ce pays » ? Est-ce que vous avez lu un seul tweet d’un député ou d’un sénateur pour dénoncer cette situation ? Aujourd’hui notre système institutionnel et judiciaire ne protège plus la liberté d’informer. La notion de secret-défense est utilisée à toutes les sauces pour empêcher les investigations. Il faudrait une nouvelle loi sur la presse afin de mieux protéger le secret des sources. La loi Dati en vigueur aujourd’hui traduit une forme d’hypocrisie à la française : le secret des sources est fondamental mais peut être violé s’il y a un « impératif prépondérant d’intérêt public » ! Une notion totalement floue, qui ouvre la porte à tous les abus.
B.C. : Des actes de censure, il y en a toujours eu dans les médias ! La nouveauté, c’est qu’elle est aujourd’hui totalement décomplexée. Le patron de M6, Nicolas de Tavernost, peut dire ouvertement sur Canal+ (Le Supplément, le 31 mai 2015), « Chez nous, il y a une pression économique. Je ne peux pas supporter qu’on dise du mal de nos clients [à l’antenne]. Il y a des choses à éviter. » Tout ça est dit tranquillement, sans que ça fasse de vagues (2).
Vous décrivez dans le livre un système où la justice paraît instrumentalisée et utilisée comme moyen de pression contre les journalistes.
B.C. : Le rapport de force est effectivement disproportionné. Les grands groupes ont des bataillons d’avocats ; en face, les journalistes se retrouvent isolés, débordés par des procédures qui leur prennent du temps et de l’énergie. Au moment où j’enquêtais sur les affaires africaines de Vincent Bolloré [NDRL: rails, plantations, ports], il a attaqué en diffamation la totalité de mon reportage, et non des passages précis. J’ai été condamné sur seulement deux points, et relaxé sur les autres. Mais on ne retient que la condamnation ! Suite à une plainte auprès de l’OCDE, j’ai enquêté de nouveau sur Bolloré, plus spécifiquement sur les plantations en Afrique. Il m’a encore attaqué en justice. La procédure a duré des années. Et finalement, juste avant le procès, il a retiré sa plainte.
F.A. : C’est une stratégie délibérée. A Mediapart aussi, nous sommes habitués aux attaques judiciaires longues et coûteuses, aux plaintes retirées juste avant les procès. Il faudrait condamner ces procédures abusives. L’acharnement judiciaire de ces groupes qui dépensent des millions en cabinet d’avocats, ça pétrifie tout le monde ! De plus en plus, les rédactions se disent : « là on n’y va pas, on n’a pas les moyens d’affronter un Bolloré ! »
F.A. : C’est une stratégie délibérée. A Mediapart aussi, nous sommes habitués aux attaques judiciaires longues et coûteuses, aux plaintes retirées juste avant les procès. Il faudrait condamner ces procédures abusives. L’acharnement judiciaire de ces groupes qui dépensent des millions en cabinet d’avocats, ça pétrifie tout le monde ! De plus en plus, les rédactions se disent : « là on n’y va pas, on n’a pas les moyens d’affronter un Bolloré ! »
B.C. : Et ça débouche sur l’autocensure, la forme de censure la plus pernicieuse.
F.A. : C’est d’ailleurs ce qui manque dans le livre. On devait avoir un chapitre sur l’autocensure. Toujours en poste, la personne n’a pas pu l’écrire pour des raisons légales. Même sous pseudonyme, elle aurait été identifiée… et risquait de se faire licencier.
Y a-t-il d’autres éléments que vous n’avez pas pu mettre dans Informer n’est pas un délit ?
F.A. : Oui. On n’a pas pu publier le témoignage d’Edouard Perrin sur l’affaire LuxLeaks, là aussi pour des raisons légales. Il est aujourd’hui mis en examen au Luxembourg, où il risque la prison ferme, et ne peut évoquer les éléments en rapport avec le dossier d’instruction. C’est lui qui a mis en lumière dans Cash Investigation la façon dont ce petit pays, alors dirigé par Jean-Claude Juncker, l’actuel président de la Commission européenne (!), a pratiqué une optimisation fiscale absolument délirante au profit des grandes entreprises. Même parfaitement légale, celle-ci pose un problème à la fois moral, politique et diplomatique. Et le seul à être inquiété dans cette affaire, c’est le journaliste qui fait les révélations !
Dans tout le livre, vous dénoncez la place centrale prise par la communication, au détriment de l’information.
F.A. : Aujourd’hui, les attaché(e)s de presse ou les responsables de communication sont devenus des sources. Ça ne devrait pas arriver. Aux Etats-Unis, il y a quatre communicants pour un journaliste ! Les agences spécialisées ont une puissance quasi-insurpassable. Exemple : Havas en France, qui fait de la publicité et en achète dans les médias (presse, radio, télé…) pour les annonceurs. Havas conseille aussi des hommes politiques et des entreprises. Il y beaucoup d’ex- salariés d’Havas dans les cabinets ministériels.
B.C. : Depuis quelques années, le verrouillage de la communication s’est renforcé. Celle-ci est d’ailleurs de plus en plus souvent confiée à d’anciens journalistes. Je raconte dans l’ouvrage qu’au moment de mon procès, Bolloré a recruté l’ancien responsable Afrique de RFI pour sa com’. La boucle est bouclée !
La communication passe aussi par la rumeur et la malveillance. Gérard Davet et Fabrice Lhomme (Le Monde) évoquent certaines officines, qui s’attaquent aux journalistes afin de les décrédibiliser…
F.A. : Ces deux journalistes se sont retrouvés à un carrefour de barbouzeries assez inédit, il faut bien le dire. Ils ont été victimes d’une filature de la part du photographe du futur candidat à l’élection présidentielle de 2012, Nicolas Sarkozy. C’est complètement dingue. Fabrice (Lhomme) a reçu des courriers avec tête de mort, le prénom de ses enfants… Pareil pour Gérard (Davet). Ils doivent vivre sous surveillance policière, on se croirait dans l’Italie mafieuse. On ne sait pas d’où viennent ces nouvelles officines. Si, à d’autres époques, on pouvait facilement identifier les bureaux des services ou les satellites qui se cachent derrière, c’est beaucoup plus difficile aujourd’hui avec la porosité entre public et privé. Vous savez ce que fait Bernard Squarcini (ex-patron de la Direction centrale du renseignement intérieur DCRI) aujourd’hui,? Il conseille LVMH !
Vous dressez un panorama plutôt noir. De quels modèles étrangers pourrait-on s’inspirer pour améliorer les choses en France ?
FA : Il faut s’inspirer de la loi belge, qui protège bien mieux le secret des sources. Ce dernier ne peut être levé que si l’intégrité physique est en jeu. Cela suppose par exemple qu’un journaliste détienne des informations sur un attentat imminent ou un réseau pédophile sur le point de sévir. C’est court et précis.
Autre exemple. Chez nous, l’accès aux documents administratifs est très compliqué. En Suède, n’importe quel citoyen peut exiger les mails d’un cabinet ministériel ou connaître les dépenses des députés. L’Etat n’a pas le droit de refuser ni de demander pourquoi. La transparence est un véritable enjeu démocratique.
Autre exemple. Chez nous, l’accès aux documents administratifs est très compliqué. En Suède, n’importe quel citoyen peut exiger les mails d’un cabinet ministériel ou connaître les dépenses des députés. L’Etat n’a pas le droit de refuser ni de demander pourquoi. La transparence est un véritable enjeu démocratique.
Comment expliquez-vous que les journalistes restent aussi impopulaires auprès du public ?
B.C. : Les patrons de presse font partie d‘un système oligarchique, auquel les journalistes sont assimilés. Le grand public a l’impression qu’ils vivent aussi avec les hommes politiques.
F.A. : Par ailleurs, les “affaires” sont trop souvent traitées comme des “faits divers" financiers. C’est spectaculaire, ça fait l’ouverture des JT parce qu’il y a des gens connus. Puis ça disparait. Il faut redonner du sens à l’info, lier ces affaires au déficit public ou à la dette. Je veux juste rappeler que la fraude fiscale, c’est 28 000 milliards de dollars dans les paradis fiscaux, le PIB cumulé des Etats-Unis et du Japon ! Ce n’est pas un problème à la marge de l’économie mondiale.
Dans Informer n’est pas un délit, il y a un chapitre qui concerne Vincent Bolloré. Pensez-vous que le livre sera évoqué sur les antennes de Canal+ ?
F.A. : Le Grand Journal nous a appelé très tôt pour qu’on fasse chez eux notre première télé avec Paul Moreira. Ils m’ont même demandé de participer au numéro zéro de la nouvelle formule [une émission à blanc pour tester le concept, NDLR], le vendredi 4 septembre. Mais quelques heures avant, on m’appelle pour annuler, tout en confirmant notre venue pour la sortie du livre, le 30 septembre. La semaine suivante, notre éditeur reçoit un coup de fil de la rédaction en chef de l’émission pour dire que, finalement, rien ne sera fait sur le livre.
B.C. : La censure décomplexée, tranquille ! Sur le livre, on aurait dû mettre “Pas vu sur Canal+” !